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L’influence de l’enseignement et des enseignants sur les élèves

3. Le lieu d’étude de la majorité des intellectuels vietnamiens

3.4. L’influence de l’enseignement et des enseignants sur les élèves

Les matières d’enseignement sont un élément important de l’enseignement et un gage de qualité. Dans le programme de l’enseignement franco-indochinois post-primaire, quelles sont les matières et quelle est leur influence sur les élèves ?

Le programme de l’enseignement franco-indochinois post-primaire comporte les matières suivantes : français, morale (primaire supérieur), histoire-géographie, langue locale, mathématiques, sciences physiques, sciences naturelles, philosophie (secondaire). Par rapport à l’enseignement traditionnel, le programme de l’enseignement franco-indochinois est vraiment une révolution car il comporte des matières scientifiques et la littérature occidentale.

Tableau 14 : Répartition hebdomadaire des cours dans l'enseignement primaire supérieure franco-indigène

Garçons

Matières d’enseignement Années

1re 2e 3e 4e

Français 9 9 9 9

Morale 2 2 2 2

Histoire 1 1 1 1

Géographie 1 1 1 1

Langue locale (maximum) (1) 3 3 3 3

Mathématique 3 3 3 3

Dessin géométrique 1 1 1 1

Physique et chimie 2 2 3 3

Histoire naturelle et hygiène 2 2 1 1

Dessin artistique et écriture 2 2 2 2

Education physique 2 2 2 2

Total 28 28 28 28

Minimum deux heures par semaine dans chaque année

Source : L'Annam scolaire, De l'enseignement traditionnel annamite à l'enseignement moderne, op.cit, p.103.

321 Quoc hoc Vinh, op.cit, p.9

322 Viet Thi, Mon no voi Ba Khang, (Ma dette avec père Khang) dans ‘Thay tro truong Buoi- Chu Van An (hoi ky nhieu tac gia)’, Ed Giao duc, Hanoi 1998, p. 36.

Tableau 15 : Répartition hebdomadaire des cours dans l’enseignement secondaire franco-indigène

Matière d’enseignement 1re année 2e année 3e année

Français 6 4 3

Philosophie 2 3 2

Histoire et géographie 3 3 2

Langue locale 1 2 2

Chinois (pays annamite), Notions de

pâli et de sanscrit (Cambodge et Laos) 1 1 2

Mathématiques 5 ½ (1) 6 6 Sciences physiques 5 4 ½ (1) 4 ½ (1) Sciences naturelles 2 2 2 Total 25 ½ 25 ½ 23 ½ Dessin artistique 1 ½ (2) 1(3) 1(3) Education physique 2 2 2

(1) 1 heure de plus pendant le 2e semestre.

(2) 2 heures par semaine pendant le 1er semestre; 2 heures par quinzaine pendant le 2e semestre. (3) 2 heure par semaine pendant le 1er semestre

Source : Gouvernement général de l'Indochine, Plan d'études et programmes de l'enseignement secondaire franco-indigène, Hanoi, Impr Ngo Tu Ha, 1929, p.23.

Quant aux enseignants, pendant la guerre 1914-1918, l’enseignement postscolaire est touché par une crise du manque de professeurs car il y a des professeurs mobilisés en France, et d’autres mobilisés dans la Colonie.323

« Nous sommes entrés au Collège du protectorat de Hanoi le 2 septembre 1914, un mois après le début de la guerre mondiale 1914-1918. Nous nous disons plaisamment que c’est la « Promotion de la Grande Guerre » Notre promotion comporte 150 élèves répartis en trois classe A, B et C. Ce sont les élèves diplômés d’étude primaire [du Tonkin]. Tous les professeurs de notre promotion sont des Français. Ce sont des dames qui ont leurs maris dans l’armée en métropole et qui doivent rester à Hanoi pour enseigner et les professeurs trop âgés pour aller au front. Dans la classe, au lieu d’expliquer, ces dames demandent toujours à un élève de lire une leçon dans le livre pour les autres élèves. Mais les professeurs lisent aux élèves les leçons dans le livre »324

À analyser, comparer la liste des cadres du service de l’enseignement dans les Annuaires administratifs de l’Indochine des années 1920, 1930, 1935, 1937325 et étudier les mémoires des élèves de cette époque, nous reconnaissons les changements positifs de l’état du personnel de l’enseignement post-primaire. En effet, après la guerre 1914-1918, notamment à partir de

323 Gouvernement général de l'Indochine, Rapport au Conseil supérieur, 1917, première partie 1, p.51.

324 Hoang Ngoc Phach, Tuyen tap, op.cit, p.137,138.

1920, le corps d’enseignants est renforcé par des recrutements d’enseignants vietnamiens de qualité formés dans l’Université indochinoise (École supérieure de pédagogie et École des Beaux-Arts) et d’enseignants (français et vietnamiens) formés en France. Les professeurs formés dans l’Université indochinoise sont chargés des cours de l’enseignement primaire supérieur.

