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L’héritage chrétien de l’ère républicaine

Introduction de la deuxième partie

Chapitre 3. La lente légitimation institutionnelle du christianisme en Chine Populaire

3.1 Une gestion politique du religieux favorable à l’essor du christianisme

3.1.2. L’héritage chrétien de l’ère républicaine

Si l’État chinois contemporain fonde son rapport au religieux et les principes généraux de sa gestion dans un héritage datant de plus d’un siècle, il s’inscrit aussi dans le mouvement de réformes politiques et religieuses ayant marqué la première moitié du XXe siècle. C’est en effet pendant l’ère républicaine que les politiques, les intellectuels et les religieux ont défini la conception contemporaine de ce qu’est la religion, dessiné les modalités administratives concrètes de son contrôle, et entamé un processus d’institutionnalisation du religieux dont l’impact sur les évolutions de l’offre fut décisif, particulièrement en ce qui concerne le devenir de la religion chinoise et de celles qui nous intéressent ici, les religions chrétiennes. Car le modèle administratif de la définition et du contrôle religieux prôné par l’État à l’heure actuelle et façonné depuis les dernières années de la dynastie Qing18, favorise un type d’organisation religieuse fortement inspiré du modèle chrétien au détriment de celles relevant davantage de la religion chinoise.

La Chine du XXe siècle s’est construite sur la rencontre violente entre une société chinoise dont l’organisation socio-politique multiséculaire et immobile était en déclin et de sociétés occidentales en plein processus de modernisation et d’expansion, politique, économique et sociale (Yu, 2007). Les agressions des nations occidentales qu’ont constitué les « guerres de l’opium » dont le résultat fut l’imposition de traités économiques inégaux et la colonisation territoriale, ont contribué à nourrir une réflexion intellectuelle et politique à l’origine d’un mouvement de réforme ayant accompagné la chute de l’empire et traversé le XXe siècle jusqu’à nos jours (Yu, 2007). Le constat de la déliquescence du pouvoir impérial combiné à la confrontation à d’autres nations capables d’imposer leur domination politique et économique a en effet conduit les intellectuels et hommes politiques à se mettre en quête de nouveaux modèles sociaux pour bâtir une Chine capable de se relever et rivaliser avec ces grandes nations de l’époque. La domination et le développement visible des États-nations démocratiques et industrialisés, contribuaient de manière évidente à en faire des exemples à suivre. Au sein des factions réformatrices chinoise qui allaient conduire le pays dans une série de transformations politiques et économiques, l’idée que le pays devait suivre la voie des

18 Goossaert (2003) situe à 1898 le point de départ d’une rupture dans la conception du religieux, dans le projet mené par l’intellectuel Kang Youwei et approuvé par le gouvernement de « construire des écoles avec les biens des temples ». Ce projet réformateur, critique envers le système religieux chinois est la première tentative aboutie d’une série de réforme dont la conséquence sera la destruction massive des temples locaux autours desquels s’organisait la vie religieuse ordinaire.

nations dominantes, s’inspirer de leurs systèmes sociaux et politiques émergeait. En tentant d’adopter les modèles et les armes des dominants, la Chine entrait alors dans une logique de distinction imposée par la domination coloniale19. Sur le plan religieux, la combinaison d’au moins deux facteurs contribua sans doute à poser les bases d’une légitimation d’un modèle religieux d’inspiration chrétienne. Premièrement, l’analyse de certains intellectuels des raisons du succès des nations européennes les conduisit à considérer qu’une nation forte devait être dotée d’une religion nationale. Et des tentatives furent alors conduites pour introduire l’idée d’un culte national, d’inspiration confucianiste (Goossaert, 2003). À une conception d’un culte d’État, pratiqué par l’élite, surplombant un système religieux par ailleurs pluriel, se substituait la conception d’une religion nationale pratiquée par tous, dogmatiquement et organisationnellement unifiée. Ces tentatives de réformes n’aboutirent pas, et, comme on l’a vu, le système religieux chinois reste jusqu’à ce jour inspiré du modèle impérial. Cependant, l’exclusivisme religieux et la conception ecclésiale du culte, caractéristique de la religion chrétienne des nations dominantes gagnaient par ce mouvement en légitimité sur le marché chinois des idées. Deuxièmement, au-delà de l’adoption intellectuelle d’un modèle chrétien comme outil stratégique pour façonner une Chine moderne, la propagation du christianisme, catholique, mais surtout protestant, se faisait aussi sur le terrain à deux niveaux. Les missions venues en Chine dans le sillon des marchands et des militaires, se posaient comme agents du développement social, ouvrant hôpitaux, écoles, orphelinats, attirant à eux toute une frange de la population autrement démunie. Par ailleurs, l’élite montante comptait aussi dans ses rangs des convertis au protestantisme, éduqués en Chine ou à l’étranger au sein d’institutions religieuses chrétienne et qui allaient prendre part au travail de réforme en cours, en y imprimant la marque de leurs conceptions religieuses (Dunch, 2001 ; Goossaert et Palmer, 2011 p.70).

