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Introduction de la troisième partie

Chapitre 5 : Les contextes décisifs des affiliations

5.2. Des situations de bouleversement propices à l’affiliation

5.2.2. Un contexte d’éloignement géographique

Toutes les conversions ne trouvent cependant pas leur origine dans ce type de situations critiques. La mobilité géographique, à l’intérieur de la Chine ou à l’étranger, est aussi un facteur favorisant la conversion, dans la mesure où elle éloigne l’acteur de son environnement habituel et le conduit donc à entreprendre un travail de redéfinition et de réapprentissage partiel du monde et de soi dans le monde. La situation la plus courante est celle de l’étudiant quittant son foyer et sa ville natale pour intégrer une université dans une autre province de Chine ou à l’étranger. On trouve aussi des cas de migration professionnelle ayant engendré des mécanismes similaires. Le fait que les affiliations aient lieu dans ce contexte peut d’abord être lié aux stratégies des organisations religieuses. Les étudiants vivant sur les campus sont

en effet la cible de missionnaires évangéliques souvent chinois ou coréens, qui profitent de la transition que représente l’entrée dans la vie universitaire pour présenter leurs messages aux futures recrues. Le même phénomène se répète à l’étranger, où les étudiants sont la cible privilégiée des organisations missionnaires qui intensifient leurs efforts de prosélytisme à destination des Chinois. En effet, compte tenu des restrictions exercées sur l’activité religieuse en Chine populaire, la présence de ressortissants hors de Chine est une opportunité d’évangéliser ces derniers par tous les moyens habituellement nécessaires, avec moins de contraintes que sur le sol chinois. La curiosité des migrants pour une nouvelle culture et de nouveaux modes de vie peut jouer en la faveur de ces organisations, mais la curiosité n’explique pas à elle seule le désir qu’un acteur éprouverait d’intégrer une organisation religieuse et d’en endosser l’identité.

Il a pu être avancé que les étudiants plongés dans un contexte religieux spécifique, notamment lorsqu’ils sont recrutés par des universités financées par des organisations religieuses, subissent une forme de pression sociale et sont poussés à se conformer aux normes de la majorité environnante et par conséquent à en adopter les normes religieuses (Golden, 2011 ; Abel, 2006). Si l’on prend l’exemple des étudiants chinois devenus mormons lors d’un séjour en Utah aux États-Unis, on imagine aisément que, plongés dans un environnement social où la religion mormone et plus largement chrétienne, joue un rôle important, ils seront enclins à se conformer aux normes religieuses afin d’éviter toute marginalisation. En outre, certaines universités conditionnent l’inscription de nouveaux étudiants à l’acceptation d’un code de conduite strict et respectant les préceptes moraux de l’organisation religieuse qui les subventionne. Dans d’autres cas, ceci peut aller jusqu’à l’exercice d’une véritable pression religieuse, avec de fortes incitations à endosser la foi chrétienne et à rejoindre les groupes religieux dominants à l’université. De tels cas ont été rapportés des universités protestantes du sud des États-Unis (Golden, 2011). Une certaine logique incrémentale conduirait ensuite les acteurs, ayant endossé les normes en vigueur dans l’environnement où ils évoluent à accepter des croyances prenant sens dans cet environnement spécifique. Leur affiliation serait alors le résultat d’un conditionnement social.

Mais de tels phénomènes n’ont pu être identifiés dans notre échantillon. Au contraire, on observe plutôt que la confrontation à un nouvel environnement régi par des normes inhabituelles du point de vue de l’acteur conduit ce dernier à exercer une activité critique, évaluant celles-ci et choisissant de s’y conformer ou non. Ainsi, HY, étudiante originaire de Pékin, convertie au mormonisme durant sa formation universitaire à Genève, a pris ses distance avec le mormonisme alors même qu’elle était partie vivre en Utah et qu’elle étudiait

à l’université mormone, BYU. Elle ne reconnaissait pas, dans le cadre américain, la religion qu’elle avait endossée en Europe. Tandis qu’en Europe, sa pratique religieuse relevait d’un choix personnel et revêtait donc une dimension élective forte – HY avait bravé la désapprobation de certains proches pour se convertir – il lui semblait que ce nouvel environnement, où toute la vie sociale était régie par les préceptes religieux, favorisait une conception purement conformiste du religieux, réduisant celui-ci à des normes desquelles dépendait l’intégration sociale des individus. Sa religion se trouvait à ses yeux, vidée de sa substance.