Ce sont des maîtres que leurs élèves respectent et adorent pour leur capacité et leur dignité. Les professeurs typiques issus de l’école supérieure de pédagogie de l’Université indochinoise sont Duong Quang Ham, Tran Van Khang, Le Thuoc, Nguyen Lan… Leurs collègues formés dans l’enseignement supérieur en France sont Nguyen Xien (1935), Nguyen Thuc Hao (1935), Hoang Xuan Han (1936), Nguyen Manh Tuong, Kontum, Nguyen Van Huyen… Retournons maintenant à l’enseignement dans les écoles primaires supérieures et les lycées franco-indochinois. Les élèves ont évalué que l’étude sous les toits des écoles leur a apporté plusieurs avantages.

« C’est le temps d’initiation à la culture française et à ses valeurs humanistes. C’est le temps de l’ouverture à l’esprit scientifique et à d’autres horizons. C’est le temps de mon apprentissage d’homme »326

D’abord, c’est la question de la langue et de la littérature dans l’école. Selon le plan d’étude, le français, dont la littérature française, avec le plus temps d’enseignement, est la matière privilégiée. C’est la langue officielle dans l’école. Pour expliquer ce fait, d’après le Docteur P. Huard qui a travaillé en Indochine française, l’administration française a choisi de « rendre obligatoire l’étude du français, encore qu’il fut le véhicule d’une pensée trop libre à son gré. Mais mieux valait, pensait-elle, que les jeunes Vietnamiens fussent instruits du monde moderne par des professeurs français plutôt que par des livres chinois tendancieux et hostiles. »327

Le français n’est pas la langue maternelle des élèves de l’école franco indochinoise. Mais c’est la langue des grands penseurs, philosophes, écrivains et scientifiques comme Hugo, Rousseau, Voltaire, Gide, Diderot. C’est pourquoi les élèves ont une réaction contrastée par rapport à l’enseignement du français dans l’école : opposition et attirance

« Certains d’entre nous refusaient de singer l’accent français en parlant le français, et employer le français hors de la classe. Ce qui ne nous empêchait pas de nous enivrer

326 LE Huu Tho, Itinéraire d'un petit mandarin. Ed L'Harmattan, 1997,p23,24.

des auteurs français, de Corneille à Gide, et d’imprimer à notre écriture vietnamienne la clarté et la précision du style français »328.

Selon Huu Ngoc, beaucoup de jeunes gens, fidèles à leur identité nationale, avaient néanmoins enrichi leurs pensées et leurs sentiments sur les bancs de l’école primaire supérieure franco vietnamienne. Il cite l’exemple concernant son ami, le poète Pham Hô pour défendre cet avis. 329

Le vietnamien, la langue maternelle des élèves, est enseigné au maximum 3 ou 4 heures par semaine. Les professeurs vietnamiens sont très habiles à profiter des cours de vietnamien, d’histoire vietnamienne, et de français pour susciter l’amour de la langue maternelle et de la littérature nationale chez les élèves vietnamiens. Les professeurs les plus remarquables qui ont transmis à leurs élèves l’amour de la langue maternelle et de la littérature vietnamienne sont les professeurs Duong Quang Ham (Collège du protectorat à Hanoi, Lycée en 1931), Le Thuoc, Nguyen Van Mui (Collège Quoc hoc Vinh), Nguyen Lan (Collège Quoc hoc à Hue, Lycée en 1936), Pham Thieu (Lycée Pétrus Ky à Saigon), Phan The Roanh (Collège Nam Dinh)

« Le maître Le Thuoc a profité des heures modiques du vietnamien et d’histoire afin de nous allumer et éduquer au patriotisme. Il nous rappelle à plusieurs reprises que quand on se comporte en homme, il faut aimer sa patrie, et aimer sa patrie, donc il faut aimer la littérature nationale. Dans le cours de français, il fait tout ce qu’il peut pour atteindre son but éducatif. Tous ses anciens élèves se souviennent bien de la phrase

