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3. C ADRE THEORIQUE

3.2 L’ethnométhodologie et l’analyse de conversation

La communication fait exister la médiation à travers les relations que créent et entretiennent les individus au cours de ce processus. Aborder la problématique de l’écoute en médiation invite donc à envisager le monde selon un positionnement relationnel. L’approche CCO (Constitution communicationnelle de l’organisation, cf. Putnam et Nicotera, 2009), élargie plus récemment à l’approche dite CCR (Constitution communicationnelle de la réalité, cf. Cooren, 2012) permet, selon moi, d’opérer une analyse fine et souple, nécessaire à un objet

d’étude aussi fuyant que l’écoute. Je propose d’expliciter dans ce qui suit, le chemin depuis l’ethnométhodologie à l’approche CCO/CCR. En effet, bien qu’elle ne soit pas directement mobilisée dans l’analyse des données, la filiation ethnométhodologique est telle qu’il est indispensable de la présenter avant de passer à l’approche CCR.

L’ethnométhodologie s’inscrit dans la lignée de la sociologie interactionniste. Certains tracent ses origines à Alfred Schütz, un penseur viennois exilé aux États-Unis en 1932, proche de la phénoménologie de Husserl (Durand et Weill, 2006). Schütz développe une approche dite compréhensive de la sociologie. Inspiré de Wittgenstein pour qui « la compréhension est toujours déjà accomplie dans les activités les plus courantes de la vie ordinaire » (Pharo, 2001, p. 8), Schütz est persuadé que « le langage de tous les jours recèle un trésor de types et de caractéristiques préconstituées d’essence sociale, qui abritent des contenus inexplorés » (Pharo, 2001, p. 8).

Fort de cette vision, Schütz développe une théorie générale de la réciprocité des perspectives selon laquelle les participants d’un même évènement partagent normalement une certaine interchangeabilité de perspectives et une conformité du système de pertinence (la raison d’être au même endroit, de partager la même situation). Il s’agit donc de prendre en compte les motifs des participants, à savoir les causes et les fins de leurs positionnements pour comprendre une situation. La portée centrale de la relation intersubjective des participants dans un cadre d’actions quotidiennes synthétise cette perspective dite de sociologie compréhensive (Durand et Weill, 2006). Tout comme pour Harvey Sacks (1963, cité dans Silverman, 1998) plus tard, la vision de Durkheim constitue l’un des fondements de la pensée de Garfinkel (1967, 2002). Il ne s’agit donc pas d’une rupture avec la sociologie classique, mais bien d’une conviction selon laquelle il faut privilégier le quotidien sur les phénomènes sociétaux dits majeurs.

Si Garfinkel est, sans conteste, le fondateur de l’ethnométhodologie, il reconnaît également l’influence de Parsons (1902-1979), son directeur de thèse, tout particulièrement en ce qui concerne la notion d’ordre social. Parsons, comme la majorité des sociologues de son époque, estime que les individus agissent selon des règles et normes sociales préexistantes afin d’éviter de sortir de l’ordre social. Garfinkel va bouleverser cette notion en démontrant empiriquement que l’ordre social émerge des activités quotidiennes et n’existe pas en amont de

subordonné à son environnement, et que les phénomènes sociaux doivent s’observer par le biais du point de vue des membres dont on peut observer les activités. Il arrive à ces constats en étudiant un enregistrement clandestin de délibérations de membres du jury d’un procès (Heritage, 1984). Dans le cas des jurés, il remarque que les « jurors make their own decisions while maintaining a healthy respect for the routine features of the social order » (Garfinkel, 1967, p. 105). La tâche des jurés est de revoir et modifier des règles de la vie quotidienne, ce qui rend plus ambigus les choix finaux qu’ils ont à faire, choix qui sont le propre de leur fonction. Garfinkel conclut que la gestion de cette ambiguïté constitue leur activité de juré, plus que leur travail de jugement lui-même. Les jurés font le pont entre des connaissances pratiques et savantes, et développent un sens commun.

