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TITRE I : LES FACTEURS DU RAPPROCHEMENT INDIRECT

L’INFILTRATION DE L’INCRIMINATION PAR LA VOIE PRÉTORIENNE

B. L’affaire Mulliez

97. Une voie fermée. La conclusion principale de l’arrêt Berlusconi était

probablement inévitable. Pourtant, la CJUE n’avait employé aucun mot se référant à une série d’aspects problématiques de la réforme italienne qui persistaient, et qui avaient déjà été indirectement sanctionnés dans d’autres affaires tranchées par la Cour. Une fois l’attention médiatique en déclin, des tribunaux italiens proposèrent à nouveau la question de la compatibilité de la loi pénale italienne avec les directives comptables. Ces recours ont donné lieu à l’affaire Mulliez332. Plus précisément, les juges du renvoi s’interrogeaient sur la compatibilité d’une loi pénale qui excluait de la répression les faussetés de classement333 quoique celles-ci contribuent au respect du principe d’image fidèle, considéré par la CJUE comme un objectif primordial des directives comptables (arrêt Tomberger). Les juges se demandaient également si le système de poursuite sur plainte de la personne lésée respectait le droit communautaire, profil qui avait déjà été affronté dans l’affaire Daihatsu-Deutschland GmbH. Enfin, les

332 CJUE, ordonnance du 4 mai 2006, affaire C-23/03, C-52/03, C-133/03, C-337/03 et C-473/03, Mulliez e. a.

333 Pour une définition de cette catégorie de faussetés comptables voir infra, Titre II, Chapitre 1, Section 1.

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tribunaux italiens doutaient de la légitimité des marges de tolérance et d’un régime de prescription qui garantissait de facto l’impunité.

Sans surprise, la Cour considérait que les questions préjudicielles posées portaient sur des points analogues à ceux soulevés dans l’affaire Berlusconi. Pour cette raison, elle a statué par ordonnance motivée. Une fois encore les tribunaux italiens espéraient voir reconnaître l’effet direct inversé des directives. Cependant, en se fondant sur une jurisprudence bien établie, la Cour a dû rappeler qu’une directive communautaire ne peut avoir pour effet de déterminer ou d’aggraver la responsabilité pénale des prévenus334.

Une telle jurisprudence, bien établie, a pourtant renforcé la crainte que les autorités nationales se sentent libres de remettre en cause a posteriori – et impunément – des sanctions efficaces, proportionnées et dissuasives qui visent à garantir l’effectivité de la mise en œuvre des directives au détriment de l’application uniforme du droit communautaire335. C’est dire l’inadéquation d’une influence sur le droit pénal qui, faute d’instruments de coercition reconnus par les Traités, se fonde exclusivement sur la volonté des États membres de respecter le cadre commun. Autrement dit, il s’agit ici d’un système de protection de l’information financière à la carte.

CONCLUSIONS DE LA SECTION 1

98. Jusqu’à l’entrée en vigueur du Traité de Lisbonne, l’Union européenne ne

disposait d’aucune compétence afin d’imposer aux États membres d’assujettir les violations des normes contenues dans les directives comptables à une sanction pénale. L’obligation d’assurer des sanctions appropriées laisserait une marge d’option aux législateurs nationaux, libres de choisir entre des sanctions administratives-pénales et des sanctions pénales tout court. En réalité, la plupart des systèmes nationaux prévoyaient déjà la pénalisation de ce type de

334 E. BERNARD, « Opposabilité d’une directive communautaire en cas de sanctions pénales nationales plus légères », Europe n° 7, Juillet 2006, comm. 204.

335 D. SIMON, « Primauté du droit communautaire et rétroactivité in mitius des lois pénales », Europe n° 7, Juillet 2005, comm. 238.

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comportements, de sorte que l’obligation de prédisposer des sanctions appropriées a été a priori respectée. Pendant longtemps, la relation entre droit européen et droit national a été en apparence plutôt paisible.

En outre, l’asymétrie entre droit européanisé et répression nationale est apparue prima facie moins profonde et moins que prévu. Les normes harmonisatrices d’une part, et les principes généraux du droit de l’U.E. d’autre part, ont parfois réduit la marge nationale d’appréciation reconnue aux États.

Or, l’affaire Berlusconi a montré qu’à elles seules, les directives comptables ne pouvaient justifier la non-application d’une loi pénale plus favorable aux prévenus : les principes fondamentaux du ius terribile peuvent prévaloir sur les exigences d’homologation des marchés. En tout cas, dans la motivation de son arrêt, la Cour de Justice a clairement affirmé que la pénalisation des mensonges comptables constituait la concrétisation de l’obligation de prédisposer d’un système de sanctions effectives, proportionnées et dissuasives. La compatibilité avec le droit communautaire de simples sanctions administratives pécuniaires, en substitution des sanctions pénales, ne serait nullement évidente.

99. Cela dit, la protection pénale de l’information financière est tout de même

apparue comme un enjeu de l’harmonisation européenne. L’importance des principes contenus dans les directives, tel que le principe d’image fidèle, ont nécessairement une empreinte sur les choix adoptés par le législateur national. Un certain rapprochement dans le domaine pénal serait donc consubstantiel à l’activité d’harmonisation mise en œuvre par l’Union sous l’ancien premier pilier. Par ailleurs, la structure de l’infraction de présentation ou de publication de comptes infidèles se base sur de nombreuses composantes extra-pénales harmonisées par l’Union européenne. Dans la section suivante, nous verrons comment les données européennes participent à la définition de la législation pénale pertinente, contribuant ainsi au rapprochement indirect des définitions pénales. Cette analyse nous permettra d’affronter la comparaison du délit de présentation de comptes infidèles dans les systèmes français et italien, et d’évaluer de cette façon si le rapprochement pénal indirect est en mesure de satisfaire les exigences communes de protection de l’information financière ou si, au contraire, une intervention directe de l’Union en matière pénale s’impose.

