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TITRE I : LES FACTEURS DU RAPPROCHEMENT INDIRECT

LES FACTEURS DU RAPPROCHEMENT INDIRECT

36. L’enjeu d’une protection pénale. La protection de l’information financière

divulguée par les sociétés est un enjeu fondamental de l’harmonisation européenne, notamment lorsqu’elles sont cotées dans le marché financier164. Dans le troisième considérant de la directive n° 2013/34/UE sur la nouvelle

162 En Droit italien, le terme est false comunicazioni sociali.

163 Ce constat est de G. GIUDICELLI DELAGE, Droit pénal des affaires en Europe, op. cit., spéc. p. 359.

164 En effet, dans le domaine boursier, l’harmonisation européenne a franchi pour la première fois la frontière du rapprochement pénal directe. L’importance de la réglementation sur les abus de marché dans le système de protection pénale de l’information financière périodique ne soulève aucun doute. A ce propos S. LOYRETTE observe que « les règles comptables participent de l’exactitude de l’information financière délivrée. Un lissage des comptes, consécutif d’irrégularités comptables, ayant un impact sur le montant des résultats, porte atteinte à la notion d’information exacte et sincère qui doit être délivrée au public », dans S. LOYRETTE, Le contentieux des abus de marché, op. cit. Cf. également E. AMATI, Abusi di mercato e sistema penale, op. cit., p. 186 et s.

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harmonisation des états financiers165, le législateur européen affirmait que « la coordination des dispositions nationales concernant la structure et le contenu des états financiers annuels […] revêt une importance particulière quant à la protection des actionnaires, des associés et des tiers ».

Dans une première phase de l’intégration communautaire, la responsabilité d’organiser cette protection est demeurée une compétence exclusive des États membres. Faute de compétence en matière pénale, la Communauté s’était limitée à demander un jeu de sanctions adéquates ; l’Union avait ensuite spécifié la portée de cette adéquation en demandant des sanctions effectives, proportionnées et dissuasives.

Néanmoins, l’asymétrie entre l’harmonisation des règles comptables et la sanction (nationale) des violations des règles comptables s’est souvent démontrée moins marquée qu’elle ne paraissait. À ce propos, nous pouvons anticiper un extrait des conclusions de l’Avocat Général J. KOKOTT présentées dans l’affaire Berlusconi166. Dans cet extrait, après avoir exposé plusieurs arguments au soutien de la centralité de l’harmonisation comptable dans la construction du marché intérieur, l’Avocat Général affirmait que « le législateur communautaire a voulu avec la première et la quatrième directive obliger les États membres à prévoir un système de sanctions sans faille ». Autrement dit, l’exigence de protection exprimée par l’harmonisation européenne dans ce domaine a dès le début posé la question de l’étendue de la marge de choix national sur la nature d’une telle protection, civile, administrative ou pénale.

Dans le même temps, le rapprochement juridique impulsé par l’Union dans l’enceinte de l’ancien premier pilier a dépassé ses limites en influençant indirectement le domaine pénal.

37. Une harmonisation pénale indirecte ? La notion d’harmonisation pénale

indirecte n’a pas été définie précisément par la doctrine et pourrait plutôt s’associer à un phénomène factuel. Dans plusieurs ouvrages, il est affirmé que la législation européenne en matière de marché intérieur, notamment en vertu des principes d’unité de marché et d’égalité des opérateurs économiques, peut

165 Cette notion substitue la notion plus traditionnelle de comptes contenue dans l’ancienne directive n° 78/660/CE.

166 Ces questions seront approfondies infra, Chapitre 2. Voir CONCLUSIONS DE M ME KOKOTT - AFFAIRES JOINTES C-387/02, C-391/02 ET C-403/02 présentées le 14 octobre 2004, point 77.

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exercer une profonde influence (non pas une harmonisation) sur le droit pénal. L’exemple des mensonges de nature financière en serait une illustration167. D’autres ouvrages parlent d’une intégration indirecte168 ou d’une influence purement indirecte169.

Quoi qu’il en soit, personne ne peut nier que l’une des conséquences de la fusion du marché intérieur (ancien premier pilier) avec l’espace de liberté, sécurité et justice (ancien troisième pilier) serait l’applicabilité à tous les secteurs du droit de l’Union des principes développés en droit communautaire pour construire le marché intérieur. Pour ces raisons, certains auteurs ont conclu que l’application du droit de l’Union consent à l’émergence d’une harmonisation juridique indirecte170 qui implique également le domaine pénal.

L’harmonisation des législations nationales suppose que les États intègrent dans leur droit les données approuvées au niveau européen171. En raison de la différence entre harmonisation et unification, les règles qui en découlent peuvent subir au moment de leur transposition des aménagements qui les éloignent du modèle attendu. Les données européennes peuvent aussi être transposées en l’état et successivement évoluer sous l’interprétation des juges nationaux. Cela dit, il est habituel que l’Union européenne laisse aux États membres la responsabilité d’élaborer les dispositifs répressifs des violations des règles

167 Du même avis : M. DELMAS-MARTY, Le flou du droit. Du Code pénal aux droits de l’homme, éd. Quadrige, 2004, passim. Cf. également M. DONINI, Il volto attuale dell’illecito penale. La democrazia penale tra differenziazione e sussidiarietà, Giuffrè, 2004, p. 179. Selon cet auteur, la plupart des règles de conduite (precetti) dans le domaine économique sont élaborées par l’Union Européenne, souvent au moyen de Directives. L’auteur fait l’exemple du délit de false comunicazioni sociali (présentation de comptes infidèles) pour justifier son affirmation. D’autres auteurs considèrent cette influence un fait, H. SATZGER, «Politica criminale europea : pericoli o prospettive per gli ordinamenti penali nazionali all’interno dell’Unione Europea»,. dans C. E. PALIERO, F. VIGANÒ (a cura di), Europa e Diritto penale, Giuffrè, 2013, p. 285 et s.

