• Aucun résultat trouvé

Christianisme, culture de soi et culture chinoise

d. L’Église SDJ

Chapitre 4. Des acteurs disposés à devenir chrétiens

4.1. Les aspirations cosmopolites des acteurs

4.1.2. Christianisme, culture de soi et culture chinoise

Les Chinois de Shanghai ou d’ailleurs, pas plus que ceux parmi eux qui décident d’embrasser la foi chrétienne, ne sont purement et simplement projetés dans une sorte de modernité occidentale, détachés de tout héritage proprement chinois. Et l’on peut parler de cosmopolitisme pour désigner leurs styles, leurs pratiques et leurs aspirations, précisément parce que l’on y perçoit cette hybridation entre le local et le global, faisant coïncider l’endogène et l’exogène. Shanghai, qui occupe une position particulière sur le territoire Chinois, peut être considérée comme un symbole de cette hybridation. La ville portuaire est par sa situation géographique, sur la rivière Huangpu à l’embouchure du fleuve Yangzi, un lieu économiquement stratégique, un point d’ouverture sur le monde extérieur, nœud de flux économiques entrants et sortants. Sa colonisation par les nations européennes et états-uniennes lui valut au XIXe siècle de devenir une puissance financière en Asie. Aujourd’hui zone économique spéciale et municipalité dont le statut est équivalent à celui d’une province, son histoire de métissage culturel, son ouverture économique sur le monde, et sa mise en avant stratégique par les acteurs politiques la placent à l’avant-garde de la transition économique Chinoise. L’hybridation entre le local et le global se lit dans son urbanisme. Son

quartier de Pudong rivalisant avec Manhattan, fait face aux quartiers traditionnels où les vieux métiers d’hier s’exercent toujours ; le temple bouddhique de Jing’An, reconstruit dans un écrin de building radieux abritant malls et bureaux ; l’avenue Huaihai, artère illuminée où se côtoient d’illustres enseignes américaines et occidentales, entrecoupées de salon de thés et de pharmacies traditionnelles14. Sur la place du Peuple, dont le nom à lui seul symbolise le communisme, aux extrémités de laquelle se font face la futuriste tour Marriott et un immeuble de bureaux orné de l’inscription « capitaland » en lettres géantes, les parents et grands-parents des nouvelles générations de jeunes adultes se massent en nombre les samedis matins pour jouer les entremetteurs, offrant un témoignage visuel étonnant de l’importance que revêt toujours la structure familiale traditionnelle dans cette ville en mouvement permanent. Ses habitants, installés de longue date ou issus de vagues migratoires récentes sont à l’image de la ville. Ils combinent et cultivent tous les marqueurs de la modernité occidentale, avec des pratiques et des représentations chinoises.

Shanghai symbolise donc le point de rencontre et parfois se confondent des flux culturels d’origines diverses, jusqu’au cœur des aspirations et des pratiques des acteurs. De même, les pratiques d’ouverture culturelle que nous avons évoquées, tout en étant considérées comme prestigieuses pour leur ouverture, peuvent aussi être considérées comme prestigieuses parce qu’elles sont précisément des pratiques culturelles, par lesquelles les individus se cultivent et cultivent leur image. Elles sont donc aussi l’expression d’un attachement à un modèle social issu de la Chine classique, celui du lettré, dont le savoir permettait d’accéder au fonctionnariat et donc au pouvoir, par le biais des examens impériaux et dont la vertu morale permettait, s’il en faisait preuve, de remplir sa fonction avec justice. Tout au moins en est-ce ici l’idéal resté ancré dans l’imaginaire et dont l’exacte contrepartie réside dans la représentation du marchand, vénal, prêt à tout pour arriver à ses fins et doté de peu de savoir15. Les patrons

chrétiens semblent ainsi nourrir une image idéale du chrétien faisant autant référence à la

figure de l’entrepreneur capitaliste qu’à la figure du lettré chinois. À certains égards, on pourrait considérer ces patrons chrétiens, faisant du christianisme le symbole de leur rectitude morale et de leur goût pour le développement personnel, comme des marchands cherchant à

14 L’anthologie dirigée par Idier (2010) offre un certain nombre de descriptions rendant compte des différents visages de cette ville.