L’ethnométhodologie bouscule la sociologie classique dans la mesure où elle implique un point de passage obligé, jusque-là négligé, celui de la prise en compte de la perspective des acteurs sociaux eux-mêmes. Ici, la recherche se fait également à travers le point de vue des membres au lieu de les positionner comme reproduisant passivement et automatiquement des règles extérieures sur une situation donnée. Garfinkel élabore, par la suite, les principes de l’ethnométhodologie au contact d’intellectuels de Berkeley et de UCLA où il enseigne à partir de 1965. Son œuvre fondatrice, Studies in ethnomethodology, est publiée en 1967. Voici comment il définit l’ethnométhodologie :

I use the term ethnomethodology to refer to the investigation of the rational properties of indexical expressions and other practical actions as contingent ongoing accomplishments of organized artful practices of everyday life. (p. 11)

On note ici que l’ethnométhodologie se définit, selon Garfinkel (1967), comme étant avant tout centrée sur l’analyse de ce que font et disent les acteurs sociaux, des activités contingentes, processuelles, indexicales et organisées, entendues comme ayant des propriétés rationnelles qu’il s’agit de révéler. Comme le répète souvent Garfinkel, et dans le prolongement du travail de son directeur de thèse, Talcott Parsons, le but de ce type d’analyse est de mieux comprendre l’origine de l’ordre social, un ordre que Garfinkel recherche dans ce que disent et font les acteurs sociaux, en particulier lorsque ces derniers interagissent.

Afin de comprendre comment des individus engagés dans une même situation parviennent à savoir ce qu’ils font ensemble et comment ils le font, Garfinkel met en place une série de « breaching experiments », qu’il mène avec ses étudiants. Il s’agit de transgresser les règles sociales implicites (par exemple de ne pas répondre à une salutation) afin d’observer ce que de telles violations entrainent comme réactions. Il découvre alors que les participants produisent activement l’ordre social dans lequel ils se trouvent. Plutôt que de suivre aveuglément des règles, des valeurs ou des normes, les acteurs sociaux les invoquent implicitement ou explicitement et participent ainsi activement au rétablissement d’un ordre menacé par la violation orchestrée dans l’expérience.

Trois notions essentielles à la démarche de Garfinkel peuvent ainsi être explicitées : la réflexivité, la descriptibilité (ou accountability, en anglais) et l’indexicalité, lesquelles structurent la réflexion et l’observation ethnométhodologique de l’action et de l’organisation sociale. Par réflexivité, Garfinkel (1967) entend la disposition des membres à décrire et mettre en acte leur propre environnement. Garfinkel emploie l’expression membre pour désigner les individus impliqués dans une action, une situation. Ceux-ci tiennent pour acquise la situation, leur connaissance de la situation et des actions qu’ils accomplissent. Ils ne sont pas portés à l’observer sciemment. Ils la vivent et l’analysent au fur et à mesure qu’elle se déroule. Ainsi, les personnes qui font la queue en attendant leur bus produisent réflexivement le phénomène social dans lequel il se retrouve. Cette réflexivité présuppose donc une compétence dans la mesure où ils savent a priori comment se comporter dans ce type de situation et comment éventuellement expliquer à d’autres quel comportement il s’agit de mettre en acte pour respecter l’ordre attendu (Livingston, 1987).

La descriptibilité (accountability), seconde propriété, représente la capacité des membres à rendre compte de leurs actions (Durand et Weill, 2006). Par exemple, si quelqu’un ne respecte pas les us et coutumes relatifs à l’attente d’un autobus au Québec (en passant, par exemple, devant les autres qui font la queue normalement), une personne pourrait éventuellement interpeller le contrevenant et rendre compte de son infraction au code implicite en vigueur en la lui décrivant (« Eh ! Il faut faire la queue comme tout le monde ! »). De son côté, le contrevenant pourra éventuellement s’excuser de cet impair en prétextant qu’il ne connaissait pas cette règle et qu’il pensait que cela fonctionnait comme en France, par exemple.

Dans cet exemple, on voit donc que les participants à cette situation ne sont pas des « imbéciles dénués de jugement » (des judgmental dopes, comme les appelle Garfinkel, 1967), mais qu’ils raisonnent par rapport à une situation donnée et peuvent rendre compte de leurs propres actions et des actions des autres. Le principe de descriptibilité renvoie donc aux propriétés rationnelles de l’action dont parle Garfinkel dans sa définition de l’ethnométhodologie, comme nous l’avons vu plus haut.

Le troisième concept est celui d’indexicalité, qui correspond au rapport entre un acte posé ou une parole prononcée et sa signification pour son auteur ou pour toute autre personne concernée. Selon Garfinkel, le sens de tout acte de communication est tributaire du contexte dans lequel il est produit, ainsi que des interlocuteurs qui l’expriment. Heritage (1984) explique, par exemple, que si « a speaker says ‘that’s a nice one’, the hearer will need to have access to the context of the utterance in order to make sense of it » (p. 142). Sans savoir accès à ce à quoi se rapporte « one », l’auditeur ne peut ainsi pas comprendre les paroles du locuteur. Ces « raccourcis linguistiques » rendent parfois difficile l’interprétation de toute personne extérieure à la situation et sont en même temps, pour les membres de cette situation, indispensables à la fluidité des interactions.