328 Huu Ngoc, A la découverte de la culture vietnamienne, op.cit, p. 885.

329« Pham Ho, le poème des enfants, m’a confié qu’il avait ‘‘découvert l’océan’’ à quatorze ans grâce à un poème de Hugo, ce qui l’avait amené à aimer le mer et les pêcheurs de son patelin Quy Nhon : ‘‘J’ai vécu alors depuis dix ans avec la mer de Quy Nhon. Ma maison était à quelques centaines de mètres de la mer. De chez moi, je pouvais voir la mer, grande tache bleue qui scintillait. Par les nuits calmes, le bruit des vagues semblait être à la portée de ma main. En été, nous nous baignions chaque soir dans la mer avant de jouer au ballon sur la plage. Nous dormions chaque soir sur le sable, prétexte pour attraper les petits crabes. Et à l’aube pour voir les gens du village pêcher au filet des poissons et des crevettes. Jusqu’à cette année scolaire là, la mer de Quy Nhon n’avait été pour moi que tout cela, avec peut-être en plus, des moments où je regardais le soleil ou la lune émerger de la mer. Et puis le coup de foudre. Ce jour là, notre professeur Mui nous expliquait Oceano nox de Victor Hugo : ‘‘O combien de marins, combien de capitaines …’’. Au début, je l’ai écouté comme je l’avais écouté expliquer tant d’autres textes. Il parlait d’une voix chaude, suffisamment haute pour se faise entendre de toute la classe. Mais quelque instant après, la poésie m’a fasciné, elle m’a emporté dans un monde à la fois étranger et familier, lointain mais proche … Ecoutais-je les explications du maître, la voix de Hugo ou de l’océan, de la mer, ou des travailleurs de la mer ? Réalité ou fiction ? Ailleurs ou ici même ? Plus je tendais l’oreille, plus j’étais hébété. Cette nuit là, je m’étendis sur la petite natte près de la mer sans pouvoir fermer l’œil. Oceano nox, les explications du maître me sont revenues à l’esprit. J’ai entendu les vagues gronder. Et dans le grondement des vagues des voix humaines. Des soupirs de l’attente, des pleurs et des plaintes des enfants, des mères, dont les pères, les enfants, les maris, étaient partis sur cette mer pour ne jamais revenir. Et cet horizon, je m’en suis rendu compte pour la première fois, ce n’était pas une simple ligne de démarcation entre la mer et le ciel, c’était aussi celle entre la réunion et la séparation, entre l’immensité de la souffrance et la vaillance de l’homme. […] C’est ainsi que l’océan de Hugo m’a initié à la mer de Quy Nhon de mon patelin. Comprendre et aimer. Aimer la mer et l’homme.’’». Huu Ngoc, A la découverte de la culture vietnamienne, op.cit, p.873-874.

pathétique dans l’œuvre littéraire ‘‘La dernière classe’d’Alphonse Daudet : ‘‘Quand un peuple tombe esclave, tant qu'il tient bien sa langue, c'est comme s'il tenait la clef de sa prison.’’»330

Chez les professeurs vietnamiens et les élèves vietnamiens, il y a l’amour de la langue maternelle, de la littérature vietnamienne et aussi celui de la langue française, de la littérature française. C’est pourquoi, en 1936, après que P. Mille préconise la restriction de l'enseignement du français aux peuples protégés, comme solution à la crise intellectuelle en Indochine331, cette opinion a rencontré l’opposition des Vietnamiens. Selon Nguyen Tien Lang, il faut non seulement enseigner le français, mais encore et surtout le vietnamien (annamite) aux Vietnamiens.

« ‘‘Apprendre un métier ou apprendre le français aux Annamites ?’’ Je répondrai : autant que possible, les deux à la fois ; et encore et surtout leur apprendre l'Annamite, pour être complet. »332

Après la question de la langue dans l’école, comment l’enseignement des autres matières a-t-il influencé les élèves ?

L’enseignement de l’histoire vietnamienne et française, selon les anciens élèves de l’école franco-indochinois, est un mauvais calcul des Français, mais une chance pour les élèves.

« Les Français toléraient l’enseignement de l’histoire du Vietnam dans les classes primaires supérieures, mettant l’accent sur les invasions chinoises sans doute pour faire ressortir leur rôle de protecteurs. Mauvais calcul, parce que les leçons sur la lutte contre l’agression chinoise impliquaient la lutte contre l’agression étrangère en général. L’histoire de France dispensée dans les classes secondaires, en particulier la Révolution de 1 789 avec des idées de liberté et d’égalité, ne contribuait pas moins à entretenir la flamme du patriotisme. »333 (Huu Ngoc, élève du Lycée du protectorat de Hanoi)

Il n’est pas étonnant que des anciens enseignants et élèves des collèges et des lycées franco-indochinois aient participé à la Révolution de 1945 au Vietnam.

