• Aucun résultat trouvé

Imaginaires mystiques

Chapitre I : Sacralités

1.5 Imaginaires mystiques

L’universalité des manifestations du sacré est l’évidence de la puissance créatrice de l’imaginaire. Ici, il n’est pas question de lier l’imaginaire à ce qui est faux, mensonger ou irrationnel, mais de le considérer davantage comme un élément essentiel de la communion sociale. Rappelons que l’iconoclasme signifie proscription ou destruction des images et

58 J. Ries, L’homme et le sacré, Patrimoines. Histoire des religions (Paris: Cerf, 2009). p.27 59 Bastide, Op. cit.,p.234

60 Cf.: Serge Moscovici, La machine à faire des dieux: sociologie et psychologie, L’espace du

que ce mépris envers l’image est le résultat de la pensée religieuse monothéiste. La religion, pour révéler ce qu’est le sacré, limite évidemment l’imagination créatrice.

Comme nous le rappelle Gilbert Durand, une Église, celle de Rome tout spécialement, à partir de son fonctionnellement dogmatique, comme corps sociologique, coupe le monde en deux, les fidèles et les impies. Ainsi, L’Église «… ne peut admettre la liberté d’inspiration de l’imagination symbolique. », car la vertu du symbole, à la limite, est « d’assurer au sein du mystère personnel la présence, même de la transcendance. Une telle prétention apparaît à une pensée ecclésiale comme la porte ouverte au sacrilège »61. Encore selon Durand, le processus symbolique pur est plutôt mystique que religieux puisqu’il échappe à tout dogme imposé. Le symbolisme, et par conséquent l’imaginaire, est quelque chose que n’a pas besoin d’un intermédiaire social, en l’occurrence, l’Église.

Notons ainsi que l’approche imaginaire en sociologie62 est celle qui nous permet un

investissement transversal pour la compréhension de la mystique en jeu à notre époque. Il s’agit d’une approche fondamentale pour toute étude à propos de la religiosité, parce que les expériences du sacré sont basées sur des croyances, sur des mythes, en un mot, sur l’imaginaire63. C’est bien au XXe siècle que l’imaginaire réapparaît avec force, à l’heure de

la crise de la religion. Rappelons que pour Gilbert Durand l’histoire de l’Occident est l’histoire de l’iconoclasme. Mais ce processus arrivé à saturation et il nous donne les principaux indices64 : l’invasion des techniques de l’image, les nouvelles théories physiques, la psychanalyse, les récits ethnographiques, le nouvel esprit scientifique, etc. Dans le champ du religieux on voit également cette rébellion de l’imaginaire : la diffusion de cultes hétérodoxes dans les églises institutionnelles, des exaltations de masses, etc.

61 Gilbert Durand, L’imagination symbolique (Paris: Presses Universitaires de France, 2003)., p.35 62 La sociologie de l’imaginaire consiste davantage en un point de vue privilégié qu’en une

spécialisation. Il s’agit d’une réévaluation de la vie quotidienne qui s’intéresse à la dimension imaginaire de toutes les activités sociales, normalement négligeables pour la macrosociologie. Cf. : Patrick Legros et al.,

Sociologie de l’imaginaire. (Paris: A. Colin, 2006). À cet égard voir aussi : Valentina Grassi, Introduction à la sociologie de l’imaginaire: une compréhension de la vie quotidienne (Ramonville-Saint-Agne (Haute-

Garonne): Erès, 2005). Voir également: Joël Thomas, dir., Introduction aux méthodologies de l’imaginaire (Paris: Ellipses, 1998). Cette précision est fondamentale puisque nous comprenons qu’il est possible dans notre thèse de requalifier la sociologie des religions et de la communication par le biais de l’imaginaire.

63 Malgré cette importance, ce champ a été systématiquement rejeté par la sociologie en général, y

compris la sociologie de la religion, plus intéressée par la réalité, c’est à dire les institutions, les chiffres, les relations de pouvoir, etc. que par le réel lui-même, c’est à dire la vie quotidienne, l’imaginaire, le vécu, etc.

