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L’inexactitude des comptes en droit français, condition préalable de l’infraction

TITRE I : LES FACTEURS DU RAPPROCHEMENT INDIRECT

A. L’inexactitude des comptes en droit français, condition préalable de l’infraction

133. Une solution bien établie. L’exposition des résultats économico-financiers

et de la situation patrimoniale d’une société de capitaux, qui accomplit de cette manière l’obligation d’information périodique, est encadrée par le Code de commerce (« c. comm. »). Le même Code prévoit les sanctions de nature pénale

432 La confrontation avec les délits boursiers, qui ont fait l’objet d’une harmonisation pénale directe, est évidente. Dans ce deuxième cas, les textes qui incriminent le délit de diffusion d’informations fausses ou trompeuses sont pratiquement identiques. Les différenciations se vérifient au niveau interprétatif ou, de façon plus évidente, au niveau de la sanction.

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pour ceux qui falsifient l’information financière dans le but de diffuser une image altérée des performances de l’entreprise. Plus précisément, l’article L. 242-6-2° c. comm. établit que :

« Est puni d’un emprisonnement de cinq ans et d’une amende de 375.000 euros le fait pour le président, les administrateurs ou les directeurs généraux d’une société anonyme de publier ou présenter aux actionnaires, même en l’absence de toute distribution de dividendes, des comptes annuels ne donnant pas, pour chaque exercice, une image fidèle du résultat des opérations de l’exercice, de la situation financière et du patrimoine, à l’expiration de cette période, en vue de dissimuler la véritable situation de la société ».

Au premier regard, il résulte que le législateur n’a pas défini le comportement prohibé par la loi de manière semblable au délit de faux433, délit qui réprime l’altération frauduleuse de la vérité exposée dans un document. En effet, le comportement pénalement sanctionné par l’article L. 242-6-2° c. comm. serait la présentation ou la publication de comptes mensongers. Cette solution affiche une continuité quasi-parfaite avec la première version de l’infraction contenue dans l’ordonnance de 1935, qui punissait le fait de présenter ou de publier sciemment un bilan inexact. Pour cette raison, la majorité de la doctrine a reconnu dans la structure du délit élaborée par le législateur l’existence nécessaire d’une condition préalable à l’élément matériel proprement dit434.

134. L’altération, une condition préalable. Cette condition est quasi

unanimement identifiée dans l’établissement, par les dirigeants de la société, de comptes annuels affectés par l’inexactitude, voire l’infidélité435 de son contenu.

433 Selon l’article 441-1 du Code pénal français constitue un faux toute altération frauduleuse de la vérité de nature à causer un préjudice et accomplie par quelque moyen que ce soit.

434 Pour une définition de la condition préalable en droit pénal voir REPERTOIRE PENAL DALLOZ, élément matériel de l’infraction : 2 1. Les conditions préalables constituent le cadre nécessaire à la commission de l'infraction. Voir également, J.-P. DOUCET, «La condition préalable à l'infraction», Gaz. Pal. 1972.2, doctr. 726 : « En effet, il s'agit des situations prévues par la loi, sans lesquelles l'acte infractionnel ou les éléments constitutifs de l'infraction (V. infra, no 22 et s.) ne peuvent être commis. Ces situations comprennent des faits matériels ou juridiques et précèdent nécessairement l'activité prohibée. Par exemple, l'abus de confiance n'est réalisé que s'il existe au préalable une remise de fonds, de valeurs ou d'un bien quelconque à charge de les rendre (C. pén., art. 314-1 ; V. Abus de confiance) ».

435 Partagent cette interprétation A. LEPAGE, P. MAISTRE DU CHAMBON, R. SALOMON, Droit pénal des affaires, op. cit., M. DELMAS-MARTY, G. GIUDICELLI-DELAGE, Droit pénal des affaires, op. cit., p. 367 ; J. LARGUIER, Ph. CONTE, Droit pénal des affaires, Armand Collin, 11ème édition, 2004, p. 374; M. VERON, Cours de Droit pénal des affaires, Dalloz, 11ème édition, 2016, p. 238 et s.

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La définition de la modalité de falsification des comptes, en vue de leur diffusion, semblerait écartée de la description de l’élément matériel de l’infraction. Certains auteurs ont exprimé des positions discordantes, en identifiant la véritable condition préalable dans la présentation et dans la publication des comptes. Ces deux actions ne constitueraient pas le comportement réprimé par la règle pénale mais constitueraient plutôt une condition concrètement nécessaire, et donc préalable à la perpétration du délit. En conséquence, le comportement puni par cette infraction consisterait en la falsification des comptes436.

Toutefois, le comportement décrit par le texte de l’article L. 242-6-2° c. comm. semble être conçu de sorte que la présentation ou la publication des comptes constitue la conduite du délit ; ceci serait confirmé par le point de départ de la prescription437.

