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L’ambivalence du sacré

Chapitre I : Sacralités

1.3 L’ambivalence du sacré

Gardons néanmoins à l’esprit que ce qui nous intéresse ici c’est davantage le sacré que la religion. Notons bien que, à première vue, le sacré nous paraît une notion trop simple, presque évidente. Cependant, tout de suite, on est frappé par des ambivalences qui traversent cette notion. Bien sûr, certains chercheurs ont condamné l’emploi de ce terme comme catégorie sociologique et ils ont préféré se concentrer soit sur la notion de religion, soit sur la notion de spiritualité. Bien sûr, il existe un emploi sociologique sans discrimination, parfois avec une tendance auto explicative qui vise à réduire la complexité empirique du champ religieux et à unifier des religions non occidentales39. Nous croyons, inversement, que toutes ces difficultés ne sont pas des justifications pour abandonner cette notion, c’est justement dans cette ambivalence que se trouve sa fertilité.

Sur l’ambivalence du terme, on peut la trouver déjà dans la racine étymologique du mot latin sacer. C’est précisément en 1899 avec la découverte d’une ancienne inscription romaine sur le Lapis Niger que le public moderne prendre contact avec la puissance du mot sakros. C’est sur cette stèle en tuf volcanique trouvée à Rome, au forum romain, que se trouve une des plus anciennes inscriptions latines, datable des environs du Ve siècle av. J.- C. : on admet généralement, à la lecture des premières lignes, qu’il s’agit de l’habituelle malédiction adressée à quiconque qui violera le sanctuaire. Ce mot en latin apporte des nouveaux éléments par rapport au grec « hieros » qui veut dire simplement quelque chose de réservé aux Dieux.

Huguette Fugier nous montre bien que c’est le radical Sak qui est le premier trait du vocabulaire du sacré dans le monde latin. Sakros signifie, à la limite, être réel, exister40. Un des verbes dérivés de ce radical est le sancire, qui justement veut dire « rendre existant », « conférer une réalité à». On voit ici une liaison très étroite avec la théorie de Mircea Eliade qui observe que pour l’homme religieux le sacré est le réel par excellence :

39 Sur les critiques de l’ emploi du concept de sacré, voir : Frank Usarski, « Os Enganos do Sagrado »,

dans Constituintes da ciência da religião: cinco ensaios em prol de uma disciplina autônoma, dir. Frank Usarski (São Paulo: Paulinas, 2006).

40 Huguette Fugier, Recherches sur l’expression du sacré dans la langue latine (Paris: les Belles

« l’homme religieux croit toujours qu’il existe une réalité absolue, le sacré, qui transcende ce monde ci, mais qui s’y manifeste et, de ce fait, le sanctifie et le rend réel41 ».

Dans le contexte originel du mot sacer, le sacré se révèle comme quelque chose de plus réel que le réel, même si très lié au mystère. C’est une notion qui permet au peuple romain de se situer dans le monde. Selon Georges Dumézil, sacer dans la Rome antique c’est un concept religieux vivant. Ce qui est enregistré dans le Lapis Niger c’est quelque chose que l’évolution du terme gardera : « Est sacer ce qui, par nature ou par décision, se trouve réservé, séparé pour les dieux42 » À côté de ce caractère de quelque chose réservé aux dieux, on voit clairement dans sacer la présence de quelque chose de surhumain vénérable et qui, en même temps, suscite l’effroi. Il y a une double valeur : on découvre le caractère ambigu du sacré, quelque chose digne de vénération et qui suscite l’horreur43. H. Fugier observe que « à Rome comme ailleurs, le sacré est senti par intuition première comme cette réalité ‘tout autre’ et donc insaisissable par nature (incognitus), dont l’étrangeté même provoque un frisson de malaise et de peur (horribilis, sacri terrores), et telle cependant que sa grandeur et sa puissance inspirent à l’homme un attrait irrésistible (augustus, venerabilis)44 »

La critique tout à fait pertinente que certaines font en relation à cette catégorie, c’est justement qu’elle porterait une conception romaine et occidentale du phénomène religieux et pour cette raison elle ne serait pas légitime comme notion pour approcher des phénomènes « exotiques », soit orientaux, soit indigènes. Nous sommes d’accord avec cette critique. Par contre, nous croyons que nous devons nous approprier d’une notion davantage pour sa fertilité de compréhension que pour son caractère plus ou moins paradoxal et ce qui est remarquable dans le sacré c’est justement son caractère indéfini. Le sacré est présent dans certaines antinomies comme le profane et l’inaccessible, le pur et l’impur, le rationnel et l’irrationnel, le fascinant et le terrifiant, etc. Le sacré vit de ces contradictions, sans les subir. Le sacré est inaccessible, mais cela n’empêche pas que cette