15 Afin d’avoir une idée de l’importance sociopolitique des lettrés dans l’histoire sociale chinoise, voir Balazs (1968 p.26-30) ; Fairbank et Goldman (2010, p.83 sq.). Comme le montrent ces auteurs, l’opposition entre le léttré et le marchand ne constitue pas une réalité historique. La tension entre la figure de l’homme de peu visant la satisfaction de ses interêts individuels et matériels et de l’homme de bien, dont le savoir et la cutlure lui permettent de servir la société irrigue néanmoins les représentations chinoises jusqu’à nos jours.

se parer de la légitimité des lettrés, les premiers étant en Chine dépourvus du prestige des seconds.

On retrouve ce trait chez les nouveaux chrétiens des couches intermédiaires de la société chinoise que nous avons rencontrés : bien qu’économiquement intégrés ou promis à un avenir plus brillant que celui du reste de la population, ils affichent un point de vue critique (mais pas toujours une condamnation sévère) sur l’enrichissement matériel et se préoccupent de leur développement personnel, ambitionnant d’augmenter leur niveau de savoir, de compétences et de contrôle sur leur propre vie. L’ambition éducative dont font preuve les acteurs que nous avons interrogés peut de ce point de vue être considérée comme une fin en soi. Et leur quête religieuse s’inscrit totalement dans cet ordre de préoccupations16. Le lien entre culture de soi et pratique religieuse apparaît de manière récurrente dans leurs discours, sous des formes explicites ou implicites. La réflexion de FH : « les gens qui chantent une musique si merveilleuse doivent être très différents des gens qui n’ont pas de croyance » et qui semble initier son engouement pour la pratique chrétienne, peut en effet être lue comme une admiration pour la capacité qu’il perçoit de la pratique chrétienne à cultiver les acteurs, dont la maîtrise ici d’une technique artistique – le chant – témoigne d’une forme d’élévation personnelle. J évoquait la réalisation possible de son ambition à occuper une position de professeur, figure par excellence de l’élévation par la culture, dans le cadre de sa pratique chrétienne : « Mais mon rêve ça a toujours été d’être un professeur (…) de n’importe quoi, du moment que j’enseigne (…) J’ai un but. J’espère que je pourrais enseigner à l’école du dimanche. ». YY était quant à elle séduite, dans sa quête religieuse par un discours chrétien transformant son expérience malheureuse en occasion de s’éduquer et de dépasser un état antérieur, par opposition à l’explication bouddhiste qui lui avait été fournie et qu’elle percevait comme tristement fataliste.

La vie ordinaire des chrétiens comprend de nombreuses activités qui, en plus de symboliser une ouverture culturelle, sont aussi liées à la culture de soi, telles que l’exercice d’une pratique morale, le suivi de cours d’étude biblique, les clubs de lecture où l’on étudie des essais ou des romans d’inspiration chrétienne, l’apprentissage de disciplines variées au sein des églises, telles que le chant, le piano, parfois le violon ou encore l’hébreux, l’anglais, etc. Un tel lien apparent entre activité religieuse et culture de soi ou éducation est loin d’être étranger à la conception du religieux chinois. En fait, comme le souligne Ji (2011), les notions de religion et d’éducation sont indissociables dans la langue et la culture chinoise. Le terme

jiao (教) par lequel on désigne les grandes traditions « religieuses » chinoises que sont le

taoïsme, le bouddhisme, et le confucianisme, mais aussi les autres religions, signifie aussi « enseignement » :

« En Chine en effet, la religion est comprise avant tout comme un enseignement, un processus d’éducation ; la dimension religieuse et la dimension éducative s’y présentent comme d’emblée indissociables, reliées qu’elles sont par ce terme générique qui les englobe. Si l’on peut s’accorder à dire que toute religion implique, en sus d’autres fonctions dont la définition peut faire débat, une fonction épistémologique et socialisatrice, la prégnance de cette fonction constitue un aspect significatif de la représentation collective de la religion dans la tradition chinoise. Il y a là une indifférenciation entre religion et éducation (…). » (Ji, 2011 p.5)

Les différentes formes de christianisme considérées comme des jiao (教) , sont donc conçues dans la langue chinoise et se présentent à la conscience de l’acteur comme des voies éducatives17, des options crédibles, parmi d’autres, auxquelles l’acteur peut faire appel pour améliorer son niveau et sa qualité (素质, suzhi), se développer en tant qu’individu (Cao, 2009).

