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L’enseignement en Cochinchine 1862-1886 : une expérimentation

Chapitre II : L’enseignement en français au Vietnam de l’origine à la réforme de 1917-1918

2. L’enseignement en français au Vietnam de l’origine jusqu’à la réforme d’Albert Sarraut

2.1. L’enseignement en Cochinchine 1862-1886 : une expérimentation

La question

La Cochinchine est le premier territoire vietnamien occupé par l’armée française (1860). Dès les premières années en Cochinchine française, les Français doivent faire face à de nombreux défis. Les résistances de la population, les différences culturelles, la non-collaboration des mandarins et des lettrés provoquent des difficultés aux nouveaux colonisateurs. Paulin Vial, un des premiers dirigeants en Cochinchine colonisé par la France, a rappelé l’une de ces difficultés : la barrière de la langue.

54 Trinh Van Thao, L’école française en Indochine,op.cit, 1995, p.104.

« Pour une nation colonisatrice, l’obstacle le plus difficile à vaincre, vis-à-vis des peuples assujettis par la conquête, c’est la barrière nécessairement interposée par la différence du langage. »56

La première question qui se pose aux Français en Cochinchine est comment peut-on facilement entrer en contact, échanger et communiquer avec la population locale ?

Le français et l’interprète

Pour traiter le problème de la langue, les autorités françaises s’attachent à la formation et à la sélection des interprètes. Ce sont des personnes qui les aident dans la communication avec la cour Nguyen et les habitants autochtones. Avant que l’armée française ne débarque en Cochinchine, les Missions étrangères catholiques y ont ouvert des écoles. Parmi ces écoles, il y a l’école Adran, du nom de l'évêque qui l'avait fondé.57 Pendant la période de lutte et de conquête, les amiraux eurent recours aux Missions pour avoir les premiers interprètes. En 1861, Bonnard créait un “corps indigène de lettrés et d’interprètes”58 par voie de concours public. Pour en faire partie, les indigènes devaient passer devant un jury. Ils devaient écrire sous la dictée un texte en latin et en annamite, en caractère latin, et traduire ces textes du latin ou du français en Annamite, et traiter par écrit une question sur un sujet d’administration indigène. S’il était admissible, le candidat devait, à l’oral, servir d’interprète lors d’un interrogatoire qu’aurait à subir un Annamite sur un sujet quelconque. Enfin pour être employé aux affaires indigènes, le postulant devait écrire lisiblement, connaitre les règles de l’orthographe française et avoir des notions élémentaires d’arithmétique59.

Dans les efforts pour ouvrir des établissements scolaires, les autorités ont décidé d’attribuer des bourses et des moyens aux écoles, aux enseignants et aux élèves. Le 18 juillet 1864, l'amiral Lagrandière créa, dans les villes principales, des écoles primaires de caractères français confiées aux interprètes et aux secrétaires qui devaient faire la classe deux heures par jour et devaient recevoir un supplément de solde d’un franc par journée de classe, plus une prime d’un franc par élève sachant lire et écrire, et de 0,50 F par élève sachant lire. L'instruction était gratuite ; les fournitures classiques étaient données par l'Administration ; les

56 P. Vial, L’instruction publique en Cochinchine, Paris Challamel ainé, 1872, p.1.

57 Emile Roucoules, Étude sur l'instruction publique en Cochinchine, op.cit, p.27.

58 Philippe Devillers, Français et Annamites: Partenaires ou ennemis? 1856 – 1902, op.cit.

écoles étaient placées sous la surveillance des inspecteurs, et les charges complètement supportées par le budget local.60

« Les stimulants ne manqueront pas aux élèves, des livres pour les récompenser ont été demandés en France et sont attendus par le prochain envoi de matériel. »61

Vers 1866, l'amiral Lagrandière décide de créer à Saigon une école française, décide aussi qu'elle serait confiée aux frères des écoles chrétiennes. Des appointements fixes leur furent alloués sur le budget local ; le nombre des bourses fut augmenté. Dès lors, l'enseignement de la langue française aux indigènes prit pied dans la colonie ; mais il resta entièrement congréganiste entre les mains des missionnaires et des frères des écoles chrétiennes qui ne tardèrent pas à ouvrir des écoles dans les villes les plus importantes : Mytho, Cholon et Vinhlong.62.