Garfinkel insiste, par ailleurs, sur l’indifférence ethnométhodologique de sa démarche. Elle s’impose comme un prérequis à l’observation. Il s’agit de se pencher sur les phénomènes sans porter de jugement qui les annulerait, ou au contraire, les validerait. Autrement dit, pour un ethnométhodologue, il ne s’agit pas de déterminer qui a raison ou tort dans une situation, ou encore qui dit vrai ou faux, mais d’étudier les mécanismes interactionnels par lesquels les personnes produisent ou remettent en question un certain ordre social. À cette idée s’ajoute celle de la connaissance de sens commun des membres d’une société, une idée qui amène Garfinkel à réfléchir sur la manière dont les individus se débrouillent pour construire, tester, maintenir, altérer, valider, questionner, et définir un ordre ensemble (Heritage, 1991). Garfinkel estompe ainsi la dichotomie jusqu’alors franche entre le chercheur/connaisseur et spécialiste, d’une part, et le participant/simple acteur, d’autre part, dans la mesure où les acteurs eux-mêmes sont, en quelque sorte, des théoriciens de leurs propres actions et des actions des autres.

Il est aussi important de mentionner la méthode documentaire d’interprétation empruntée à la sociologie de la connaissance de Karl Manheim (Heritage, 1991, p. 101). Selon

cette méthode que mobilisent implicitement autant les acteurs sociaux que ceux qui les observent, la description d’un phénomène et sa contextualisation s’auto élaborent, l’un renvoyant à l’autre. On peut citer l’exemple suivant de Sacks :

A : I have a fourteen-year-old son. T1

B : Well, that’s all right. T2

A : I also have a dog.
 T3

B : Oh, I’m sorry T4

(Heritage, 1984 p.237)

Selon Heritage, on ne peut comprendre cet extrait que si l’on sait ou que l’on arrive à reconstruire le fait que A cherche à louer un logement appartenant à B. Pour parvenir à cette reconstruction, l’analyste peut ainsi documenter son interprétation en notant que B se positionne, à T2 et T4, comme évaluant les informations que lui donne A sur sa situation (avoir un fils de 14 ans [T1], puis avoir un chien [T3]), ce qui présuppose donc que B est en position de refuser ou d’accepter quelque chose qui concerne a, ce qui s’apparente à la situation d’un propriétaire évaluant la situation d’un possible locataire A. Cette interprétation est, par ailleurs, confirmée par le sujet même de la discussion, dans la mesure où avoir des enfants et posséder des animaux de compagnie sont typiquement des sujets qui comptent pour certains propriétaires, ce que semble reconnaître A lorsqu’il ou elle l’en lui informe.

Au niveau des acteurs eux-mêmes, on retrouve cette méthode documentaire d’interprétation dans la mesure où les deux interlocuteurs sont en train réflexivement d’élaborer la situation dans laquelle ils se trouvent. D’un côté, A cherche à savoir, par ses questions, si B est prêt à lui louer son appartement, alors que B, par ses réactions, fait comprendre à A si tel est le cas. C’est donc à une mutuelle co-élaboration que l’on assiste ici, une situation dans laquelle les deux interlocuteurs co-construisent, par leurs questions et leurs réponses, la situation dans laquelle ils se retrouvent, à savoir celle d’un refus de location, ce qu’exprime finalement B en s’excusant d’avoir le faire (sans expliciter en quoi consiste ce faire, la situation parlant, en quelque sorte, d’elle-même).

Ten Have (2011) rajoute à cette méthode documentaire une précision qui s’avère centrale dans la réflexion sur l’écoute dialogique en médiation :

The always awaiting task, the “contingent ongoing accomplishment of organized artful practices of everyday life”, is to connect the two, by giving accounts, by “hearing” what was “meant” rather than what was “said”, etc. It is this condition that is responsible, so to speak, for the “incarnate reflexivity” discussed before. (p. 41) Il s’agit ici de faire la différence entre ce qui est dit et ce qui est compris, que ce soit par les participants eux-mêmes ou par le chercheur.

Garfinkel rassemble autour de lui un groupe de sociologues qui vont prolonger ses principes, scindant en deux courants l’ethnométhodologie, l’une plus portée sur l’analyse de conversation et l’autre maintenant la trajectoire initiale de Garfinkel, centrée sur l’action en général. Parmi les sociologues amorçant une nouvelle direction, on retrouve Harvey Sacks (1992). Comme Schütz, Sacks semble implicitement épris de la posture de Wittgenstein selon laquelle l’évidence des choses importantes nous est cachée par leur simplicité et leur familiarité. S’ajoute à cela son intérêt pour les actes de langage, mais contrairement à Searle et Austin, il s’intéresse à des exemples concrets, enregistrés dans la vie quotidienne (Silverman, 1998). Il rencontre également Erving Goffman, qui est, lui aussi, inspiré par Georg Simmel (1858-1918) et son analyse des interactions sociales.

