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Atopies et réticularité sociétale

Chapitre III : Réticularités

3.1 Atopies et réticularité sociétale

Les conséquences sociologiques de ce changement radical dans notre écologie sont énormes et nous avons du mal à mesurer ses effets. Les réseaux numériques, on n’insistera jamais assez là-dessus, ne sont pas un instrument de plus à disposition des humains, des ustensiles qui répondent à une fin pratique, mais ils changent notre façon d’habiter et d’être dans le monde. La culture réticulaire, dans ce sens, n’est pas une chose limitée aux réseaux sociaux digitaux mais se manifeste comme une épistémologie émergente. À cet égard, la démarche de Massimo Di Felice est évidemment essentielle puisqu’il a montré à plusieurs reprises comment les réseaux numériques ne constituent pas proprement un objet de la recherche sociologique ou communicationnel, mais une condition de l’habiter159.

En conséquence, la recherche sociologique – dans ce nouveau contexte numérique et postmoderne - exige un nouveau « discours de la méthode ». Le non-objet réseau des réseaux se dévoile en tant qu’écosystème interactif, dans un infini ensemble des flux qui sont interdépendants. Ainsi, en réseaux numériques, il est nécessaire d’abandonner la

posture de l’observateur extérieur qui analyse frontalement les données sociales ; un abandon qui est déjà recommandé même avant l’avènement d’internet. Cependant, de façon beaucoup plus radicale, il faut non seulement immerger et faire l’expérience dialogique dans les architectures et les réseaux qui constituent le phénomène, mais, surtout, englober le réseau dans sa conception épistémologique et méthodologique160, comme le résultat d’interactions et interconnexions entre différents réseaux techniques, personnes, circuits informatifs, réseaux sociaux digitaux, dispositifs et territoires. Tout cela constitue, bien évidemment, un nouveau type d’écologie :

Dans le cadre à la fois complexe et interdépendant de l’écosystème informatif digital quotidien, au lieu de tenter de découvrir des acteurs protagonistes et de construire des hiérarchies pour interpréter l’origine de l’action, il est probablement plus utile pour nous de changer d’attitude et de nous intéresser à ce qu’il y a au- delà de la recherche de l’ordre et des principes générateurs et de nous interroger sur la qualité et les significations possibles de la transformation de l’action dans la sphère réticulaire161.

Ce qui nous paraît essentiel dans cette approche est l’interprétation des techniques informatives comme des éléments qui favorisent le changement des pratiques sociales et qui servent de moteur aux dynamiques collaboratives. Il n’est pas question ici de les comprendre comme le résultat des actions sociales. Aujourd’hui, avec la diffusion des appareils mobiles et la digitalisation généralisée, y compris du territoire, tout notre environnement est devenu, pour ainsi dire, numérisé. Ce qui signifie, encore selon Di Felice, que notre façon d’habiter s’est radicalement transformée : « L’habiter atopique se fait par l’hybridation – à la fois transitoire et fluide – des corps, des technologies et des paysages ; comme l’avènement d’une nouvelle typologie d’écosystème qui n’est ni organique, ni inorganique, ni extatique, ni délimitable mais informative et immatérielle ».162

160 Cf: Massimo Di Felice, J.C. Torres et L.K.H. Yanaze, Redes digitais e sustentabilidade - as

interações com o meio ambiente na era da informação (São Paulo: Annablume, 2012).

161 Massimo Di Felice, « La qualité de l’action net-activiste », Sociétés 124, no 2 (8 août 2014):

21‑ 35, doi:10.3917/soc.124.0021., p. 22

Dans ce contexte, il faut également repenser le sens de l’action sociale qui doit être comprise désormais dans la dynamique de la connexion. Rappelons aussi que cette conception symbiotique des réseaux techno humains n’est pas dialectique, le sujet et la technologie, mais qu’il y a hybridation entre l’humain, les dispositifs techniques, les circuits informatifs et les territorialités.