En 1867, la population européenne avait considérablement augmenté. Pour assurer l'instruction des enfants, le Conseil municipal réorganisé en 1867, demande d’ouvrir une école laïque pour les enfants européens. L’Amiral Lagrandière, le 10 février 1868, a signé un arrêté instituant une école. Ceci est la première étape de l'enseignement français laïque en Cochinchine. Cette école a trois sections : 1- l’école primaire européenne avec une classe élémentaire (cours élémentaire) gratuite ; 2- l’école interprète, ancien nom du Collège annamite, qui était chargé de faire des cours de français aux élèves interprètes, mais placée sous le contrôle du Directeur de l'institution Municipale ; 3- l’école pour les adultes indigènes pour enseigner le quôc-ngữ63 (la langue d’écriture vietnamienne en caractère latin).

L’école en caractère quôc-ngữ ou l’adversaire concurrente de l’école des lettrés Le quôc-ngu est la langue d’écriture vietnamienne en caractères latins. Cela veut dire que c’est “l’écriture de la langue nationale” en alphabet latin. Les caractères chinois étaient trop difficiles à apprendre et il faut beaucoup de temps pour bien les connaitre. Par cette nouvelle

écriture, le quôc-ngữ, on souhaite faciliter l’apprentissage. Mais, la raison sous-jacente des Français pour faire utiliser les caractères quôc-ngữ est de concurrencer les écoles traditionnelles des lettrés et à terme de les remplacer.

60 Emile Roucoules, Étude sur l'instruction publique en Cochinchine, op.cit, p.28.

61 Courrier de Saïgon, journal officiel de la Cochinchine française, Instruction publique, N° 22, 20 novembre 1865.

62 Emile Roucoules, Étude sur l'instruction publique en Cochinchine, op.cit, p.29.

Par l’arrêté du 18 juillet 1864, l'amiral de La Grandière organisa des écoles primaires confiées à des interprètes dans chaque chef-lieu. Les meilleurs élèves pouvaient être autorisés à ouvrir des écoles dans les villages. Le programme comportait la lecture et l'écriture en quôc-ngữ. Dans sa lettre adressée, le 29 septembre 1864, au Ministre des Colonies, il a exprimé ses souhaits. Il a l’espoir de faire utiliser dans les écoles le Quốc-ngữ pour remplacer les écoles des lettrés. C’est un coup bas à la classe des lettrés qui a toujours tendance à provoquer des perturbations64.

L'instruction des filles était confiée aux Sœurs de Saint-Paul-de-Chartres, qui dirigeaient l'établissement de la Sainte-Enfance à Saigon.

La formation d’enseignant

Au début, l'enseignement primaire est donné, en Cochinchine, par des maîtres congréganistes. Pendant la période de 1867 jusqu'à la décision du 17 novembre 1874, l'amiral de la Grandière organisa des écoles primaires confiées à des interprètes dans chaque chef-lieu. Les meilleurs élèves de ces écoles pouvaient être autorisés à ouvrir, à leur tour, des écoles dans les villages. Le programme comportait la lecture et l'écriture en quôc-ngu65. En 1867, un concours eut lieu entre les écoles de la colonie, la distribution des prix fut organisée au collège d'Adran. Le 22 juin 1868, une décision autorisa ce collège à recevoir des élèves qui avaient commencé leurs études en France, au collège de la Seyne, près de Toulon, et dont les plus capables devaient être nommés professeurs dans la colonie. Le 10 juillet 1871, avec la décision de l'amiral Dupré, une école normale à Saigon (École Normale Coloniale Indigène) est créée, avec un directeur français66.