En conclusion, l’établissement de comptes infidèles représente la condition préalable. La doctrine et la jurisprudence ont dû préciser en quoi consistait l’établissement de comptes infidèles en raison de l’absence d’une définition légale de fidélité (jusqu’en 1983 il s’agissait de l’inexactitude comptable438), une notion fuyante qui naît dans un autre secteur du système juridique439, et à cause du choix du législateur de ne pas décrire le comportement mensonger en termes de fausse déclaration440. À cet égard, la doctrine a élaboré une tripartition des

Dans la doctrine plus ancienne, L. CONSTANTIN, A. GAUTRAT, A., Traité de droit pénal en matière de sociétés, op. cit.; A. TOUFFAIT, J. ROBIN, A. AUDUREAU, J. LACOSTE, Délits et sanctions dans les sociétés, op. cit. ; C. PINOTEAU, Législation pénale en matière économique et financière, LGDJ, 1959 ; M. ROUSSELET, M. PATIN, Délits et sanctions dans les sociétés par action, op. cit.

436 Ainsi J. H. ROBERT, H. MATSOPOULOU, Traité de Droit pénal des affaires, op. cit., spéc. p. 489.

437 Cass. Crim. 31 oct. 2001: Dr. pén. 2001, comm. 20, obs. J.-H. Robert. Le choix du législateur de ne pas décrire la conduite punie par l’article 242-6-2° c. comm. en termes de falsification, ou exposition d’informations fausses a, dans la pratique, un autre effet significatif. En punissant la présentation et la publication de comptes infidèles le législateur admet la constitution de deux délits autonomes lorsque les comptes sont d’abord présentés et par la suite publiés. Voir également, Revue de Droit des sociétés, 2009, comm. 234, obs. R. Salomon sous crim. 1 juill 2009, n. 08-88.308 ; E. DEZEUZE, L’heure des comptes, dans Droit des affaires n. 1/2006, p 41.

438 L’emploi du mot inexactitude et de l’adjectif inexact au lieu ou avec le mot infidélité, n’est pas casuel ; plusieurs arrêts récents utilisent ces mots comme des synonymes. Or, la portée juridique de ces deux termes n’est guère équivalente.

439 F. DELESALLE, Objectif d’image fidèle et aspect pénale du droit comptable. Sont-ils compatibles ? , dans LPA, 28 nov. 2000, n. 237 p. 4 e s.

440 Un grand nombre d’auteurs français ont dénoncé depuis longtemps le fait que le législateur n’a jamais pris le soin de définir sous quelles conditions précises un bilan est inexact au regard de la loi pénale H. LAUNAIS, L. ACCARIAS, Droir pénal des sociétés par actions, op cit. p. 248. A.

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types d’inexactitude des comptes sociaux sur la base de l’observation des pratiques illicites. L’on distingue des infidélités matérielles (1) des infidélités formelles ou de classement (2) et des infidélités dans les évaluations comptables (3).

1. Les infidélités matérielles

135. L’inexactitude, désormais infidélité comptable, peut tout d’abord être

matérielle lorsqu’un poste du bilan est constitué par un élément qui ne correspond à aucune des activités économiques ou financières effectivement produites et enregistrées au préalable, ou bien par l’omission d’éléments dont on aurait dû faire mention. Le faux matériel peut affecter tant un poste d’actif, par exemple à travers l’indication d’une plus-value jamais réalisée, qu’un poste du passif, en omettant des pertes441. Il demeure le moins répandu car il est facilement détectable par les institutions investies du contrôle ou par certaines catégories de professionnels. Ce faux peut alors être détecté une fois que l’on compare toutes les traces documentaires (inventaires, etc.) de l’activité d’exercice ainsi que les chiffres exposés dans le bilan, le compte des résultats ou, sous une forme différente, dans l’annexe.

2. Les infidélités formelles (ou de classement)

136. La deuxième catégorie d’inexactitudes reconnue par la doctrine française

est plus courante et concerne la présentation des postes du bilan. Elle est définie

TOUFFAIT, J. ROBIN, A. AUDUREAU, J. LACOSTE, Délits et sanctions dans les sociétés, op cit., p. 183.

441 Les exemples sont nombreux. Voir J. LARGUIER, Ph. CONTE, Droit pénal des affaires, op. cit., p. 374 : « On peut rencontrer dans un compte soit des omissions, concernant, par exemple, le montant des engagements cautionnés ou les réserves qui imposaient les circonstances, soit des erreurs dans les écritures ; ce ne sont pas les inexactitudes les plus fréquentes puisque les contrôles de la comptabilité les décèleraient assez aisément ». Le dirigeant d'un groupe de sociétés de transports a été condamné notamment pour un délit de présentation de comptes annuels infidèles en raison d'une créance fictive et d'écritures d'actifs injustifiées ». Voir également M. DELHOMME, Y. MULLER, Comptabilité et droit pénal, Litec, 2011, p. 360 et s. Sur ce point Crim. 22 juin 2012, no 11-86.197, Rev. sociétés 2013. 172, note B. Bouloc.