41 Mircea Eliade, Le sacré et le profane ([Paris]: Gallimard, 2002). p.171

42 Georges Dumézil, La religion romaine archaïque: avec un appendice sur la religion des Étrusques,

2. éd. revue et corr, Bibliothèque historique (Paris: Payot, 1974). p.143

43 Voir aussi : Giorgio Agamben, Homo sacer. Il potere sovrano e la nuda vita (Torino: Einaudi,

2005).

notion soit intéressante et fertile, parce que, justement, il y a concrètement des manifestations de ce sacré, sous des formes institutionnalisées ou non.

Un des analyses classiques à propos de cette ambivalence du sacré est celle de Rudolf Otto. À partir d’un point de vue phénoménologique, il a considéré la notion de sacré utilisée par Durkheim avec une autre connotation, puisqu’il ne voulait pas réduire le sacré à sa dimension sociale. Ainsi, le théologien dans son classique « Das Heilige »45 reprend les caractéristiques étymologiques du mot sacré et change le pôle du postulat durkheimien de la conscience collective par le postulat d’une révélation intérieure du divin, source de la religion personnelle. Pour Otto, c’est seulement à partir de l’homme religieux qu’on pourrait expliquer le sacré parce que le sacré ne s’explique que grâce à l’expérience vécue par l’homme.

Dans son approche, il y a une claire influence kantienne parce qu’il a envisagé de décrire les éléments a priori qui déterminent l’expérience du sacré. À partir d’une dichotomie rationnelle/irrationnelle, Otto observe que seule l’irrationalité peut s’approcher du sacré et de sa structure. C’est bien ça qui est en jeu dans le « numinosum », néologisme que Otto associe à une structure émotionnelle a priori. Le numineux ne nous apparaît qu’irrationnellement et il ne peut pas être décrit rationnellement. Notons qu’il s’agit d’une approche indirecte du sacré, considéré en tant qu’inaccessible à la compréhension conceptuelle. C’est davantage une analogie observée dans son sens figuré. Les hommes religieux arrivent à apercevoir le numineuse en tant que totalement autre, au-dessus de soi- même, par la voie d’accès symbolique et mystique.

C’est à partir de cette dynamique qu’émerge l’ambiguïté du sacré : le numineuse est

tremendum et fascinans, c’est-à-dire que ce qui le caractérise c’est le « mysterium tremendum » et le « mysterium fascinans ». Le sacré en même temps qu’il provoque chez

les hommes l’effroi mystique et la répulsion, provoque aussi le sentiment de fascination envers quelque chose d’absolument autre qui les dépasse. L’on retrouve également l’accent mis sur cette ambiguïté chez Georges Bataille qui écrit : « Sans nul doute, ce qui est sacré attire et possède une valeur incomparable, mais au même instant cela apparaît vertigineusement dangereux pour ce monde clair et profane où l’humanité situe son

45 Rudolf Otto, Le Sacré: l’élément non-rationnel dans l’idée du divin et sa relation avec le rationnel

domaine privilégié46 » Notons que cette conjonction forme une étrange harmonie de

contrastes, une « coincidencia oppositorium ». On peut considérer que cette approche phénoménologique du sacré, en s’appuyant sur l’origine latine du mot, réceptionne cet effroi et cette fascination.

Otto a fait de cette façon une distinction très intéressante entre la mystique et la raison. À partir de cette distinction, la catégorie du sacré apparaît comme réponse à une tendance à la rationalisation qui ignore le non-rationnel dans la recherche sur la religion. Comme Durkheim, Otto rejette l’idée de Dieu comme l’élément fondateur de ce qu’il appelle mysticisme. L’idée de Dieu est une rationalisation et, donc, une caractéristique de la religion. Attribuer à l’idée de Dieu des notions rationnelles, signifie, à la limite, rationaliser le sacré. Selon lui, ce sentiment ambivalent du numineux ne se transmet pas, ne se propage pas. L’unique façon de s’approcher directement du numineuse c’est à partir d’une participation sentimentale. Il s’agit d’une révélation intérieure et de la lecture des signes du sacré. Mais il y a aussi des moyens indirects, dont les plus primitifs sont des phénomènes naturels, qui sont en soi effrayants. Il y a aussi, en tant que moyen indirect, selon Otto, le sublime, le miracle et d’autres manifestations qui suscitent le mystérieux. Directement ou indirectement le mystérieux est toujours là, et c’est exactement cela qui est remarquable chez Otto : l’importance accordée au mystère dans l’approche du sacré, le mystère en tant que quelque chose de secret, d’incompréhensible et d’inexplicable. A la limite, le mystère comme caractéristique primordiale du « tout autre».

