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Archéologies des media

Chapitre II : Matérialités

2.6 Archéologies des media

Il peut paraître paradoxal dans une étude sur l’imaginaire du medium numérique de consacrer toute une partie de la thèse à des media anciens, tel que l’écriture, l’électricité et, plus étrangement, les reliques. Les défis que les media contemporains nous posent semblent d’autant plus inédits et complexes que l’on pense habituellement que les anciens

media ont peu à apporter. Cependant, nous ne voudrions pas opposer le nouveau à l’ancien.

Nous croyons que c’est en regardant les dynamiques des media antérieurs qu’on peut comprendre le rôle actif du medium dans les engendrements des imaginaires mystiques, y compris d’aujourd’hui. Puisqu’il faut situer les dits nouveaux media dans une généalogie plus longue afin de regarder les formes anciennes et repérer les ruptures et continuités du nouveau par rapport au passé, nous décidons de suivre l’esprit épistémologique et méthodologique d’un champ connu sous le nom d’archéologie des media146.

Notons bien qu’il s’agit de la jonction de deux mots forts. Sur les media, nous défendons une conception large du terme et c’est bien l’approche des auteurs engagés dans ce champ. En fin de compte, il s’agit de poursuivre la démarche de Walter Benjamin147 et

Marshal McLuhan, archéologues des media avant la lettre. À propos de l’archéologie, l’inspiration se trouve dans le travail de Michel Foucault148, qui dans son livre

l’archéologie du savoir refuse les parcours linéaires, c’est-à-dire, l’histoire, pour poursuivre les ruptures, les discontinuités à partir de la fouille du terrain pour repérer les restes, les vestiges.

La perspective archéologique se caractérise ainsi par une manière de penser, dont le projet d’une théorie des media est la conséquence. En fin de compte, il s’agit de raisonner à partir du matériel, d’un souci envers la machine et, conséquemment, les imaginaires qui

146 Courant provenant éminemment du monde anglo-saxon (Media archaeology) et allemand

(Medienarchäologie), l'archéologie de media atteint d'autres contextes au cours des dernières années. À cet

égard, nous avons participé au cours de l’année 2015 de deux séminaires concernant à la thématique à Paris : « L'ère du paléo-digital / Archéologie des médias et des savoirs » et « Archéologie des médias et histoire de l'art ». Dans ces séminaires nous nous sommes rendu compte qu’il n’y a pas d’opposition entre le travail académique en archéologie des media et les expérimentations esthétiques dans des galeries d’arts.

147 À cet égard, le projet de Benjamin de reconstruire le XIXe siècle en plaçant Paris en position de

capitale est remarquable. Il relie plusieurs éléments matériels comme les textes, les illustrations, la ville, l’architecture et des objets pour illuminer les mondes des rêves de la modernité.

148 Notamment: Michel Foucault, L’ archéologie du savoir, Repr, Collection Tel 354 (Paris:

leur correspondent. Dans notre cas, il est question de comprendre l’imaginaire, l’immatériel, à partir du matériel.

Voilà notre a priori archéologique. À la manière de la tradition compréhensive, nous y reviendrons, l’approche archéologique ne veut pas expliquer, mais plutôt désobstruer, déformer, afin de comprendre les liens secrets, rendre visible ce que l’histoire ne fait pas, la survivance des rêves et fantasmagories. L’archéologie ne cherche pas seulement dans l’antique ce qui affecte aujourd’hui : il s’agit d’un regard vers à ce qui n’a pas de fin, la recherche de quelque chose de nouveau dans l’ancien. Les media ne meurent jamais149, les

enjeux mystiques engendrés par des media tels que l’écriture, la relique ou l’électricité font partie des fondements de la mystique contemporaine. Dans ce regard original sur le passé, le résultat envisagé est la qualification du présent, montrant les fondations de notre moment. C’est comme l’allégorie chez Benjamin, une manière alternative de regarder la temporalité, non pas en tant que succession organique, mais à partir de figures comme la ruine et la décadence.

Il y existe plusieurs archéologies des media, proposés par différents chercheurs, par exemple S. Zielinski, F. Kittler, E. Huhtamano, Jussi Parikka, etc.150 Il faut insister sur le

fait qu’il ne s’agit pas véritablement d’une discipline académique avec une méthodologie unifiée. L’archéologie des media est davantage une approche qui traverse plusieurs disciplines, qui travaillent contre la linéarité, contre les phases de la communication, contre l’idée de progrès et pour relativiser la question de la nouveauté des soi-disant nouveaux

media. Ainsi, Il nous semble plus approprié de parler en termes de strates de media que des

phases successives qui ont abouti au numérique. Ainsi, Il s’agit de fouiller les stratifications secrètes, de les exhumer et les faire apparaître. Tout ce travail sert à nous faire penser autrement et non pas à confirmer que nous sommes dans le zénith du progrès technique.

149 D’ailleurs il y a des media que ne disparaissent jamais, elles sont continuellement remédiées et

adaptées, comme le vinyle qui curieusement a connu un nouvel essor avec l’apparition du MP3. D’autres

media gagnent une « deuxième vie » lors des interventions artistiques. En France, par exemple, il y a des

œuvres qui se réapproprient des appareils de minitels. Notons ainsi que l’archéologie des media est en phase avec une certaine nostalgie et revivalisme envers les anciens media qui marquent notre postmodernité. En autre, il est à remarquer que le medium numérique revitalise d’anciens media tel que l’écriture, les calendriers, les cartes, etc.