Dans la plupart des cas cependant, les acteurs confrontés à un nouvel environnement et mis en contact avec des acteurs différents, dont des chrétiens cherchant à interagir avec eux, observent ces derniers, évaluent leurs comportements et les ressources qu’ils leur proposent à l’aune de leur propre conception du bon et du juste et à l’aune aussi de leurs propres aspirations. L’appréciation positive des ressources que les organisations religieuses proposent à leurs membres, mais surtout l’appréciation positive des membres des organisations religieuses conduisent les recrues potentielles à investiguer le groupe et entamer un processus d’affiliation, puis un processus d’acquisition de la foi. En d’autres termes, parce que, plongés dans un contexte inhabituel, les futurs affiliés sont à même de porter un jugement positif sur des acteurs dotés d’un cadre cognitif différent du leur, ils entament une remise en question de leur propre cadre cognitif et investiguent les pratiques et croyances des nouveaux acteurs qu’ils rencontrent. Le récit de RM, 28 ans, sensibilisée au christianisme lors d’un séjour étudiant en Écosse et ayant vécu dix-huit mois au Canada où elle était missionnaire, illustre ce mécanisme.

En Écosse, la moitié des professeurs étaient chrétiens et il y avait un département de théologie avec des professeurs reconnus dans mon université. Je me demandais comment ces gens pouvaient croire en Dieu et en la science. C’était paradoxal à mes yeux, d’autant plus que les Chinois se voient enseigner que la science est en contradiction avec Dieu. Mais un ami m’a expliqué que Dieu et la science ne sont pas des notions contradictoires, alors j’ai accepté cette idée, mais je me demandais toujours pourquoi si il y avait un Dieu, il ne nous expliquait pas la physique ? Pourquoi Dieu ne donne pas plus de connaissances aux hommes pour qu’ils comprennent plus clairement le fonctionnement du monde ? Mon ami m’a répondu que l’on devait quand même rechercher par nous-mêmes, et progresser par notre démarche de recherche. À ce moment-là, j’ai compris que le christianisme avait pour but de donner un sens à la vie, mais pas d’expliquer le fonctionnement de tout.

À l’époque, j’avais des amis européens qui étaient intéressés par d’étranges religions indiennes, mais c’était trop indien pour moi. Mais tout cela m’a amené à me poser des questions sur la religion et à m’intéresser à ma propre religion, la religion chinoise. Je me demandais : quel est le but de la vie ? Les scientifiques découvrent des choses,

mais ça ne nous fait pas avancer. Ils créent, mais sans aucune direction. On peut aller sur la lune, mais quel en est le but ?

RM est confrontée dans son nouvel environnement à une forme de paradoxe. Alors qu’elle pensait que foi et raison étaient incompatibles et en compétition, elle est mise face à des professeurs « reconnus », maniant la science tout en endossant la foi. Les échanges avec des acteurs chrétiens la conduisent aussi à juger censée une façon de penser différente de la sienne et à ne plus considérer comme allant de soi certains principes ou certaines visions du monde qu’elle considérait comme acquis. Parce qu’elle estime positivement ses professeurs et ses amis chrétiens autant que leurs discours, elle entreprend une remise en question de son propre cadre cognitif, bouleversé dans la rencontre. Le fait de délaisser l’opposition entre science et religion la conduit à ré-envisager le sens de sa propre vie et à chercher des réponses à des questions qu’elle identifie maintenant comme relevant de la religion et non pas de la science. Devenue alors une chercheuse de religion, elle évalue les différentes options qui se présentent à elle pour en sélectionner une correspondant à ses aspirations et ses valeurs. Tandis que ces amis européens se joignent à des religions indiennes, elle se joindra à un groupe chrétien un peu plus tard, lors d’un séjour professionnel à Singapour.