Dans ces conditions, le recours au christianisme est rendu possible tant parce qu’il peut être associé à une aspiration à l’ouverture culturelle nourrie par les acteurs dès avant leur rencontre avec une institution chrétienne, que parce qu’il apparaît aux yeux des acteurs comme correspondant à une conception sous-jacente du religieux tout à fait classique en contexte chinois, comme moyen d’éducation et, fondamentalement, d’amélioration de soi. L’attachement à un idéal d’ouverture culturelle et de culture de soi qui tourne les acteurs vers le monde extérieur et les fait aspirer à s’éduquer trouve donc son incitation autant dans les modifications socio-économiques récentes de la Chine qui rendent cet idéal utile à la réussite qu’à un modèle conservateur d’inspiration confucianiste. Les Églises peuvent ainsi à certains égards être assimilées à des écoles familiales, qui sont par ailleurs l’une des expressions du renouveau confucianiste que l’on observe en Chine (Dutournier, 2011). Certains acteurs expriment de manière explicite le lien qu’ils perçoivent entre leur pratique chrétienne et une certaine culture chinoise qui imprègne leurs représentations et leurs pratiques. L’un des convertis dont nous avons recueilli le récit, manipulant avec beaucoup d’aisance les marqueurs culturels occidentaux rend compte de manière explicite de cet attachement à la

17 L’équivalence entre la notion occidentale de religion et la notion chinoise de jiao peut-être discutée (Gan, 2011). L’apparition du terme zongjiao pour désigner le fait religieux ne fait pas nécessairement entrer les traditions chinoises désignées habituellement par la notion de jiao, telles que le confucianisme, dans la catégorie occidentale « religion ». En revanche, l’usage de la notion de jiao pour désigner les religions chrétiennes contribue à créer une conception de ces dernières comme relevant bel et bien de la catégorie jiao et de ses attribus.

culture Chinoise18. CC est originaire d’une grande ville située à une heure de train de Shanghai. Il est aujourd’hui en cours de formation au sein d’une entreprise de logistique internationale, après avoir obtenu un master au Royaume-Uni. C’est lors de son séjour là-bas qu’il rencontre l’Église SDJ par le biais de ses colocataires. Il manie avec dextérité l’ouverture culturelle et montre un fort attachement non seulement à sa religion, mais aussi au réseau de personnes étrangères, américaines et européennes qu’il peut rencontrer par sa pratique19. Il joue au tennis, soutien l’équipe de football londonienne Arsenal F.C. et se rend en Europe régulièrement. Les séries TV et livres qu’il affectionne sont anglo-saxons20. Pourtant, il reste extrêmement attaché à un modèle social d’inspiration confucéenne. Il voue un profond respect à ses parents qui constituent à ses yeux le modèle à reproduire d’un « authentique couple chinois ». Son père a su profiter de l’essor économique de la Chine pour améliorer la condition de sa famille. Il occupe un poste de direction dans une entreprise de taille moyenne, mais prospère. Sa mère est une femme au foyer, dévouée à son époux et à son fils. CC loue la paisible complicité qui lui semble prévaloir dans les relations du couple, née selon lui du respect, de l’attention réciproque et d’une claire distinction des rôles de chacun. CC espère parvenir à cultiver un jour avec sa propre femme la même relation qu’il observe chez ses parents. Il prospecte afin de trouver l’âme sœur parmi les membres de son réseau religieux, mais se trouve face à un dilemme qu’il n’a pas résolu. Il voit d’un bon œil le fait d’épouser une personne de sa foi, comme le recommande sa religion et tente souvent sa chance auprès des fidèles locales ou d’origine étrangère qu’il est amené à rencontrer. Cependant, il imagine mal ne pas épouser une femme originaire de sa ville natale, partageant sa langue maternelle21. En même temps qu’il prospecte pour lui-même, il a donc recours aux services de sa mère et de sa tante, qui organisent pour lui des rendez-vous avec de jeunes femmes issues de la même localité. Il retourne chaque fin de semaine chez ses parents, qu’il consulte dans tous ses choix.

CC n’a pas cessé de se cultiver après la fin de ses études. Il apprend de nouvelles langues, lit des ouvrages de développement personnel, s’adonne au sport régulièrement. Son goût pour le

18 De même que les paysans polonais ayant migré aux États-Unis de Thomas et Znaniecki (1920) ne devenaient pas des américains mais bien des ‘polonais américains’, les chinois devenus cosmopolites sont à la fois projetés et adaptés à l’environement globalisé tout en restant attachés et adaptés aux formes culturelles propres à leur espace de socialisation primaire.