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SECTION 2

LES MÉCANISMES NATIONAUX DE RÉCEPTION

100. Les raisons de l’influence. Le droit de l’Union européenne n’aurait eu

qu’une incidence indirecte sur la question des sanctions « et encore plus indirecte sur celle des sanctions pénales »336. La tentative de souder explicitement, par la voie prétorienne, l’harmonisation européenne en matière de sociétés avec le droit pénal national a été repoussée par la CJUE. Cette dernière a dû laisser prévaloir les principes, rectius les droits fondamentaux sur les besoins du marché intérieur.

Cependant, dans les pages qui précèdent nous avons pu vérifier que le sujet de la protection pénale de l’information financière est337, et a toujours été, un enjeu de l’harmonisation européenne338. L’affaire Berlusconi a témoigné de l’importance de cet enjeu, et d’ailleurs la négation de l’effet in malam partem du droit européen dans la position d’un prévenu n’est pas superposable à la négation d’une exigence de protection pénale que l’Union pourrait revendiquer. Cette exigence est devenue manifeste depuis l’année 2005 au moins, suite à l’arrêt rendu par la CJUE dans l’affaire C-176/03339.

Nous avons également souligné que les dispositifs répressifs nationaux auraient fait l’objet d’un véritable rapprochement pénal indirect, c’est-à-dire d’une sorte d’harmonisation non recherchée mais souhaitée par l’Union ; non contraignante mais influente sur le droit pénal national ; surtout, non contrôlée, et donc évoluant en dehors du contrôle de qualité auquel les règles pénales sont généralement soumises. L’on se réfère ici au principe de légalité et à ses corollaires de la lex certa et de la lex parlamentaria340.

Afin d’étayer une telle hypothèse, nous avons déjà mis en exergue les éléments principaux qui ont fait l’objet de l’encadrement juridique européen. L’harmonisation menée sur la base de l’article 54, paragraphe 3, lettre g) du Traité

336 S. MANACORDA, « Un bilan des interférences entre droit communautaire et droit pénal : neutralisation et obligation d’incrimination », op. cit.

337 À vrai dire, le nouvel article 83, paragraphe 2 du TFUE rend tous les domaines ayant fait l’objet d’harmonisation des domaines potentiellement harmonisables au moyen du droit pénal.

338 Voir supra, Chapitre 1.

339 Voir supra, Section 1, § 1.

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de Rome (actuellement article 50, paragraphe 3, lettre g) du TFUE)341 a profondément rapproché le régime juridique des sociétés des capitaux. Les directives communautaires sont parvenues à un tel degré de précision qu’elles ne laissent souvent guère de marge de liberté aux parlements nationaux chargés de les transposer dans l’ordre interne342.

101. Plan. Il se pose alors la question de vérifier comment ces données

supranationales pénètrent dans le droit pénal national, et quels sont les récepteurs d’une telle influence. Nous analyserons plus précisément comment l’infraction comptable, qui sera étudiée dans le deuxième titre et qui s’occupe de la protection pénale de l’information financière, est modelée par le droit européen (§ 1). Nous devrons par la suite rendre compte également du rôle, parfois performatif, du juge national à l’égard de la compénétration entre données européennes et normes internes (§ 2). La nécessité d’une telle opération se fonde sur le constat que, le plus souvent, les Parlements nationaux transposent les directives européennes de manière mécanique, sans qu’un débat approfondi ait lieu et sans amendements ou aménagements en mesure de clarifier les nouvelles règles343.

L’approfondissement de ce phénomène d’internormativité, c’est-à-dire d’une superposition de normes produites par une pluralité de sources différentes, et avec la présence simultanée d’institutions encadrées dans des ordres juridiques différents, devient nécessaire pour rechercher les relations qui s’instaurent entre lesdits ordres, en termes de légitimation avant tout344.

341 Cette disposition permet à l’Union européenne d’organiser la coordination, en vue de les rendre équivalentes, des garanties exigées au sein des États membres pour protéger les intérêts tant des associées que des tiers par rapport aux sociétés de capitaux.

342 Ainsi B. OPPETIT, Droit et modernité, op. cit., p. 33. Cf. également B. BOULOC, « L’incidence des normes européennes sur les normes comptables », Rev. Soc., 2005, point 31. Pour une analyse de ce problème dans le cadre de l’article 83 TFUE voir J. TRICOT, « L’harmonisation pénale accessoire : question(s) de méthode. Observations sur l’art et la manière de légiférer pénalement selon l’Union Européenne », dans G. GIUDICELLI-DELAGE, C. LAZERGES (dir.), op. cit., spéc. p. 193.

343 Cf. P. BEAUVAIS, « Les mutations de la souveraineté pénale », op. cit. p. 78.

344 Nous développerons cette analyse dans le deuxième titre. A ce sujet cf. C. E. PALIERO, «Il diritto liquido. Pensieri post-delmasiani sulla dialettica delle fonti penali», op. cit., p. 1099 et s.

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§ PARAGRAPHE 1