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De l’hiérophanie à la théophanie

Chapitre I – L’Écriture

1.3 De l’hiérophanie à la théophanie

Quand il s’agit de réfléchir à propos de l’expérience du sacré dans ce nouveau monde qui est né avec l’écriture, il faut parler du passage de l’hiérophanie à la théophanie. Or, comme l’a bien observé V. Flusser200, ce nouveau monde est celui des religions du Salut,

du engagement politique, de la science et de la technologie, c’est-à-dire du monde historique. Si bien que toute la puissance de l’écriture a de lourdes conséquences dans le champ du sacré, voire même dans l’apparition du monothéisme.

Notons que seul un medium désincarné et sans père pourrait orienter l’imaginaire dans la direction d’un père invisible mais présent : le Dieu unique, transcendant et surplombant. Si les formes du sacré sont déterminées par le medium, on constate que l’avènement de l’écriture a signifié le passage de l’hiérophanie à la théophanie, en d’autres termes, d’un sacré sauvage polythéiste à un sacré domestique monothéiste. L’écriture impose la notion de vérité supérieure, d’où, en termes religieux, elle crée les conditions de possibilité de la croyance en un seul et véritable Dieu. Le monothéisme est donc débiteur de l’écriture alphabétique.

De toutes les conditions responsables de l’émergence du monothéisme, le medium écriture est un des plus remarquables et puissants. C’est-à-dire que dans le christianisme, l’islam et le judaïsme, l’écriture est un des éléments de base. Ce sont des religions, finalement, qui ont certaines caractéristiques en commun, non seulement parce qu’ils sont les religions des enfants d’Abraham, mais parce qu’ils sont soutenus par des textes écrits considérés comme divinement inspirés, c’est-à-dire que ce sont des religions révélées. Le texte écrit a une autonomie éternelle par rapport aux contextes vivants, si bien que la légitimité du monothéisme est maintenue dans n’importe quel contexte ou temps. Ainsi le texte écrit établit un discours qui ne peut pas être questionné, comme le remarquait déjà Socrate en Phèdre. Selon Walter Ong : « There is no way directly to refute a text. After

absolutely total and devastating refutation, it says exactly the same thing as before. This is one reason why ‘the book says’is popularly tantamount to ‘it is true’201. ».

200 Flusser, Op. cit., 2007. 201 Ong, Op. cit., 2012.p.78

Parce que c’est autonome et stable, l’écriture a permis la notion d’universalité. Comme l’a bien remarqué P. Lévy202, l’écriture stimule le fait que le message soit

indépendant des conditions de production, justement pour qu’elles puissent circuler partout. Si possible, il faut encore que ce message contienne les clés de son interprétation. L’idée d’universel advient, donc, de cette entreprise.

Car l’écriture permet les discours incontestables et inviolés, elle crée les conditions des possibilités des religions dogmatiques et universelles, comme c’est le cas des grandes religions du Livre, qui sont connues sous ce nom non seulement parce qu’au niveau du contenu elles ont des similitudes, mais parce qu’elles partagent le même medium, la même forme. La bible, par exemple, c’est la disposition fidèle des décrets éternels de la volonté de Dieu. Et c’est éternel parce que c’est écrit et inscrit. Les textes écrits sont irréfutables et virtuellement universels, on apprend les commandements par cœur, on reproduit le même rituel. C’est pour cela que la révélation divine de la tradition hébraïque-chrétienne est aussi stable : « L’herbe sèche et la fleur tombe, mais la parole de notre Dieu subsiste

éternellement » (Es, 40,08).

L’écriture permet l’administration du sacré, elle permet la révélation de ce qui est inaccessible. Ainsi, contrairement au contexte oral, la source de l’autorité des religions du livre est le texte et non pas la mémoire basée sur une tradition. C’est ainsi que la vérité dogmatique est la révélation : la Torah, les Évangiles et le Coran sont la révélation elle- même ou la narration authentique de la révélation. Le texte inaugure la vérité, échappant ainsi à tout contexte de conditionnement.

Il est net que ce concept de révélation exige la technique de l’écriture puisque, tel que Sloterdijk l’a souligné, la révélation présuppose la métaphysique de l’émetteur fort, dont l’origine transcendante du message est centrale :

L’idée de révélation implique la conception passablement dramatique, en utilisant des diktats qui sont des cadeaux, ou des cadeaux qui sont des diktats, et en empruntant des médias sélectionnés - prophètes, législateur et surhommes sacrés

202 Pierre Lévy, Les technologies de l’intelligence. L’avenir de la pensée à l’ère informatique (La

-, qu’un seigneur doté d’une volonté de communication s ‘adresse à un groupe de récepteurs afin d’inciter à accepter son message.203.