Réorganisation de l’instruction par l’arrêté du 17-11-1874 et celui du 17-3-1879 La réorganisation en 1874

Parce que les programmes d'enseignement des écoles ne sont pas unifiés, l'instruction publique est en concurrence entre les écoles de l’église et les écoles des lettrés, c'est pourquoi le 13 janvier 1873, l'amiral Dupré a nommé un comité spécial chargé de rédiger une proposition en vue de l'organisation d’un système d'enseignement, touchant les programmes, les manuels et les méthodes d'enseignement.67 Après les propositions de ce comité, le

64 ANOM, Indochine, A-30 (6) Fond de La Grandière, 29 September 1864, No. 985.

65 Prosper Cultru, Histoire de la Cochinchine française : des origines à 1883, Éditeur : A. Challamel (Paris) 1910, p.391, 392

66 Emile Roucoules, Étude sur l'instruction publique en Cochinchine, op.cit, p.32.

1874, l'amiral Kzantz a signé l’arrêté réorganisant l'ensemble du système de l'école.68 Selon cet arrêté, l'instruction était déclarée gratuite et facultative pour les indigènes dans les écoles coloniales (en Cochinchine), et placée sous la direction du directeur de l'Intérieur. Une commission permanente, qui deviendra plus tard commission supérieure, est chargée d'étudier toutes les questions relatives à l’enseignement, et d'inspecter les établissements existants. Aucun nouvel établissement ne peut être fondé sans autorisation. L’enseignement devait être donné par des instituteurs européens et annamites ; toutes les institutions privées étaient soumises à l'autorisation et à la surveillance de l'administration, exceptée celles qui fonctionnaient déjà, comme l'institution Taberd fondée par les missionnaires, le collège d'Adran, les autres institutions des Frères, les écoles de jeunes filles tenues par les Soeurs de Saint-Paul de Chartres, l'Institution municipale de Saigon pour les jeunes filles, et les écoles des lettrés qui existaient dans les villages. Mais toutes ces institutions doivent être soumises au contrôle de l’Administration. Les écoles de quôc-ngữ qui existaient sont réunies en une seule, placée au chef-lieu ; il n'en existe donc que six, chacune avec un directeur français et des instituteurs indigènes. L'école normale créée le 10 juillet 1871 par la décision de l'amiral Dupré fut supprimée. En son lieu et place, on créa le collège Chasseloup-Laubat ayant un directeur européen, des professeurs européens et annamites.69

Après l'application de l'arrêté du 17-11-1874, les résultats ne sont toujours pas très satisfaisants, le nombre d'étudiants a diminué. Dans “Recueil de la législation et règlementation de la Cochinchine 1881”, M. Pique a écrit que : “J'ai acquis la certitude que, dans la plupart de nos écoles, plusieurs élèves sont encore actuellement de malheureux enfants loués par les villages”70.

La réorganisation en 1879

En face des résultats insatisfaisants de l’enseignement du français, le 17 mars 1879, l'amiral Lafont a signé l'arrêté concernant la réorganisation de l’instruction pour pouvoir ouvrir une nouvelle période de l’enseignement en Cochinchine.71 Selon l'arrêté Lafont, l'instruction publique est, en principe, gratuite et facultative dans les écoles du Gouvernement en Cochinchine ; Aucune institution privée ne peut être ouverte sans l'autorisation de

68 Emile Roucoules, Étude sur l'instruction publique en Cochinchine, op.cit, p.33.

69 Prosper Cultru, Histoire de la Cochinchine française: des origines à 1883, op.cit.

70 Pique, Instruction publicque, Recueil de la législation et réglementation de la Cochinchine, Saigon 1881, p.7, Cité par Tran Van Giau et Tran Bach Dăng: Dia chi văn hoa Thanh pho Ho Chi Minh, tonne 2, Ho Chi Minh vile 1998, p.701.