5.2.3. Crise et éloignement : les signes d’une quête de soi-même Enfin, il arrive que les éléments que sont les crises, d’une part et l’éloignement géographique d’autre part, se combinent, accroissant alors la réceptivité des acteurs à de nouvelles formes religieuses. C’est le cas de AL, 34 ans, prenant part aux activités du groupe R.O. depuis six mois et sur le point de recevoir le baptême au moment de l’entretien. Son expérience combine un nombre important des facteurs évoqués jusqu’à présent, du regard critique porté sur la religion de ses parents, jusqu’à l’importance de la mobilité géographique et de la rupture amoureuse dans sa conversion.

Je viens d’une famille qui a des croyances traditionnelles. Les Chinois, ils croient en n’importe quoi. Ils sont bouddhistes, mais même Jésus pourrait être l’objet de leurs prières. Surtout pour avoir la paix. La paix de toute la famille. Ce n’est pas juste pour l’individu mais c’est pour la famille. Donc, quand j’étais un enfant, ma grand-mère maternelle, elle était bouddhiste. Donc tous les week-ends, ma famille allait visiter des temples. Mais, je n’ai jamais été touché, depuis l’enfance.

[…] Et en 2006, j’avais 28 ans, j’ai joint une classe de formation en marketing. Et j’ai réalisé que tout le matériel était chrétien. Le contenu du cours était chrétien. Le but du marketing était d’aimer le client, aimer le produit et s’aimer soi d’abord. C’était donc en fait un miroir de la croyance. Ça ne disait pas que c’était chrétien, mais tu pouvais le sentir. Et un jour, le professeur, N, m’a présenté la religion, dans un bar. Maintenant il travaille pour une boîte très connue. Ils vendent des nouilles. Et lui il dirige le marketing. Mais je ne suis pas devenu chrétien à ce moment-là.

(…) C’est un processus psychologique. Avant, je pensais que je pouvais contrôler ma vie, faire des changements et poursuivre tous les but que je voulais poursuivre. Durant les trente premières années de ma vie il y avait des dieux dans ma famille, mais ce n’était pas mon dieu. J’aimais la connaissance. Je pensais que de bonnes questions menaient toujours à de bonnes réponses. Donc même pour le mariage, pour l’amour, je croyais que ma perspicacité, mes bonnes intentions me permettaient de développer une bonne approche pour gérer ma vie. À l’université, j’ai étudié la psychologie. Ensuite, j’ai travaillé cinq ans et je suis venu à Shanghai pour obtenir un MBA à la China-Europe International Business School. C’est la première école de commerce en Asie. C’était une bonne évolution. C’était une transition, mais j’aimais les transitions. Il y avait des obstacles à surmonter mais j’aimais ça et je pensais m’en sortir bien. Ensuite, j’ai travaillé un an. J’ai eu mon diplôme en mars 2009.

Puis j’ai réalisé que je n’arrivais pas à gérer ma vie. J’avais tout. Mais ce n’était pas la qualité de vie que je voulais. J’avais un boulot, mais il était nul. J’avais une petite amie depuis sept ans. Et j’ai mis un terme à notre relation. Parce que je pensais que je pouvais trouver quelqu’un de mieux. Mais depuis mars dernier jusqu’à mai de cette année, ma nouvelle histoire d’amour était nulle aussi. S, mon ex, je lui ai brisé le cœur en 2008. C’était la crise, j’avais du mal à trouver un boulot malgré un bon diplôme et elle avait d’autres projets. Et à la fin de l’année dernière elle est devenue une chrétienne et sa vie a changée petit à petit.