Cette influence se traduit sur le plan religieux par une réforme des conceptions du religieux, et un nouveau modèle d’administration du religieux fondé sur l’institutionnalisation de l’activité religieuse. Si l’idée correspondant à ce que l’on désigne par religieux a existé de tous temps dans la société chinoise comme dans toute autre, le concept de religion (宗教, zongjiao) fut importé du Japon au début du XXe siècle, où il était aussi un néologisme d’inspiration européenne. Le mot superstition (迷信, mixin) fut importé et adopté en même temps que le mot religion, pour former un couple oppositionnel à partir duquel on peut penser le religieux modernisé, auquel s’oppose le modèle moins cloisonné de la religion diffuse (Yang, 1961). Le

19 Pour une description de la diffusion et des effets des modèles coloniaux, voir Goossaert et Palmer (2011). Pour un état des lieux des réinterprétations en Chine des théories postcoloniales, voir Zhang (2001).

modèle chrétien de l’Église institutionnalisée et sécularisée devient alors le modèle légitime d’expression religieuse. À l’inverse, toutes les formes religieuses qui ne correspondent pas à ce modèle, en l’occurrence, les formes religieuses de la religion chinoise, jugées rétrogrades et appartenant à une époque féodale révolue sont classées dans le domaine péjoratif de la superstition. Dans la rhétorique réformiste qui l’emporta politiquement au cours du XXe siècle, le critère de démarcation supposé distinguer religion et superstition est un critère de compatibilité à la science, à la rationalité. La religion, organisée, bureaucratisée, fondée sur des croyances précises systématisées sous forme de doctrine, jouit d’un préjugé positif alors que la superstition renvoie à l’idée de croyances sans fondements et de pratiques irrationnelles. Dans un tel contexte, les religions chrétiennes peuvent bénéficier de ce même préjugé positif de rationalité, ce qui contribue à en forger une légitimité. Quoique le gouvernement communiste actuel ne considère sans doute pas la religion chrétienne comme « scientifique », il continue d’en légitimer la forme légale-rationnelle, en ne reconnaissant que des cultes organisés et de l’opposer aux formes traditionnelles du religieux renvoyées à la catégorie illégitime de la superstition.

L’adoption d’une telle conception du religieux, s’est traduite à l’ère républicaine, alors que le parti nationaliste était au pouvoir, par une institutionnalisation de religions officielles, toujours en vigueur à l’heure actuelle. Les religions officielles furent organisées en associations d’envergure nationale, répondant au principe des trois autonomies (三自, sanzi). Chaque association était dotée d’une direction autonome, gérait ses moyens de subsistance, et organisait son développement, y compris la diffusion de sa doctrine et la formation de son clergé. Déjà avant 1912 des associations religieuses nationales, bouddhistes notamment, fédérant un certain nombre d’organisations locales avaient commencé à voir le jour (Goossaert et Palmer, 2011). Pendant la période républicaine cette nouvelle organisation administrative du religieux suivant le modèle ecclésial de la bureaucratie chrétienne s’est solidifié: la formation cléricale devient centralisée et systématisée, les pratiquants forment des communautés endossant des identités religieuses spécifiques, au sein desquelles l’accent est mis sur l’engagement social. Afin de jouir d’un statut officiel, les acteurs religieux chinois furent donc incités à transformer leur activité et leur organisation pour la rendre conforme au modèle ecclésial. La moindre évidence pour la religion chinoise à se conformer à ce modèle exogène s’est traduite alors dans la composition des religions officielles. Sur cinq associations, deux seulement représentaient des segments partiels de la religion chinoise : bouddhisme et taoïsme s’institutionnalisèrent pour former chacun une association. Les trois autres associations représentaient des traditions religieuses abrahamiques dont deux sont

chrétiennes. À côté d’une association islamique, il existe toujours aujourd’hui une association protestante ainsi qu’une association catholique. L’État entreprend parallèlement une politique de destruction des temples, éléments centraux de la Religion Chinoise.

L’observation actuelle de la Chine laisse apparaître qu’une part importante de la vitalité religieuse renouvelée du pays concerne des activités religieuses ayant lieu en dehors des formes institutionnelles que nous venons de décrire. De ce point de vue, ce mouvement d’institutionnalisation ne peut expliquer à lui seul le renouveau religieux, tout comme il ne peut expliquer l’essor contemporain des christianismes chinois. Il a cependant sans nul doute contribué à diffuser une définition et un modèle administratif de religion inspiré du christianisme, ainsi que la croyance en l’idée que les religions chrétiennes constituent des formes religieuses progressistes et modernes (Cao, 2011). Il ne fait nul doute que l’une des conséquences de ce mouvement, en plus de la destruction non-totale mais durable de la religion chinoise, est l’augmentation de la possibilité pour les acteurs chinois contemporains de considérer l’activité religieuse chrétienne comme une option envisageable.