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3. C ADRE THEORIQUE

3.4 L’écoute dialogique en médiation dans un cadre constitutif : la question de

Le défi de la présente recherche est donc d’aborder l’écoute dialogique comme un acte de mise en relation par lequel une pléthore d’êtres aux ontologies variables se met à exister dans la scène interactionnelle, dans un évènement. Étudier l’écoute dialogique selon une approche constitutive revient donc à montrer comment elle se traduit dans les actes communicationnels des participants engagés dans un processus de médiation, mais aussi comment elle participe activement à l’existence de ce qui est invoqué, convoqué ou évoqué dans une discussion. Autrement dit, les marqueurs d’écoute doivent être compris, selon cette perspective, comme les moyens par lesquels l’existence de certaines choses qui semblent compter pour un participant se mettent à aussi compter pour le ou les autres.

Écouter, selon cette perspective, c’est donc prêter attention à ce qui semble compter pour quelqu’un et c’est donc restituer cette chose qui compte dans nos propres paroles afin que cette personne puisse précisément s’y reconnaître et se sentir écouté. Par exemple, une médiatrice peut chercher à faire écouter les propos d’une des deux parties à l’autre, ce qui peut amener cette dernière à faire exister, dans sa parole, les préoccupations de son vis-à-vis. Sans se soucier nécessairement de ce qui compte pour l’autre, écouter, c’est aussi prêter attention à ce qui, dans sa parole, compte aussi pour celui qui écoute, ce qui permet alors de faire exister, au sein de la parole de l’autre, quelque chose dont lui-même n’aurait peut-être pas nécessairement conscience ou qu’il n’a peut-être même pas envie d’entendre. Ainsi, savoir prêter attention aux émotions de l’autre, c’est aussi les restituer éventuellement dans ses propres paroles, en faisant preuve d’empathie, par exemple, ce qui permet alors à ces émotions d’exister dans l’espace d’interlocution (Cooren, Higham et Huët, 2017).

On peut faire quelques parallèles avec la métaphore de la ventriloquie (Cooren, 2010a) qui note, elle aussi, qu’en interagissant, les participants font exister et s’exprimer une multitude d’êtres. Plus précisément, Cooren (2010 a) précise que la notion de ventriloquie est

[…] conçue métaphoriquement comme le processus par lequel des interlocuteurs animent ou font parler des êtres (que je propose d’appeler figures, le nom que les ventriloques utilisent pour parler des mannequins qu’ils manipulent), êtres qui sont eux- mêmes censés animer ces mêmes interlocuteurs en situation d’interaction. (p. 35)

La métaphore de la ventriloquie permet de mettre en relief la manière dont l’écoute dialogique participe à cette mise en scène de ce qui se met à compter dans la parole.

Pour revenir à mon exemple de fontaine, grâce à la métaphore de la ventriloquie, je pourrais remarquer que lorsque je quitte la fontaine pour aller au café, c’est parce que je mets en action ce que j’ai, en quelque sorte, « entendu » dans cette scène. D’une certaine façon, je fais ainsi exister, par ma conduite, ce qui a été exprimé par le biais du panneau. J’ai écouté le ou la responsable de la mairie qui a décidé de faire installer un panneau doté de l’inscription « eau non potable ». Il ou elle a délégué la parole d’une autorité (celle de la mairie) au panneau pour me faire agir d’une manière jugée appropriée. Mon départ de la fontaine peut donc être lu comme un acte ou marqueur d’écoute. J’ai « écouté » le message du panneau, à travers lequel ventriloquait le responsable de la mairie et la mairie elle-même.

Selon une perspective constitutive, l’écoute (au sens large9) est donc un élément essentiel à la survivance (Latour [2012] aurait sans doute parlé de subsistance) de tout être mise en scène par la parole, l’écrit, le geste ou tout autre mode d’expression. Indispensable à sa trajectoire, l’écoute lui permet donc en quelque sorte de voyager dans l’espace et le temps et de survivre tout en se transformant. Par l’écoute, un avertissement (celui du panneau) peut ainsi devenir une injonction à ne pas boire l’eau de la fontaine, voire même une invitation à se rendre plutôt dans un café du coin. Reconnaitre l’écoute permet ainsi de suivre ce qui survit de l’avertissement dans les actes suivants, mais aussi de constater aussi ce qui s’y perd, notre écoute étant toujours plus ou moins sélective.