71 Répertoire alphabétique de législation et de règlementation de la Cochinchine (tome 4). Paris: A.Rousseau, 1889-1890, p 462-465

l'Administration ; Quiconque sollicitera cette autorisation devra justifier des conditions de moralité et de capacité exigées par les règlements. Toute institution privée est soumise à la surveillance de l'Administration ; Seront dispensés de l'autorisation exigée, les établissements d'instruction publique légalement institués et fonctionnant déjà dans la colonie, à savoir : les collèges des missions et les écoles qui en dépendent : l'institution Taberd, fondée à Saigon par les missionnaires ; le collège d'Adran et les autres institutions dirigées par les frères des écoles chrétiennes ; les diverses écoles des jeunes filles, dirigées par les sœurs de Saint-Paul de Chartres. L'institution municipale et les diverses écoles privées de filles et de garçons, existant déjà. Tous ces établissements seront par ailleurs soumis au contrôle de l'Administration. Les écoles d'enseignement primaire, d'enseignement primaire supérieur, instituées par l'arrêté du 17 novembre 1874, en principe, sont supprimées et remplacées par des écoles dites du 1re degré correspondant à trois ans d’enseignement, du 2e degré avec trois ans supplémentaires et enfin du 3e degré comportant quatre ans d’enseignement. L'enseignement y sera donné conformément au programme détaillé. Une école du 1re degré est instituée dans chacun des villes suivantes : Saïgon, Cholon, Mytho, Vinhlong, Soctrang, Bentre, Bienhoa, Longxuyen, Gocong, Trangbang, Cantho, Travinh, Sadec, Tan-an, Chaudoc, Baria, Thudaumot, Rachgia, Hatien et Caibe. Une école du 2e degré est instituée dans chacun des villes suivantes : Saigon, Cholon, Mytho, Vinhlong, Soctrang et Bentre. Le collège Chasseloup-Laubat est transformé en école du 3e degré.

Dans chaque école, l’enseignement complet des matières, décrites dans le programme, doit être donné de façon à ce que la dernière année de cours soit réservée à une révision complète des matières du programme. Le programme détaillé des cours d'étude à suivre par année, dans les écoles des divers degrés, ainsi que le nombre total de points à obtenir pour être reçu aux examens, sera, conformément aux bases indiquées ci-dessus, déterminé par les soins de la commission supérieure de l'instruction publique.

Tableau 1 : Nombre des élèves des écoles de français (écoles des Congréganistes, Cantonales, Communales) et des écoles en caractères chinois de 1869 à 1887 en Cochinchine

Année 1869-1870 1870-1871 1873-1874 1875-1876 1877-1878 1878-1879 1880-1881 1884-1885 1885-1886 1886-1887 Élèves de l’école de français 5 131 5 578 4 006 2 059 2 189 2 313 21049 22420 21748 22865 Élèves de l’école de caractères chinois 8 706 8 203 7 294

Sources : Annuaire de la Cochinchine Française pour les années : 1870, 1871, 1874, 1876, 1878, 1879, 1881, 1885, 1886, 1887, 1888.

Figure 1 : Nombre des élèves des écoles de français (écoles des Congréganistes, Cantonales, Communales) et des écoles en caractères chinois de 1869 à 1887 en Cochinchine

Sources : Annuaire de la Cochinchine Française pour les années : 1870, 1871, 1874, 1876, 1878, 1879, 1881, 1885, 1886, 1887, 1888. L’évolution des effectifs scolaires après la réorganisation de l’instruction par l’arrêté du 17-11-1874 et celui du 17-3-1879 en Cochinchine ont montré que la première réorganisation n’a pas répondu à l’attente des autorités. Mais la seconde a apporté des résultats positifs. En principe, désormais l’enseignement en Cochinchine est organisé par l’arrêté du 17 mars 1879 jusqu’en 1917.

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