C’est à Sacks que nous devons la branche de l’ethnométhodologie connue sous le nom d’analyse de conversation (CA pour conversation analysis) et qui a pour but « to obtain stable accounts of human behaviour (through) producing accounts of the methods as procedures for producing it » (Silverman, 1998, citant Sacks, 1995, p. XXXI). Sacks s’intéresse avant tout à la manière dont les interactants non seulement font sens, mais aussi (et surtout) réflexivement construisent le contexte dans lequel se déroulent les interactions. Pour cela, il ignore ce qui se passe dans la tête des acteurs et observe ce qui est observable, l’action. L’objet d’étude est l’action exprimée dans les interactions situées dans un contexte (Lehn, 2016). Ni l’ethnométhodologie, ni l’analyse de conversation ne s’intéressent à ce qui se passe dans la tête d’un individu lorsqu’il interagit, ni même vraiment à l’individu lui-même, mais bien à l’organisation sociale (et l’ordre social) que produisent les membres dans le cadre d’une interaction, dans des contextes du quotidien, qu’ils soient institutionnels ou informels.

L’analyse de conversation vise ainsi à produire une analyse détaillée et séquentielle des conversations, en se penchant sur les microévènements d’un échange. Sacks, Schegloff et

Jefferson (1974) vont modéliser la notion de « turn-taking » (tour de parole) dans le cadre d’interactions et relever trois conséquences de ce modèle : le « turn-taking » requiert que les interlocuteurs s’écoutent, comprennent et manifestent leur compréhension. Ceci servira de fondement pour la présente recherche qui va procéder en inversant le centre focal, dans la mesure où l’écoute s’exprime, entre autres, dans la manière dont ce qui est dit dans un tour de parole se traduit dans le tour de parole suivant. Autrement dit, marquer une écoute, c’est, entre autres, comme on le verra, marquer implicitement ou explicitement comment est entendu ce qui est dit précédemment.

Par ailleurs, il faut rappeler que pour l’analyse de conversation, tout est potentiellement signifiant, autrement dit, il n’y a pas de « time out », en quelque sorte (Lynch, 1993 p. 230), autant dans la parole, que dans les silences ou les chevauchements de paroles, etc. Si l’ordre séquentiel est essentiel, il faut donc aussi pouvoir rendre compte de tout ce qui peut faire une différence dans une situation donnée, que ces différences proviennent de ce que font les interlocuteurs eux-mêmes, mais aussi de ce que font des éléments de la situation, comme des éléments architecturaux, des objets ou des documents (Latour, 1996, 2005). Ces différences sont traduites par des annotations dans les transcriptions (voir méthodologie) qui, comme nous le verrons, sont aussi essentielles à la réflexion sur l’écoute dialogique. En effet, les marqueurs d’écoute sont souvent langagiers, mais aussi non verbaux et cooccurrents aux paroles par le biais, par exemple, de l’expression d’émotions (Ruusuvuori, 2013 ; Kaukomaa, Peräkylä, Ruusuvuori, 2015), de gestes et de la présence ou manipulation d’objets.

En somme, Sacks cherche à observer les individus dans leur contexte quotidien en court- circuitant les filtres théoriques qu’impose une sociologie classique et en se focalisant sur l’interaction verbale (Pomerantz et Fehr, 2011). Les membres, selon le principe « d’accountability », révèlent eux-mêmes les dispositifs de catégorisation utiles pour étudier un phénomène (Sacks, 1972, cité dans Turner, 1974, p. 217). L’étude, mais aussi les catégories, émergent ainsi directement des membres, par l’observation du chercheur. Les membres cherchent, par ailleurs, à (r-) établir l’ordre social, qui est endogène et vital à la réalité sociale (Silverman, 1998). Par l’observation d’interactions et, plus particulièrement, de conversations, l’analyste peut ainsi faire ressortir « order at all points » (Stivers et Sidnell, 2013).

Les membres cherchant avant tout à rendre compréhensibles les actions (les leurs comme celles des autres), il est tout naturel qu’ils produisent un ordre identifiable et analysable (Stivers et Sidnell, 2013). Cet ordre social est donc une hypothèse de départ de l’analyse de conversation. Couper la parole, les silences, les ouvertures et fermetures de conversations (Schegloff 1992) deviennent autant de champs de réflexion découlant de cette hypothèse.