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Introduction de la troisième partie

Chapitre 5 : Les contextes décisifs des affiliations

5.2. Des situations de bouleversement propices à l’affiliation

5.2.1. Un contexte de crise affective

Certains cas que nous avons étudiés permettent de saisir que l’affaiblissement des liens interpersonnels n’est pas aussi important que le bouleversement émotionnel et cognitif qu’il accompagne généralement. NF, dont on a évoqué le parcours précédemment, tout juste convertie et extrêmement engagée dans la foi et la vie de R.O, n’a pas connu d’éloignement géographique et vit actuellement chez ses parents. Il n’est pas possible d’identifier une rupture formelle, telle la fin d’une relation amoureuse ou un changement professionnel à l’origine de son processus d’affiliation à une organisation chrétienne. Elle voit ce dernier déclenché par une situation de détresse émotionnelle que l’on pourrait plutôt lier à une trop forte intégration. Elle rencontre en effet un chrétien tandis que la maîtrise de sa vie semble lui échapper et la religion chrétienne se présente à ses yeux comme une réponse à ce qu’elle qualifie de « besoin psychologique » :

8 Nous insistons ici sur le caractère partiel de ce changement de paradigme. Car nous verrons que si l’adhésion ne va pas de soi au prime abord du fait de son étrangeté, c’est bien parce qu’elle est compatible avec des croyances et représentations pré-existantes qu’elle est rendue possible.

Je suis juste une débutante. J’ai connu Dieu il y a huit mois. À cette époque un ami m’a dit des paroles de la Bible et j’ai commencé à lire la Bible. Je suis allée à l’église avec une amie. Je l’ai appelée et je lui ai demandé de me présenter la Bible et de m’accompagner à l’église. (…) C’est très simple. À cette époque, c’était un besoin psychologique. Ma vie n’avait pas de direction. Parce que mon travail était plutôt stable, il n’y avait pas de problèmes particuliers, je n’avais pas de plans pour l’avenir. Tout était plutôt confortable, je travaillais pour le département marketing d’une grande marque de cosmétique. Tout était stable. Mais dans ma vie personnelle, j’étais perdue. J’étais célibataire et comme j’ai presque trente ans et que je n’étais pas mariée, c’est une situation stressante en Chine. Les parents te mettent la pression ; je me disais, il faut que j’aie un copain que j’aille rencontrer de gens. Mais j’étais un peu perdue. Je ne savais pas gérer mes relations. Je rencontrais donc beaucoup de gens, mais je n’avais pas la paix. On me disait qu’il fallait que je rencontre des gens et je faisais ce qu’on me disait. On me disait : « comme ça c’est bien » et je faisais comme on me disait. Et puis, une des personnes que j’ai rencontrée lors d’un rendez-vous organisé par mes parents, il m’a parlé de la Bible.

NF évoque une situation de détresse affective, alors que sa vie semble plutôt stable et qu’elle connaît un niveau d’intégration plutôt haut tant sur le plan professionnel que familial. Sa détresse est pourtant similaire à celle qu’évoquent ceux dont le parcours implique une rupture comme élément déclencheur du processus conduisant à l’affiliation. Le « besoin psychologique » et le sentiment d’être « perdue » qu’évoque NF prennent ainsi chez d’autres les formes de symptômes d’une véritable souffrance psychique, socialement handicapante, diagnostiquée comme pathologique. Alors que NF fait référence à la psychologie pour expliquer sa détresse, XY, 32 ans, pratiquante dans une paroisse affiliée à l’Association patriotique protestante et dont la mère est chrétienne, a recours au registre de la psychiatrie pour expliquer l’élément déclencheur de sa conversion: son « cerveau » est atteint de « névrose », que les prières, jeûnes et bénédictions guériront promptement :

Parce que à cette époque, j’habitais à Canton. J’étais très occupée par le travail. Je faisais trois boulots à la fois j’étais très confuse et mon cerveau n’arrêtait pas de tourner. Et mon copain m’a quittée. Mon cerveau était confus. J’avais une sorte de maladie qu’on appelle...comment déjà... névrose. Après, ma mère m’a ramenée à la maison. On est allé à l’hôpital. Pendant deux semaines. Après, je n’étais plus malade. C’était merveilleux. Parce que je savais que ma mère, elle jeûnait pour moi tous les jours et elle allait à l’église et le pasteur est venu me voir. Il m’a donné une sorte de bénédiction. Ce moment a été le tournant le plus important et à partir de là j’ai recommencé à croire.

La nature de la détresse à l’origine du processus d’affiliation, dans ces cas-ci, mérite d’être questionnée. Derrière l’évocation de pathologies de nature psychologique, on observe une cause sociale au mal-être dont les acteurs font l’expérience, motivant le recours au religieux. Leur souffrance psychique est l’expression d’un mal-être social (Ehrenberg, 2010). En effet, l’instabilité éprouvée par les acteurs semble être engendrée par des mises en tension de l’acteur vis-à-vis des normes sociales et des systèmes à l’intérieur desquels il interagit.