On note ainsi que l’écoute peut s’analyser selon une approche résolument performative. Srader (2015) évoque cette performativité lorsqu’il déclare ce qui suit :

9 On l’aura compris, au-delà de l’écoute, c’est finalement à toutes les formes d’attention auxquelles je fais référence ici. Prêter attention à quelque chose, que ce soit par la lecture, l’écoute stricto sensu, le toucher, le goût ou l’odorat, c’est faire exister sous une autre forme ce quelque chose à laquelle notre attention est portée. J’aurais pu (dû ?) utiliser un terme plus général que l’écoute pour en parler (le terme d’« attention » aurait sans doute été un bon candidat) et l’on pourrait fort justement m’accuser de logocentrisme en creux en faisant le choix de ne conserver que cette terminologie, mais je l’assume, pour l’instant, pour simplifier le

The question is not whether the listening is effective, but whether it succeeded in fulfilling the threshold duty of calling the relationship into existence. Below a certain concentration of listener credibility, the listening behavior may be disregarded in the same way family members forgivably disregard the latest promise of an addicted substance-user to quit cold turkey. (pp. 100–101)

Ainsi, pour Srader, la performativité de l’écoute se traduit par sa capacité à faire exister quelque chose comme une relation. Pour notre part, nous allons plus loin que cet auteur en insistant sur le fait que cette écoute est performative dans la mesure où elle participe activement de l’existence de toute chose ou de toute personne dans l’espace interlocutif.

L’écoute dialogique, selon une approche CCO/CCR, est pensée comme ce qui permet à certaines choses de subsister, de survivre et donc d’exister dans l’espace de l’échange. S’il n’y a pas d’écoute, ce qui compte pour une personne peut, en effet, ne pas subsister au-delà de son acte de parole. S’il y a écoute, par contre, cette chose peut continuer à exister dans sa restitution par l’allocutaire, une restitution qui, elle-même, peut être évaluée par le locuteur initial (McPhee et Zaug, 2000). L’écoute dialogique est donc, selon cette approche, l’un des moyens clés par lesquels des choses sont constituées dans l’échange.

Le dispositif de médiation est un contexte d’écoute typiquement dialogique, puisque les participants se réunissent pour discuter en vue de trouver un terrain d’entente. Grâce à l’écoute et à ses prises de parole mesurées, le médiateur peut ainsi faire progresser cette co-construction. La particularité de cette situation réside dans sa finalité. Il ne s’agit pas d’une conversation à bâtons rompus, mais d’une discussion balisée par le médiateur dont l’objectif est un apaisement entre les parties, parfois matérialisée par un accord. Les interactions suivent ainsi une trajectoire assez bien définie, plus ou moins semée d’embûches obstruant la voie vers l’apaisement recherché.

La manière dont les participants accueillent les propos de leurs interlocuteurs joue donc directement sur cette itération, tout comme les tactiques des participants pour se faire écouter ou faire écouter les autres, dans le cas du médiateur. Comme nous avons vu plus haut avec l’exemple du panneau et de la fontaine, les écrits comptent également dans les processus d’écoute. Selon les types de médiation, il y aura ainsi plus ou moins de documents présents et de types de supports écrits. En somme, il s’agit, dans cette étude qualitative, de se pencher sur

l’ontologie relationnelle de l’écoute dialogique en médiation. Dans cette perspective, le cadre théorique de l’étude, ancrée dans une perspective constitutive de la communication, va faire appel à une analyse inductive, qui pourra révéler les mécanismes et la performativité de l’écoute dialogique en médiation suivant une perspective constitutive de la communication.

En analysant des interactions en situation de médiation, je compte donc mettre en relief le rôle que semble jouer l’écoute dans ce type de cadre.

Ma question de recherche se formule donc de la manière suivante :

QR : Comment les marqueurs d’écoute ou l’absence de marqueurs d’écoute participent-ils ou non au processus de résolution d’une situation conflictuelle dans le cadre de séances de médiation ?

Pour répondre à cette question, nous devrons être en mesure de repérer et identifier des marqueurs d’écoute dans ce type de situation et déterminer dans quelle mesure ces marqueurs semblent participer activement à la progression de la résolution éventuelle d’un conflit. Bien entendu, il s’agira de repérer également les moments où l’absence d’écoute semble aussi se marquer et de constater les effets qu’un tel manque semble produire sur la progression de ce type de séances.

Explorons à présent le terrain à partir duquel l’écoute dialogique sera analysée, ainsi que la méthodologie que je vais mobiliser pour réaliser ces analyses.