(…) J’étais inquiet de sa situation. Je ne voulais pas qu’elle soit triste. Mais Dieu merci, il l’a ramassée. Je pense que c’était un groupe de soutien au début. Mais après ce n’est plus juste un support émotionnel, c’est un groupe de partenaires. Donc elle a connu plus de choses à propos de Dieu et au bout d’un an de réflexion, elle s’est dit : « pourquoi je ne deviendrais pas chrétienne ? » Je pouvais suivre sa situation sur Facebook. Mais je ne lui ai pas parlé. Et moi, je cherchais un vrai pouvoir pour diriger ma vie. Parce que moi, je n’y arrivais pas. Parce que c’est comme si j’avais tout. De l’argent, un boulot, une petite amie. Mais je pensais, je ressentais que je n’avais rien. Je me sentais psychologiquement…spirituellement pauvre, dans mon esprit. Le challenge n’est pas arrivé soudainement. C’est quelque chose de constant. Et une de mes capacités c’est la psychologie. Donc j’utilisais des techniques. Mais un jour la tension était trop forte et j’ai craqué. Et quand je regardais la vie de S. sur Facebook, c’était incroyable. Je pensais que j’aurais pu lui apporter du bonheur si je ne l’avais pas quittée. Mais sa vie devenait meilleure alors que la mienne empirait. (…) Cette année, quand j’ai pensé que ma vie avait besoin de Dieu, j’ai contacté N, mon professeur. Je lui ai demandé par MSN s’il pouvait me faire rencontrer des chrétiens. Et il m’a dit : « est-ce que tu t’engages à connaître Jésus ? » Et j’ai dit : « oui, je veux bien ». Et c’était le début du processus. C’était cet été. Donc quatre ans après notre première rencontre.

Le cas de AL met en lumière le degré auxquels les acteurs ont intégré, préalablement à la situation de crise, l’idéal d’un constant mouvement qu’ils lient au succès et à la réussite. AL décrit son parcours comme celui d’un acteur cherchant à s’individualiser en vue d’obtenir le succès et la prospérité. Il cultive la migration, le changement de position constante, parce qu’il croit que c’est là la clé du développement personnel qu’il vise. Il ne subit pas son parcours, mais cherche au contraire à tout maîtriser, jusqu’à quitter sa petite amie, pour développer sa

trajectoire individuelle. Néanmoins, une telle attitude engendre chez lui une détresse, qu’il gère d’abord par des « techniques », avant de s’effondrer. Il doit alors se tourner vers d’autres ressources, qu’il sait exister, mais qui sont restées jusque là inexplorées, en vue de se reconstruire. AL, est tout de suite séduit par ce qu’il observe et entend au sein du groupe R.O. Il y trouve des semblables, aspirant au développement personnel et à la prospérité, mais subordonnant ces aspirations à une quête spirituelle de sens, et la soumission à un système normatif adapté aux acteurs, fondé sur l’idée de Dieu et de famille. Dès ses premiers contacts avec le groupe au sein duquel il a été introduit, AL a rencontré NF, tout juste arrivée elle aussi dans le groupe. Ils apprennent alors à se connaître et décident quelques temps après d’entamer une relation amoureuse respectant les codes du groupe, fondée sur le partage spirituel et la chasteté. Ils étaient fiancés lorsque nous avons quitté le terrain. Le cas de AL comme les autres cas évoqués, mettent en lumière le fait que la crise et l’éloignement constituent donc des contingences situationnelles favorisant la réponse positive à une invitation religieuse, parce qu’elles remettent en question les modèles à partir desquels les acteurs pensent leur expérience. Elles poussent l’acteur, qui se trouve dans une situation instable, à se mettre en quête d’éléments permettant de redonner à celle-ci équilibre et cohérence.

Sans doute l’un des éléments communs mis en relief par les exemples que nous avons cités, mais aussi par les autres cas que nous avons pu observer dans la période de préaffiliation est le degré de réflexivité des acteurs quant à leur situation et leur individualité. Par le mouvement géographique tout comme par leur rapport critique au contexte dans lequel ils évoluent, ils se situent toujours à distance de leur environnement, aspirant toujours davantage au contrôle total de leur trajectoire individuelle, indépendants des injonctions institutionnelles qui pèsent sur eux. Ils sont donc, dans leur période de pré-affiliation au cœur d’un processus de subjectivation que nous avons déjà évoqué, caractérisé par la prise en charge d’eux-mêmes par eux-mêmes et un rapport distancié voire critique aux institutions (famille, entreprise, etc.). Mais le processus se solde en règle générale par un échec. L’individu ne parvient pas par ses propres moyens à s’assurer une stabilité sociale et émotionnelle. Il fait l’expérience d’un ébranlement, voire d’un écroulement cognitif et émotionnel : dans tous les cas, l’acteur ne parvient plus à donner du sens à son expérience à partir des ressources qu’il utilise habituellement et il en souffre. Il doit aller puiser de nouvelles ressources à des sources encore non utilisées.

5.3. L’utilité première de la ressource religieuse contenue dans des