168 Voir G. GIUDICELLI-DELAGE, S. MANACORDA (dir.), L’intégration pénale indirecte. Interactions entre Droit pénal et coopération judiciaire au sein de l’Union européenne, Société de Législation Comparée, 2005. Dans le contexte de cet ouvrage, l’expression « intégration pénale indirecte » se référait aux retombées substantielles des instruments de coopération pénale entre les États membres.

169 S. MANACORDA, Retour aux sources ? La place du droit pénal économique dans l'action de l'Union européenne, op. cit.

170 Voir, entre autres, A. KLIP, European Criminal Law, Intersentia, 3rd Edition, 2016, p. 20 et s.

171 Ibid. Du même avis M. DONINI, Il volto attuale dell’illecito penale, op. cit., qui observe que le législateur national, à l’heure de définir les infractions, emprunte souvent plusieurs éléments où données provenant du ius commune europaeum extra-pénal.

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harmonisées. Ainsi, un lien apparaît évident entre la règle harmonisée et la règle qui s’occupe de son respect172.

38. Qui est le législateur ? Or, l’absence d’une maîtrise unitaire du processus

d’harmonisation, capable de rechercher un équilibre entre les règles de comportement communes et les règles de sanction nationales, peut engendrer une confusion des rôles et une superposition de normes en mesure de brouiller le système. Selon E. HERLIN-KARNELL, l’empiètement des objectifs du marché sur le droit répressif pose la question de savoir qui est le véritable législateur. Cet empiètement risque dans le même temps d’affaiblir le respect des principes fondateurs du domaine répressif, tel que le principe de légalité173.

Le cadre à peine esquissé se caractérise également par le rôle majeur joué par les autorités judiciaires. Les limites intrinsèques de l’instrument de l’harmonisation permettent au législateur européen d’adopter des règles floues qui, une fois coulées dans la pratique des tribunaux, peuvent garder leur esprit originaire ou n’engendrer aucun effet : « derrière les mêmes termes, les contenus et les pratiques peuvent diverger »174 . Dès lors, l’influence de l’harmonisation européenne sur la protection pénale de l’information financière impose de vérifier si elle apporte des règles claires qui peuvent guider la répression organisée par les législateurs nationaux175. Les interactions dont on parle seront plus évidentes à chaque fois que les règles seront les plus claires et les plus déterminées possibles176.

Cela dit, d’autres questions se posent : une telle configuration réussit-elle à encadrer les systèmes répressifs, faute de compétence pénale ? Dans le cas où un État membre décide de s’écarter des obligations de protection, existent-ils des mécanismes de contrainte ? Comment évaluer la qualité des données européennes une fois qu’elles sont transposées en droit interne et absorbées par

172 Voir J. C. COFFEE Jr., «Law and the Market: The Impact of Enforcement», University of Pennsylvania Law Review, n° 2 (2007), p. 229 et s.

173 Voir E. HERLIN-KARNELL, The Constitutional Dimension of European Criminal Law, Hart Publishing, 2012, p. 90 et s.

174 G. GIUDICELLI-DELAGE, S. MANACORDA, L’intégration pénale indirecte, op. cit., p. 379.

175 Encore A. KLIP, Harmonisation and harmonising measures in Criminal Law, op. cit., p. 23 et s.

176 Sur ce point A. KLIP, European Criminal Law, op. cit., p. 38, en anglais : « The harmonising effect of clearly described legislation will be greater than when terminology that is capable of multiple interpretations is used ».

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le droit pénal ? Quel équilibre existe-t-il entre l’exigence de protection et la légitimité de cette dernière ?

39. Plan. Ces interrogations nécessitent une réponse mesurée. Pour cette

raison, si nous voulons aborder le thème de la protection pénale de l’information financière périodique, l’analyse du cadre harmonisateur européen en matière de présentation des comptes annuels des sociétés est nécessaire. Ce cadre pourra également servir de grille comparative pour l’étude du délit de présentation ou de publication de comptes infidèles, grille dont nous fournirons les éléments principaux (Chapitre 1). Ainsi, le cadre harmonisateur mentionné pénètre les infractions pénales qui contribuent au système de protection que nous voulons approfondir. Il sera intéressant d’appréhender comment ce cadre harmonisateur pénètre ces infractions pénales à travers l’analyse des mécanismes de transmission des données européennes dans ces infractions (Chapitre 2). Nous entreprendrons tout cela pour comprendre si l’enjeu de la protection pénale de l’information financière apparaît en ce moment bien géré par l’Union européenne ou si au contraire une nouvelle intervention est souhaitable.

CHAPITRE 1. LES TEXTES EUROPÉEENS, OUTILS DE RAPPROCHEMENT