64 Cf.: Gilbert Durand, « Introduction à la mythodologie », dans La sortie du XXe siècle, Société

Bien évidemment, cette rébellion de l’imaginaire a stimulé l’émergence d’une nouvelle épistémologie en sciences sociales, même si elle est encore marginale, pour faire face à ce contexte65. Gaston Bachelard, pionnier de cette approche, prend compte le relativisme scientifique qui a marqué les sciences exactes et considère qu’avant même de penser, on imagine66. Ainsi, le rôle des images dans le psychisme est fondamental, l’imaginaire projette des possibilités des réalités qui transcendent l’ordre des faits, forge un réel alternatif à la soi-disant réalité. Bachelard argumente qu’il y a des images universelles

a priori ou archétypes, une idée que bien évidemment il reprend de Carl Jung qui avait

décrit un monde archétypal d’images qu’il croyait être attaché à la plus ancienne racine de l’esprit humain, une zone qu’il nommait l’inconscient collectif. Chez Bachelard, ces images sont actualisées du moment qu’elles sont attachées à un objet naturel ou culturel. Les matières primordiales sont les quatre éléments : la terre, l’eau, le feu et l’air.

Gilbert Durand reprend la notion d’archétype chez Bachelard et Jung, en tant que quelque chose d’éternel et qui déborde les concrétions individuelles, géographiques et sociales. Autour de cette idée il organise « Les structures anthropologiques de l’imaginaire » 67, livre fondateur paru en 1960. Durand nous rend attentif au fait que

l’imaginaire est structurant, il nous montre qu’il y a des invariants, les archétypes, qui sont caractérisés par la stabilité et l’universalité et se posent comme un système de virtualités. Ces archétypes sont lointainement enracinés et se traduisent en différents images-symboles selon les conditions culturelles et matérielles, apparaissant en différentes modalités. Selon Durand, ces images sont organisées à partir des schèmes ou protocoles informatifs, nommés par Durand structures qui sont, elles-mêmes, susceptibles d’un groupement plus général, les régimes diurnes et nocturnes. Les sociétés se construisent autour de formes qui vont et qui viennent, selon des cycles qui marquent la dominante de tel ou tel registre de l’image. Il s’agit d’une attention à l’Imaginaire, entendu comme un dynamisme qui

65 Rappelons que la sociologie classique est héritière de l’iconoclasme occidental. Dans le marxisme

l’imaginaire a été identifié comme une transfiguration du réel, une construction fantasmagorique née d’une impotence du réel. Les pères fondateurs de la discipline, Comte et Durkheim ont construit une théorie basée sur cette méfiance envers l’image.

66 Cf.: Gaston Bachelard, Le Nouvel Esprit Scientifique (Paris: Presses Universitaires de France,

2012). Voir aussi : Gaston Bachelard, La terre et les rêveries de la volonté: essai sur l’imagination de la

matière (Paris: Corti, 2003).

67 Gilbert Durand, Les Structures anthropologiques de l’imaginaire: introduction à l’archétypologie

s’équilibre entre certains réseaux de forces antagonistes : les régimes diurne et nocturne, qui conditionnent les schèmes de nos fonctionnements mentaux et sociaux68.

Notons bien que la rébellion de l’imaginaire est davantage un dévoilement opéré par le biais des techniques, celles qui ont auparavant désenchanté le monde. Le paradoxe n’est qu’apparent69. D’abord, comme nous allons indiquer dans la deuxième partie de la thèse, il

y a toujours eu une dimension mystique cachée derrière les objets techniques, surtout les objets électriques. Une dimension souterraine qui de nos jours fait surface. Si on reprend la métaphore hydrique de G. Durand et ses six phases du « bassin sémantique70 », on se rend compte de la dimension dynamique et fluide de l’imaginaire. Ruissellement, Partage des eaux, Confluences, Au nom du fleuve, Aménagement des rives, Epuisement des deltas ; notons ici que la métaphore nous indique bien que parfois le flux est souterrain et qu’il peut, bien évidemment, ressurgir.