Ainsi, si l’environnement que nous habitons devient numérique, si nous habitons d’une façon atopique, il faut donc requalifier l’expérience même de la recherche. Il est clair qu’il faut faire de la recherche dans ces écosystèmes réticulaires. Bien évidemment, le déplacement des actions réciproques vers ce nouvel environnement, vers les méta- géographies, n’est pas neutre. Il change le sens des actions qui doivent être comprises, désormais, dans la dynamique de la connexion. Les institutions nées dans d’autres contextes sont évidemment altérées, comme les entreprises, les Églises, les banques, l’université. Cependant, c’est le petit groupe, les tribus, les signaux faibles, qui nous semblent l’essentiel de notre époque. Une mosaïque sociétale qui construit les liens par le biais de la connexion.

Notons ainsi que si la tache du chercheur est d’être attentif à ces signaux faibles et aux phénomènes dont il est lui-même participant, il faut faire l’expérience quotidienne d’habiter les réseaux, s’entraîner à l’hospitalité dont parlait Jacques Derrida163. Bien

évidemment, observer un fait social n’est pas quelque chose de contemplatif. Cependant, Il ne suffit pas que l’observateur s’implique sur son terrain, par exemple, à travers l’observation participante. On ne peut pas comprendre les imaginaires des réseaux à partir d’une position extérieure.

Aucune externalité entre le chercheur et l’objet, et entre le chercheur et le champ de recherche n’est possible. Observation banale, mais qu’il est important de répéter, puisque c’est ainsi qu’on valorise la complexité du phénomène, en habitant les réseaux pour décrire le vécu, attentif à la façon dont une expérience ou un phénomène se montre, se donne à voir et à vivre. L’intuition est opérée de l’intérieur. Ici, avec Michel Maffesoli, nous devons mobiliser une pensée écosophique, c’est-à-dire une sagesse qui vient de l’intérieur

et qui soit attentive à la maison. Comme jamais, c’est bien la banalité quotidienne et les nouvelles formes d’hospitalité qui forment l’essentiel de la trame du social réticulaire.

La recherche sur les réseaux numériques représente un nouveau défi épistémologique et méthodologique. Nous suivons la prémisse, donc, que pour connaître les réseaux numériques il faut, dans une relation empathique, se laisser influencer par la nature technique de l’environnement, agissant et participant dans une relation symbiotique, où les frontières entre le chercheur et l’objet sont, forcément, mélangées. Il faut se connecter, s’ouvrir aux interactions. Il s’agit, avant tout, d’un exercice qui reconnaît nos propres limites et incapacités.

C’est bien à partir de cette perspective réticulaire et atopique que nous allons proposer un cheminement, une perspective qui met en relief la nécessité de repenser la séparation entre le sujet et l’objet et de se questionner à propos du primat de l’humain. Il s’agit d’une posture très en phase avec la phénoménologie du quotidien et la sociologie de l’imaginaire, puisque si ces approches-là envisagent d’étudier la société dans la dimension de l’expérience vécue, aujourd’hui, forcément, toutes les expériences sont vécues de façon réticulaire, certaines avec une basse intensité, d’autres, au contraire, avec une haute intensité. En tout cas, il n’y a pas deux mondes superposés comme on le croyait au début de l’internet, c’est-à-dire un monde dit virtuel et un autre réel.

Avant tout, il est nécessaire d’essayer de nouvelles propositions qui orientent les enquêtes et qui, surtout, préservent l’objet dans toute sa nature éphémère et complexe. Il faut sentir les vibrations, la force et les énergies, de manière que le chercheur, avant de formuler des concepts, dans un mouvement taxinomique, s’attache à décrire scènes, mondes et situations, sans violer l’objet. Il est impératif au chercheur d’expérimenter des chemins qui se transforment dans le processus de recherche, considérant que, en se connectant à un réseau, le chercheur est placé à l’intérieur de la circulation de l’information, provoquant, nécessairement une altération de ce même réseau. Le sociétal, ainsi, est imprévisible et il faut le suivre continûment, puisqu’il n’est pas possible de saisir une dynamique réticulaire avec des moyens rigides. Le relativisme méthodologique n’a jamais été aussi actuel.