Toujours selon Sloterdijk, la révélation et la raison scientifique montrent toute leur affinité. Le même rapport entre sujet et objet dans la connaissance se vérifie dans le monothéisme, puisque la révélation insiste sur le primat du sujet sur l’objet. Cette révélation monothéiste, inscrite dans un texte, dévalorise ce qui a déjà été découvert auparavant par l’homme, aussi bien que ce qui va être découvert.

Les religions du Livre, religions de la révélation divinement inspirée, sont des exemples privilégiés d’un changement culturel fondamental qui avait comme facteur capital des transformations sociales l’introduction d’une technologie de communication. L’écriture a collaboré par le dépassement du monde magique et circulaire de l’oralité avec sa religiosité ethnique et énigmatique, basée, surtout, dans la puissance de la voix et du son. Les religions du livre sont des religions qui mettent en évidence la vision neutre du monde, dont la signification est liée au texte.

Bien évidemment, l’introduction de l’écriture n’a pas éliminé l’oralité204. Walter Ong

soutient que la Bible, de la genèse à l’apocalypse, enregistre la présence, encore dominante, de l’oralité. Dans toutes les religions du livre il y a des expériences issues de l’oralité. Si nous examinons le contexte avant la modernité, nous constatons aisément que la plupart des fidèles étaient illettrés. Cependant, comme l’a bien observé Harry Gamble205,

cette situation ne crée aucune contradiction puisque les illettrés avaient d’autres opportunités pour entrer en contact avec le texte, par exemple lors des récitations dans les temples. En général, la liturgie des religions du Livre est basée sur la lecture des textes sacrés. En tout cas, les expériences des religions du Livre sont dépendantes du texte écrit. C’est-à-dire que l’écriture remodèle aussi la nature de la communication verbale, de manière que les religions du Livre ont une influence décisive sur la croyance, aussi et surtout, des gens illettrés.

203 Peter Sloterdijk, La folie de Dieu: du combat des trois monothéismes ([Paris]: Pluriel, 2012).p.25 204 Eric Havelock nous rappelle que le lecteur jusqu’à l’apparition de l’imprimerie lisait à voix haute

pour lui--même. Cf. Eric Alfred Havelock, The Literate Revolution in Greece and Its Cultural Consequences, 1St Edition edition (Princeton Univ Pr, 1982).

205 Harry Y. Gamble, Books and readers in the early church: a history of early Christian texts (New

La parole écrite favorise le sens visuel et, ainsi, elle limite la capacité expressive et communicative de l’expérience du sacré, sa densité et sa multi-dimensionnalité. Donc, si la religiosité de l’oralité est marquée par le mystère et l’énigme, la culture graphique - en raison de la puissance de l’écriture – engendre une forme religieuse qui peut être caractérisée comme normative. Les religions révélées qui sont établies dans les textes écrits, dictent les règles, comme les dix commandements. Dans ce cas, il y a un point de référence externe et des fonctions constantes qui fonctionnent comme un mécanisme de régulation autoritaire, en établissant des normes et des règles de conduite.

Avant d’initier la compréhension des signaux forts que l’écriture a engendrés dans la constitution des formes du monothéisme et dans l’imaginaire religieux, il est intéressant de considérer aussi les signaux faibles. C’est-à-dire que si l’écriture permet l’administration du sacré, la révélation de ce qui est inaccessible, elle permet aussi des escapades mystiques, justement par le caractère pharmacologique et ambigu de l’écriture. Des choses mises par écrit peuvent revenir nous hanter ou nous sauver. Chaque texte est potentiellement une source de sorcellerie. Le texte écrit est, en quelque sorte, une qualité oraculaire.

Ainsi, Il faut noter encore que, paradoxalement, dans les trois grandes religions monothéistes du livre existent des traditions mystiques dans lesquelles la technologie de l’écriture joue un rôle spécial. Des traditions qui sont entrées parfois en conflit avec l’orthodoxie. La tradition gnostique chez les chrétiens, la kabbale chez le judaïsme et la tradition soufie dans l’islam témoignent dans ce sens. La même technique qui engendre des imaginations religieuses dogmatiques, les signaux forts, permet aussi des escapades imaginaires et mystiques, les signaux faibles.