Retenons que les images, elles aussi, ont cette fonction médiatrice. Chaque culture et chaque société ont ses images qui, avant tout, ont une puissance médiatrice, comme le souligne Edgar Morin par qui l’image fait la médiation entre le cosmos et l’être vivant. L’image comme medium est une thématique que Michel Maffesoli a approfondie : «….l’image comme mésocosme entre le microcosme personnel et le macrocosme collectif. Au sens strict, elle est monde du milieu. Elle fait un lien. Elle établit une reliance71 ». C’est bien ça qu’évoque la notion de mundus imaginalis chez Henry Corbin, orientaliste, spécialiste du soufisme. Conçue dans le contexte des sources iraniennes médiévales, notamment l’interprétation de la pensée de Sahrarvadi et Ibn’Arabi, la notion a été l’origine de la théorie de l’imaginal, théorie qui a été absorbée intensément par Durand. Le monde imaginal de Corbin n’a rien de fictionnel ou d’irréel, il est l’origine même de la réalité : « Monde entre-deux, monde médian et médiateur, sans lesquels tous les

68 L’importance du projet académique de Gilbert Durand est indiscutable parce qu’il a le mérite de

mettre au premier plan des sciences humaines l’imaginaire. La pertinence de sa ligne de pensée se trouve justement dans le fait de conjuguer l’imaginaire dans une condition anthropologique qui est lié à une demande de transcendance de la réalité, une irréalité qui fonctionne en tant qu’insubordination à les désignes de la mort. À cet égard voir aussi : Martine Xiberras, Pratique de l’imaginaire: lecture de Gilbert Durand ([Québec]: Presses de l’Université Laval, 2002).

69 Sur cette question, voir aussi : Jean-Martin Rabot, « Éloge des liaisons techniques », Sociétés 111,

no 1 (2011): 93, doi:10.3917/soc.111.0093.

70 Cf.: Durand, « Introduction à la mythodologie ».

71 Michel Maffesoli, Imaginaire et postmodernité synergie de l’archaïsme et du développement

évènements de l’histoire sacrale deviennent de l’irréel, parce que c’est en ce monde-là que ces évènements ont lieu, ‘leur lieu’»72. Corbin identifie un lieu d’intersection entre le

monde humain visible et matériel et le monde divin (ou sacral) invisible. Il s’agit bien d’un troisième monde, celui de la matière immatérielle où le sacré prend forme à partir des images, des symboles et, nous l’ajoutons, des objets.

À partir de cette notion on peut se rendre compte de la centralité des images et de l’imaginaire dans l’expérience religieuse, aussi comme fait Mircea Eliade pour qui c’est grâce à l’image que l’archétype communique avec la conscience. Cependant, étant donné que Corbin a été inspiré par le soufisme et la pensée mystique de l’Iran islamique, pour lui l’image a un irréfragable aspect médiateur, dynamique et créateur et manifeste le principe divin et un passage à un stade de révélation, d’épiphanie, d’où l’idée de mundus

imaginalis, un monde entre le monde empirique et le sensible, entre le monde des essences

et le monde de la perception. Dans ce sens, l’imagination créatrice produit le monde et la réalité. L’imaginaire est donc cet espace dans lequel la pensée religieuse s’exprime et se matérialise, où l’image, comme le dit Maffesoli, a une fonction relative, au sens de mettre en relation. Le monde des images, ou monde imaginal, est au fond de la vie quotidienne et mystique, suscite la sensibilité collective et permet l’ouverture vers l’autre.

Dans cette thèse, nous reconnaissons qu’on ne peut pas réduire le réel à une réalité rationnelle, d’où l’importance d’une ontologie sociale dont l’imaginaire est un aspect fondamental dans la conformation du réel. C’est une constellation d’images qui constitue l’atmosphère de notre temps, le Stimmung comme le dit Heidegger. Ce climat nous détermine à tel point que des changements de climats provoquent des bouleversements sociétaux importants, d’où l’importance de choisir cet angle d’attaque dans notre recherche, en reconnaissant cet aspect de l’être ensemble parfois négligé.