La rationalisation de ce mystère, comme l’analyse aussi Bastide et Ferrarotti, conduit à l’institutionnalisation du sacré, ce qui distingue la religion du mysticisme. Malgré le fait que le mystère n’est pas totalement absent dans la religion, c’est dans le mysticisme que le mystère se maintient en tant que tel, comme absolument incompressible. Il n’est pas seulement inaccessible, mais aussi paradoxal. Plus que supra-rationnel, le mystère est antirationnel. La mystique est alimentée par ce mystère ambivalent du sacré. La religion, par contre, a tendance à résoudre ce mystère à partir d’une révélation. Ces deux formes ont le sacré comme source, justement à cause de son ambivalence. Il s’agit de deux formes de rapport avec le mystère sacré. Dans le cheminement mystique, le mystère est permanent, dans le chemin religieux, l’église apparaît comme la fin définitive du mystère et

l’expression visible et stable pour la conservation et la transmission du projet de Salut que Dieu a révélé. La procédure des religions du Livre est de traduire cette ambivalence du sacré en un dualisme : un sacré lumineux et bénéfique qui est digne de vénération dans les cultes institutionnalisés et un sacré néfaste, qui est marginalisé aux pratiques de magies. Différentes traditions religieuses ont cette traduction dualiste en commun parce que, comme l’a bien remarqué Mircea Eliade, l’ambivalence du sacré ne se résume pas à quelque chose de psychologique comme le disait Otto, on retrouve cette ambivalence dans une perspective axiologique, c’est-à-dire, il est à la fois sacré, à la fois souillé. Ou, en d’autres termes, il est à la fois saint et à la fois maudit. Mais dans les deux pôles, ce qui le caractérise c’est son appartenance à quelque chose qui est différent du profane47.

Le sacré apparaît opposé au profane : « L’homme prend connaissance du sacré parce que celui-ci se manifeste, se montre comme quelque chose de tout à fait diffèrent du profane48 ». Cette opposition suggérée par Eliade est très classique dans l’œuvre d’Émile Durkheim pour qui le sacré est défini uniquement de façon relationnelle. C’est-à-dire, comme quelque chose qui s’oppose absolument au profane (du latin pro-fanum, devant le temple). Le sacré est défini dans la tradition durkheimienne non de façon substantive, mais par opposition. Certainement, les croyances, les mythes, les gnomes, les légendes et les représentations expriment la nature de la chose sacrée, mais le problème que pose Durkheim c’est exactement de savoir ce que sont ces choses sacrées. Voilà une facette fertile de la pensée du sociologue. Pour lui, les choses sacrées ne sont pas seulement dieux ou esprits, mais aussi pierres, arbres, morceau de bois, etc. En principe, tout objet ou chose peut devenir sacré, ou un medium du sacré.

Chez Durkheim, entre le sacré et le profane il n’y a rien en commun. Ce sont deux catégories absolument hétérogènes. Le passage d’un monde à l’autre est toujours une métamorphose : « Les deux mondes ne sont pas seulement conçus séparés, mais comme hostiles et jalousement rivaux l’un de l’autre49 ». Ainsi, les choses sacrées sont les choses

dans laquelle les interdits protègent et isolent et dont les représentations sont exprimées par les croyances. Il faut mentionner encore le rôle du rite, qui prescrit comment les hommes

47 Mircea Eliade, Traité d’histoire des religions (Paris: Payot, 1983). p.27 48 Eliade, Op. cit., 2002. p.17

doivent se comporter devant les choses sacrées. C’est bien ça qui est en jeu dans le tabou, comme nous le rappelle Eliade, «… est ou devient tabou tout objet, action ou personne qui porte, en vertu de son propre mode d’être, ou qui acquiert par une rupture de niveau ontologique, une force de nature plus ou moins incertaine50 » Le tabou participe d’un autre régime ontologique. On trouve ces caractéristiques aussi dans la notion du mana mélanésien avec Durkheim et Mauss. Le mana est une force différente des forces physiques, capable de rendre les choses puissantes, il est le sacré par excellence. C’est justement le totem chez Durkheim que le mana symbolise. Encore une fois, on ne trouve pas le mana en soi, détaché, mais dans les objets. Les analyses de la religiosité australienne ont conduit Durkheim à assimiler le sacré au mana et à le considérer comme un produit de la conscience collective.