19 Nous verrons plus tard que nous ne pouvons pas cependant résoudre sa croyance et sa conversion à cet attrait pour l’étranger.

20 Ses livres cultes sont des best-sellers de la littérature populaire anglo-saxonne contemporaine. Il affectionne particulièrement Harry Potter et les ouvrages de développement personnel écrits par Stephen R. Covey.

21 Comme nombre d’autres chinois, CC parle couramment mandarin, mais sa langue maternelle est le dialecte local parlé dans sa région.

développement personnel peut être perçu comme dans l’air du temps d’une société en quête d’efficience, mais son aspiration au savoir et à la maîtrise de soi témoignent aussi de la présence dans ses représentations de la perpétuation de l’image positive du lettré confucéen, éminemment distingué dans la société chinoise. Interrogé sur ses croyances et pratiques religieuses, il évoque la continuité qu’il perçoit entre sa foi mormone et le contexte culturel dont il est issu, illustrant le cosmopolitisme caractérisant sa culture, ouverte, internationale et enracinée dans une histoire et un contexte local :

Les Chinois, même s’ils disent qu’ils ne sont pas bouddhistes, ils ont des croyances bouddhistes. Par exemple, le Président de la République, comme les gens ordinaires, il va se prosterner dans les temples. Le bouddhisme, c’est profond... Je ne dis pas, par exemple que je vais devenir bouddhiste ou que j’ai des croyances bouddhistes, mais si je vais visiter un temple, j’irais me prosterner […] Je vais te raconter une histoire. Il y avait un Chinois qui s’appelait Geyou. Il est très connu. Il disait : « regarde cet escabeau. Il a trois marches. Toi tu es sur la première. Ta connaissance est limitée. Moi, je suis sur la deuxième, parce que j’ai plus d’expérience. Et ce vieillard là-bas, il est sur la troisième, parce qu’il a vu beaucoup de choses...Le Bouddha lui, voilà où est sa connaissance. » Il prend alors un caillou et le jette au loin. Il voulait signifier que la connaissance du Bouddha était sans limite. C’était sa compréhension... Je pense qu’il y a un lien. Ce n’est pas une question de visage, ils sont liés… Dieu se représente peut-être par différentes apparences. Par exemple, un missionnaire mormon qui rencontre des musulmans, il ne leur dit pas : le Coran est faux et votre Allah est une supercherie, n’est-ce pas ? Combien y a-t-il de musulmans sur Terre ? Peut-être un demi-milliard. Je pense qu’ils sont très bons et très humbles. Et peu importe ce en quoi ils croient, pour eux, ils lui donnent un nom et nous un autre, mais c’est à peu près le même. Mais la plupart des gens, surtout les Asiatiques, ils vont avoir du mal à croire au Christ, parce qu’ils n’ont pas une Histoire chrétienne...Il n’est jamais allé en Chine, au Japon, au Viet Nam, et Corée. Si tu dis « Dieu est venu au Moyen-Orient », les Africains, les Européens, ils vont plus facilement croire que c’est vrai.

Le relativisme de son discours pourrait faire penser que l’adhésion de CC à la foi mormone relève peut-être moins d’une conversion comprise comme acquisition de croyances spécifiques que d’une adhésion à des pratiques culturelles chrétiennes. Mais il semble plutôt, à la vue de la totalité de l’entretien, que CC fait coexister une réelle foi acquise au cours d’un processus de conversion avec une perception plutôt constructiviste de la connaissance. Ce qui importe ici c’est surtout que son discours met en lumière, dans un premier temps, le lien qu’il perçoit entre sa religion d’origine américaine et sa culture chinoise : l’histoire à la fois confucéenne et bouddhiste qu’il évoque rend compte de la façon dont il légitime sa croyance et sa pratique chrétienne à partir d’éléments culturels chinois. Il admet aussi les limites de cette possible légitimation. De plus, on peut repérer dans son attitude vis-à-vis de la pratique bouddhiste une attitude ritualiste toute confucéenne. En effet, bien qu’il ne nourrisse pas de

croyances bouddhistes, CC continue d’en respecter le rite lorsqu’il se trouve dans un temple22. Pour CC, comme pour nombre de ses contemporains, les capitaux culturels et religieux, la connaissance et les systèmes épistémiques mobilisés pour construire une expérience dans le monde, s’ajoutent et s’hybrident davantage qu’ils ne s’excluent.