L’incapacité et dans une certaine mesure la réticence des acteurs à se conformer à des rôles sociaux bien spécifiques génère une forte insatisfaction qui se mue en souffrance psychologique et les poussent à envisager de recourir à des ressources disponibles mais jusque là inutilisées. XY renoue avec sa mère, qu’elle sait être chrétienne et avec laquelle elle avait quasiment rompu toute relation. NF se tourne vers une amie qu’elle sait être chrétienne afin d’en savoir plus sur sa religion. Cette dernière identifie l’origine de sa détresse de NF dans l’impossibilité de remplir tous les rôles sociaux qui lui sont imposés. En tant que fille unique, il est attendu d’elle qu’elle réussisse sa vie professionnelle, ce à quoi elle parvient. Mais il est aussi attendu d’elle qu’elle devienne une épouse et une génitrice. Or, l’entreprise d’une carrière professionnelle repousse pour elle le mariage de deux façons. D’une part, parce qu’elle est éduquée et capable de subvenir à ses besoins, elle présente un profil de future épouse intimidante : il lui est donc plus difficile de trouver un époux à sa mesure dans un contexte où l’asymétrie en faveur des hommes, spécialement dans le mariage, est toujours valorisée. Sa carrière étudiante puis professionnelle l’a de plus éloignée des normes de genre et de conjugalité traditionnelles, de sorte que finalement, NF a longtemps repoussé l’idée et l’échéance du mariage. Alors qu’approche pour elle la trentaine, une forte pression s’exerce afin qu’elle se marie et remplisse par là son rôle social. Elle vise alors à se conformer à cette exigence symbolique, en se mettant en quête d’un mari, sans y trouver de satisfaction. Dans l’année qui suivra son intégration dans le groupe R.O, NF apprendra à gérer ses relations sociales et amoureuses, notamment par le respect de normes religieuses, et se fiancera à un autre converti. XY, pour sa part, a pris ses distances avec le modèle de la fille vertueuse et soumise à ses parents en vigueur dans sa famille, en migrant vers Canton, en vivant en couple sans se marier et en limitant les contacts avec ses parents. Mais son indépendance trouve une double limite. D’une part, elle est soumise aux rudes conditions du marché du travail et éprouve des difficultés à se conformer à la cadence effrénée exigée pour survivre. D’autre part, le départ de son compagnon peut être lu comme un échec à être à la hauteur des exigences requises d’une compagne satisfaisante sur le marché amoureux. Elle tombe alors malade. Elle attribue sa guérison à l’effet des rituels chrétiens, mais son récit de guérison est aussi le récit d’un retour au foyer et d’un retour aux normes familiales. Les cas de NF et de XY ressemblent à nombre d’autres cas évoqués dans les entretiens. On y retrouve la combinaison d’une carrière professionnelle intense et mouvementée avec une situation d’instabilité dans la sphère des relations familiales ou amoureuses9, engendrant une

9 Si ce sont les ruptures amoureuses qui revenaient le plus souvent, nous avons aussi rencontré des acteurs pour lesquels l’instabilité prenait la forme d’un conflit avec les parents, d’un décès d’un proche (parent, grands-parents, conjoint).

souffrance, un sentiment de ne plus parvenir à maîtriser sa vie dont ils chercheront à se débarrasser par un recours aux ressources proposées par une organisation chrétienne. XJ, âgée de 29 ans, originaire d’une famille modeste de la province de Shandong, convertie au mormonisme quatre ans avant l’entretien, évoque un éloignement de la sphère familiale provoqué tant par la nécessité économique que par un désir d’émancipation. Son expérience d’une mise à distance du cadre familial se solde par le sentiment de ne plus maîtriser son parcours et le recours au religieux pour y remédier :

Je suis de Shandong. À cette époque, je faisais du commerce je venais d’avoir mon diplôme. Je gagnais de l’argent et puis je suis devenue un peu orgueilleuse et je ne pensais pas que la famille était importante. Je n’étais pas retournée voir ma famille depuis longtemps. Et puis, je me disais : « apparemment, je peux tout faire », même si je suis jeune, je peux vraiment m’en sortir par moi-même. Mais à un moment donné, je me suis retrouvée seule et sans aide. Après plus tard, j’ai un ami, un collègue de travail, il revenait du Japon, il a rencontré notre église au Japon. J’ai demandé à cet ami s’il pouvait m’en apprendre plus. Il m’a dit qu’il ne pouvait pas trop. Mais il m’a invité à une soirée. Mais parce que j’étais trop occupée, je n’y suis pas allée. Ensuite il m’a offert un livre de mormon. Je pensais que c’était juste un livre ordinaire, mais en le lisant, je ressentais la paix, je ressentais un sentiment très plaisant. Et donc j’ai demandé à mon ami si il n’y avait pas quelqu’un en Chine qui pouvait m’aider à comprendre ces choses.

Qu’il y ait, comme dans le cas de XY et XJ, une rupture, dans le cas de NF, une trop forte intégration, les acteurs se trouvent dans des situations d’impuissance : ils sont incertains quant à ce qu’ils peuvent, veulent ou doivent faire et ne parviennent pas à expliquer ni apaiser leur mal-être. Ils cherchent à contrôler leur vie et leur devenir mais y échouent, d’une façon ou d’une autre. Ils se mettent alors en quête de modèles, c’est-à-dire de pratiques et de discours qu’ils pourront utiliser pour donner du sens à leur expérience ainsi qu’à sa souffrance, soulager leur mal-être et continuer ainsi à conduire une carrière sociale fonctionnelle et satisfaisante.