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autrement comme une irrégularité de classement. Dans un tel cas, un flux de richesse ou tout autre fait économique s’est effectivement produit. Cependant, la dénomination, l’affectation ou la nature juridique qui le décrit ne sont pas régulières, au sens comptable : dès lors, les opérations incriminées sont bien enregistrées dans la comptabilité, mais sous une forme et à des endroits tels que leur vrai caractère n’apparaît pas. L’enregistrement du paiement d’un pot-de-vin comme rémunération d’un service de consultation juridique442 ou dans la section du bilan dédiée aux frais généraux demeure un exemple représentatif.

Ce type de faux n’influe pas sur la quantité mais sur la qualité de l’image que l’on veut transmettre avec les comptes, autrement dit, il fausse l’idée de la véritable situation de la société443. Dans la catégorie des infidélités matérielles, l’on assiste à une violation directe du principe de régularité des comptes puisque l’on fait état d’un événement qui ne s’est pas produit. En revanche, le mensonge dans le classement, qui a donc un impact purement qualitatif, s’attache à la sincérité des comptes : le résultat global est correct en soi mais la qualité de ce résultat demeure altérée. De ce fait, l’utilisation par la doctrine d’un lexique différent ne semble pas l’effet du hasard. Dans le faux matériel, ce que l’on truque ce sont les résultats ; dans le faux qualitatif, c’est la situation économique, patrimoniale ou financière de la société qui est truquée. Il est opportun de se demander quels sont critères qui siégeraient au jugement de l’importance pénale de ce type d’infidélité. Si le mensonge matériel, à cause de sa nature purement quantitative, peut être mesurable, le cas du mensonge de nature formelle (qualitative) pose différentes interrogations444. Selon l’intérêt que la pénalisation

442 Cf. R. SALOMON, Les grands arrêts du Droit pénal des affaires, éd. Cujas, 2016, p. 242 et s. Pour une exposition de la casuistique v. encore J. LARGUIER, Ph. CONTE, Droit pénal des affaires, op. cit., p. 375 : « Inscrire une créance de recouvrement douteux à la rubrique « effets de commerce » constitue ainsi une irrégularité : c’est même, si la créance est irrécouvrable, une simulation d’actif. Même si le résultat final n’est pas affecté, l’irrégularité peut cependant exister : ainsi lorsque on majore certains postes en en diminuant d’autres ».

443 Selon M. CHAUVIN, L’élément comptable, op. cit., p. 99, « les délits de classement apparaissent ainsi moins tranchés, moins évidents, que les délits d’énumération et d’évaluation. Ils se caractérisent non pas par des omissions ou des inexactitudes, mais par des présentations tendancieuses, par des subtilités d’ordre comptable parfois difficilement saisissables ».

444 Crim. 1 juill 2009, n. 08-88.308, dans Droit des sociétés, 2009, comm. 234, obs R. Salomon. A ce propos voir L. CONSTANTIN, A. GAUTRAT, Traité de droit pénal en matière de sociétés, op. cit. p. 567 : « Il nous paraît certain, en effet, qu’en qualifiant par exemple de « disponibilités » ce qui constitue en réalité des immobilisations, les rédacteurs du bilan présentent la situation de la société sous un jour faux. Une société qui possède des immobilisations importantes difficilement réalisables peut, malgré l’absence de tout déficit … se trouver dans l’impossibilité de remplir ses engagements à court terme ».

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du faux comptable protège ou protègerait, les inexactitudes dans le classement peuvent avoir, ou non, une place au sein de la condition préalable. Jusqu’à présent, la jurisprudence de la cassation n’a jamais remis en question la contrariété à la loi pénale de ces pratiques.

Par ailleurs, la modification des justifications économiques des postes du bilan consent de masquer la véritable activité de la société et cacher à l’échéance la commission d’autres délits comme la corruption.

3. Les infidélités dans les évaluations

137. La doctrine a reconnu une troisième catégorie qui se vérifie au moment

des évaluations comptables. Dans son ouvrage dédié à l’élément comptable en droit pénal, M. CHAUVIN rappelait que « la valeur des choses est dans le jugement que nous portons de leur utilité ; ce qui compte, c’est la croyance subjective de l’individu et non par les propriétés objectives de la chose »445. En effet, l’évaluation est une technique qui permet d’attribuer une valeur monétaire aux éléments actifs et passifs contenus dans les comptes dont la valeur ne peut être déterminée directement. Les brevets, les immeubles ou les créances font par exemple l’objet d’évaluations régulières car leur valeur pourrait changer dans le temps.