150 En fait, il existe différentes manières de mener des recherches s’appuyant sur l’archéologie des

media: les études des imaginaires médiologiques (Eric Klisnberg) ; l’exhumation d’appareils pour

comprendre la pensée de la machine (Wolfgang Ernst) ; les études des media zombies(J. Parikka) ; la médiumnité des media comme J. Sconce, etc.

Il n’est pas question ici d’engager une conception linéaire des media, ainsi, nous ne considérons pas le medium numérique comme la forme la plus évoluée et avancée de communication. Avec Siegfried Zielinski, l’histoire des media n’est pas le résultat de l’avance prévisible et nécessaire d’un apparat primitif vers un apparat complexe151. Il s’agit

davantage d’un processus de discontinuité et d’intermittence où chaque medium est un nouvel environnement. En fait, nous envisageons de marquer une différence en relation avec l’histoire des médias qui considère que ce processus a commencé par les médias de masse et qu’il se résume à une succession de réussites progressives. La sociologie qui en découle, comme nous le savons, la sociologie des médias ou de la communication, s’intéresse soit aux statistiques de diffusion, soit aux études d’impact.

L’approche archéologique, par contre, s’appuyant sur une conception plus large des

media, s’intéresse aux imaginaires médiatiques, aux petits détails, à l’exhumation des

curiosités, essaie de problématiser notre perception des media. On voit ainsi que dès son apparition, le medium engendre une nouvelle fantasmagorie, une zone mentale fluide où de nouveaux imaginaires et de nouveaux conflits se construisent. Chaque medium, lorsqu’il apparaît, est aperçu comme quelque chose de numineux, en même temps nouveau et différent.

Une archéologie des media se justifie dans la mesure où nous comprenons les media comme la clé de la compréhension de notre culture. Ainsi, pour regarder l’imaginaire mystique à l’époque des réseaux numériques, nous mobilisons cette approche pour reconstruire les liens perdus et pour essayer de pénétrer dans la circularité qui est derrière les images. Pour nous, il est tout à fait remarquable, aussi que une opération sociologique importante, de comprendre comment on a réagi, par exemple, à l’arrivée de la radio ou du cinéma et comment cet émerveillement a structuré le social de l’époque.

Rappelons la définition d’archéologie des media proposé par Jussi Parikka. Selon lui, cette approche est une manière de réfléchir aux nouvelles écologies médiologiques en profitant des intuitions tirées des media du passé : « Media archeology has been interested

in excavating the past in order to understand the present and the future152 ». Retenons

151 Zielinski, Op. cit.,p. 23

ainsi que l’archéologie des media est une épistémologie de la culture du medium numérique ! Les cultures ou écosystèmes médiologiques, selon cette approche, sont considérés comme sédimentés en différentes couches, selon des plis du temps et de la matérialité au sein desquels le passé peut soudain être redécouvert d’une façon nouvelle : « Media archaeology is introduced as a way to investigate the new media cultures through

insights from past new media, often with an emphasis on the forgotten, the quirky, the non- obvious apparatuses, practices and inventions153 ». Pour nous l’archéologie des media, ou

comme le dit Siegfried Zielinski l’anarchéologie, signifie se débarrasser du récit du progrès qui est derrière les études de communication et de la sociologie des médias. Cette histoire officielle tend à marginaliser les projets ratés et les imaginaires fantastiques.

Avec Eric Kluitenberg, nous comprenons qu’une façon d’engager une archéologie des media peut se faire par le biais de l’imaginaire, c’est-à-dire, d’une réflexion spécifique à propos du passé comme ressource pour repenser la manière dont on approche les modes de perception, sensations et créations des media. Bref, c’est à partir de l’extraction de la longue durée de la culture des media qu’on peut repérer la mystique et la sacralité attachée aux objets techniques et l’imaginaire qui les accompagnent. Bien entendu, il s’agit d’une approche tout à fait intéressante pour nous dans la mesure où nous pouvons ajouter l’imaginaire dans les études médiologiques, en considérant l’imagination, les fantasmagories, la médiumnité, comme extensions des potentialités du medium.

Rappelons que l’investigation des imaginaires profonds des media peuvent prendre différents significations qui sont interchangeables. L’approche de Kluitenberg est consacrée aux media « imaginés », soit dans la fiction scientifique, dans les laboratoires, dans la littérature, etc. On a imaginé des machines étranges censées accomplir nos plus étranges rêves et fantasmes, par exemple des media pour parler avec les morts ou avec le divin ! Il y a aussi toute une attribution fantastique d’un pouvoir à un medium existant qui excède sa simple fonction utilitaire. En tout cas, il faut tenir compte du fait que tout

medium, y compris ceux qui sont imaginés, fait émerger des récits qui font changer le

climat d’une époque, créant les conditions de possibilités par l’apparition soit de media concrets, soit de nouvelles expériences mystiques. À cet égard, le spiritualisme, nous y reviendrons, est exemplaire.

Ainsi, selon Kluitenberg : « The archaeology of imaginary media is an attempt to shift attention somewhat away from a history of the apparatus and to focus on the imaginaries around technological media — communication media in particular — of both realized and unrealized media machines154 ». Pour nous, il s’agit d’une approche essentielle, d’un déplacement de l’utilitarisme vers l’excavation des fantasmagories et du dévoilement du réseau des pratiques matérielles dans laquelle les images mystiques émergent. Voilà une approche qui vise à allier la matérialité (hardware) et l’immatérialité (software).

154 Eric Kluitenberg, « On the Archaeology of Imaginary Media », dans Media Archaeology:

Approaches, Applications, and Implications, dir. Erkki Huhtamo et Jussi Parikka (Berkeley, Calif: Univ. of