Il y a encore des professeurs qui utilisent des méthodes inintéressantes, fastidieuses pour enseigner. Mais heureusement, à côté, il y a plusieurs bons professeurs avec leur talent et leur

330 Nguyen Xien, Tuong nho Thay Lê Thuoc, dans Quoc hoc Vinh, Huynh Thuc Khang, p.14,15.

331 La Nouvelle revue indochinoise, Enquête, N°5 juin 1936, p233.

332 La Nouvelle revue indochinoise, Enquête, N°7 août 1936, p316

bonne méthode pédagogique. Des élèves se souviennent très bien de l’organisation des professeurs pour faire travailler les élèves intensivement.

« Mon professeur de philosophie au Lycée du Protectorat d’Hanoi, Pierre Foulon. En classe, il nous traitait non comme des étudiants mais en disciples. Il nous laissait le soin de digérer les deux énormes bouquins du Manuel de philosophie de Cuvillier. Ses cours étaient de savantes digressions ; émaillées de citations de Bergson, Nietzsche, Pascal, Spinoza, Diderot, Descartes. Il dessinait au tableau noir des schémas représentant les forces psychiques de P.Janet le psychologue expérimental. »334

« A Pétrus Ky [Lycée Pétrus Ky], le professeur de philo de Siêm fut M. Martin. Il ne donnait pas d’explications en classe, chaque élève devait faire le compte rendu des passages pris dans le manuel Cuvillier, le maître faisait de temps en temps de courts commentaires. Il donnait des notes très élevées aux devoirs de philosophie, ce qui encourageait les élèves à lire beaucoup. M. Gros, bachelier qui enseignait le français en 2e classe primaire supérieure, était un drôle de numéro : il aimait à plaisanter, mais punissait les élèves qui riaient. »335

Pham Van Vinh, élève du Collège Quoc hoc Vinh 1936-1940, trouve que les sujets de mathématique rapide que le professeur Đinh Thành Chương donne de temps en temps présentent un intérêt car ils entraînent les élèves aux réactions rapides dans la vie quotidienne, notamment dans les cas d’urgence. Les cours du professeur de géographie Tran Dinh Chinh ont apporté aux élèves des connaissances sur le climat, les régions du monde, l’échange culturel…336. Le professeur de mathématique Nguyen Canh Toan, quand il était petit, était un enfant curieux. Il aimait la mathématique quand il était élève du Collège Quoc hoc Vinh (1938-1942). Ses professeurs l’ont encouragé.

« Pendant quatre ans d’étude dans le Collège Quoc hoc Vinh, je suis un chouchou des maîtres Chuong, Quang et Nguyen, notamment le maître Chuong. Il paraît que les élèves faibles en mathématique ont peur du maître Chuong. Mais les bons élèves en mathématique, il les traite de manière ouverte et démocratique. Plusieurs fois, avant d’entrer dans la classe ou de temps en temps je suis invité à venir chez lui, il me prête de bons livres de mathématique qu’il vient d’acheter. Dans ces livres, il a marqué des pages intéressantes. Il m’a dit : lis-les chez toi, c’est très intéressant. Les actions comme celles-là m’ont encouragé très fort et m’ont fait avoir de bonnes habitudes :

334 Huu Ngoc, A la découverte de la culture vietnamienne, op.cit, p.805.

335 Huu Ngoc, A la découverte de la culture vietnamienne, op.cit, p. 889.

c’est non seulement étudier à l’école, mais qu’il me faut encore lire des livres pour avoir une connaissance large. »337

Les élèves trouvent des enseignants qui ont montré le respect de la liberté de pensée, liberté d'expression des élèves. En effet, il y a des sujets sensibles dans le contexte colonial, comme le communisme, le rôle de la France en Indochine… Mais nous sommes étonnés des réactions professeurs devant les opinions de leurs élèves concernant ces sujets.

« Le maître Foulon encourage le développement de l’individualité (personnalité) et respecte la liberté de pensée. Car influencé par mon cousin qui est un communiste et qui revient du Bagne de Poulo Condor, j’ai cité des opinions du Marxisme dans mes textes de philosophie. Une fois, bien qu’il n’approuve pas la doctrine de Marx, il me permet de présenter, dans la classe pendant deux heures, le matérialisme dialectique et historique. »338

Au Collège Quoc hoc Hue, le professeur Martin demande à ses élèves de faire la présentation sur le sujet « Les bienfaits de la colonisation française ». Contre son attente, un élève a démontré la politique obscurantiste qui est appliquée en Indochine. Les élèves dans la classe pensent que cet élève va subir une sanction. Mais contre toute prévision des élèves, le professeur Martin n’a pas puni cet élève.339

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