En raison de son mode d’emploi, ce type d’irrégularité est le plus difficile à détecter. Il requiert un examen ex post des méthodes employées, ce qui implique d’ailleurs l’identification d’une base de comparaison se fondant sur la méthode « correcte ». Il demeure aussi le type d’inexactitude « moins coupable ». Ceci en raison des difficultés intrinsèques à l’activité évaluative qui doit prendre en compte plusieurs méthodiques (coût historique, juste valeur) et qui peut changer selon le bien qui doit être évalué (immobilisations, constructions, brevets et marques de fabrique, matériel mobilier, stocks de marchandises, matières premières, valeurs réalisables, valeurs mobilières, amortissements et provisions etc.).

Dès à présent, nous devons souligner que la doctrine comptable a mis en évidence que la discipline d’où proviennent ces évaluations, à savoir la

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comptabilité, n’est pas une science exacte. Les pénalistes partagent ce constat446. Certains éléments économico-financiers qui doivent être exprimés sous forme de poste de bilan ne sont pas des faits statiques mais plutôt des situations ou des activités in fieri. Par conséquent, il n’est pas question de traduire ces éléments dans le langage des chiffres mais plutôt de les évaluer, voire de les interpréter447.

La conséquence directe de cet état de fait concerne la nature du paramètre qu’il faut employer pour juger de la fausseté. Si les deux premiers types d’infidélité peuvent rentrer dans l’alternative exacte (vraie)-inexacte (fausse), le dernier type s’insère dans la dimension correcte-incorrecte. Quel serait le paramètre pour juger la contrariété d’une évaluation avec le droit pénal ? C’est le plus souvent dans l’état d’esprit du rédacteur des comptes que l’on recherche la réponse448.

138. L’exposition à peine achevée nous permet de conclure que le législateur

français n’a pas voulu construire cette infraction selon le modèle des délits de faux, laissant à la doctrine et à la jurisprudence la tâche de préciser en quoi consisterait l’établissement de comptes infidèles449. À ce propos, plusieurs auteurs ont essayé d’énoncer des critères qui auraient dû pallier l’absence de frontière entre l’exactitude et l’inexactitude des comptes. Ces mêmes critères maintiennent leur prégnance nonobstant le fait que le texte législatif fasse désormais référence à des comptes infidèles. Il a été noté que c’est la fraude qui serait punissable ; la loi ne pourrait punir l’établissement d’un bilan inexact, car il n’y a aucun bilan qui soit rigoureusement exact. À partir de ce constat, ces

446 Ainsi W. JEANDIDIER, V° Sociétés - Fasc. 60 : SOCIÉTÉS. Infractions relatives à l'établissement et à la présentation des comptes sociaux. Id. Droit pénal des affaires, op. cit. Du même avis, entre autres, J. LARGUIER, Ph. CONTE, Droit pénal des affaires, op. cit.

447 . A. TOUFFAIT, J. ROBIN, A. AUDUREAU, J. LACOSTE, ult. op cit., p. 185: « L’évaluation des actifs contient toujours une part d’arbitraire dont il faut tenir compte et qui n’est pas nécessairement le résultat d’une fraude des auteurs du bilan. La difficulté de réaliser isolement certains biens, l’érosion monétaire, l’évolution des valeurs vénales, les changements apportés par la technique ou par l’économie ou la fiscalité peuvent produire des différences entre la valeur inscrite au bilan et celle que l’on pourrait raisonnablement lui attribuer ». Plus récemment M. DELHOMME, Y. MULLER, Comptabilité et droit pénal, op. cit., p. 360 et s.

448 Ainsi M. VERON, Droit pénal des affaires, op. cit., p. 275: « il est assez rare que les coupables se risquent à des grossières inexactitudes matérielles. Plus fréquentes sont les inexactitudes qui portent sur l’évaluation de tel élément d’actif ou du passif ou de tel poste du bilan. Elles sont plus difficiles à déceler, car plusieurs méthodes d’évaluation peuvent être utilisées et certaines inexactitudes apparaissent parfois plus comme le résultat d’erreurs de méthode que l’expression d’une volonté consciente de dissimulation. Poser le problème en ces termes, c’est aborder l’élément moral du délit ».

449 Nous verrons infra, Chapitre 2, que le législateur a également renoncé à définir la notion d’image fidèle des comptes.

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auteurs ont tiré une notion de « relativité du bilan, car le bilan est établi sur la comptabilité et ne traduit pas les valeurs réelles »450.

Ce langage rappelle le débat qui s’est développé en Italie où le choix du législateur a imposé à la doctrine et à la jurisprudence de rechercher une notion partagée de vérité comptable.