Même la distinction entre sacré et profane suggérée par Durkheim peut être comprise comme quelque chose de mouvant et pas aussi absolue. Franco Ferrarotti, par exemple, observe que c’est plutôt la religion qui contrôle et administre cette relation entre sacré et profane. Pour lui il ne s’agit pas d’une relation statique, mais mouvante. De toute façon, l’opposition radicale ne permet pas de regarder la société comme une trame dans laquelle les éléments profanes et sacrés, parfois, se mélangent à un tel point que la barrière entre les deux devient obscure.

C’est en rejetant l’opposition absolue que le philosophe italien Mario Perniola propose une révision critique de la relation entre sacré et profane. Pour lui ce qu’est le sacré et ce qu’est le profane peut changer selon l’occasion et les circonstances. Même dans la sphère de ce qu’on appelle profane, il y a une spiritualité et une mystique profonde. Ainsi, ce qu’il y a entre sacré et profane c’est quelque chose d’intermédiaire, un frammezzo qui est plus important et plus essentiel : « Non è l’apertura di una zona neutrale all’interno

del dualismo tra sacro et profano bensì l’affermazione di un monismo che sopporta tanto una versione sacra quanto una versione profana51 ». Notons ainsi qu’il ne s’agit pas du

juste milieu entre les deux notions opposées, mais quelque chose de déterminé par le mouvement lui-même. C’est à partir de ce mouvement que Perniola envisage l’existence

50 Eliade, Op. cit., 1983. p.27

d’un domaine plus-que-sacré (più-che-sacro) et un domaine plus-que-profane (più-che-

profano).

Ce qui est à la base de la notion de plus-que-sacré c’est, comme nous rappelle Perniola, l’expérience de la différence. C’est à partir de cette différence qu’on peut radicaliser la théorie du sacré et sortir du dilemme qui oppose le sacré en tant que produit de la société chez Durkheim et le sacré comme réalité universelle surhumaine au-delà de la production des hommes chez Otto. Ce sont deux extrêmes qu’il faut éviter. Même s’il y a quelque chose qui dépasse l’homme, cette puissance se manifeste et se concrétise en différentes formes, selon différentes conditions culturelles.

Ainsi, ce plus-que-sacré ne se limite pas à signifier la solidarité sociale ou l’absolument autre, le plus-que-sacré est situé bien au-delà de toute idée fonctionnaliste de la religion. Selon nous, il s’agit d’une notion fertile parce que nous ne croyons pas qu’il soit possible de comprendre ce qu’est le sacré en soi en tant que catégorie universelle. Par contre il n’est pas seulement le fruit de la société.

Il est fertile également l’idée de plus-que-profane. Encore une fois ce qu’on voit dans cette proposition c’est aussi une radicalisation des théories de Otto et Durkheim. Chez ces classiques, le profane correspond à la vie quotidienne, ordinaire. Le plus-que-profane, par contre, c’est l’expérience radicalisée de la répétition. Non une habitude, mais une chance, une opportunité. Ce qui caractérise le plus-que-profane c’est l’autonomie en relation avec l’originel, c’est-à-dire, l’autonomie de la copie. C’est la conscience, nous rappelle Perniola, de l’importance de la sphère du sacré, en contraste par rapport à ce que la modernité croyait.

Selon Perniola, il n’y a pas une opposition entre les deux termes qu’il introduit. Au contraire, le plus-que-profane (la ritualité) est bien liée au plus-que-sacré (la religiosité). Ici, encore une fois, l’importance de la notion d’intermezzo, qui est aussi essentielle que la différence et la répétition. Nous sommes entre le plus-que-sacré et le plus-que-profane. Les thèses de Mario Perniola sont denses et fertiles. Retenons, avec lui, l’impossibilité de s’enfermer dans une conception binaire entre sacré et profane surtout quand on pense dans le contexte de réseaux numériques dont les sphères sont trop mélangées et de délimitation

difficile. Ici on voit clairement la puissance de la notion clé proposée par Perniola d’intermezzo, intermédiaire.

C’est un peu dans cette direction qu’on peut situer la proposition de Jean-Jacques Wunenburger qui considère qu’il serait intéressant d’ouvrir la typologie binaire sacré et profane à un schéma ternaire, dans laquelle le sacré apparaît comme un entre-deux, comme un intermédiaire : «… comme une interface entre le plan métaphysique d’un monde surnaturel et invisible et un monde matériel familier ; le sacré assure une mise en relation, se conduit en médium, permettant de rendre visible l’invisible et de reconduire le visible vers le invisible52 ». Le sacré est alors défini comme medium dont la fonction transitionnelle est mise en évidence, et non la fonction substantielle.