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Chapitre 1 – Constat des écarts de développement agricole dans le monde, hypothèses sur

A. Cartes de la productivité partielle du travail agricole dans le monde en 1980 et 2005

2. L’explication des écarts de développement agricole « par la baisse tendancielle

Dans le dernier chapitre de leur ouvrage, Mazoyer et Roudart (1997) développent une thèse selon laquelle le sous-développement agricole est induit par la mise en concurrence, via la libéralisation commerciale, d’agricultures de niveaux de productivités trop éloignés. Ce processus s’accompagne d’une baisse tendancielle des prix agricoles paupérisant les agriculteurs des pays concernés, créant ou accentuant ainsi le sous-développement agricole (voir une illustration partielle de ce raisonnement en annexe 1.2). Une fois ce diagnostic fait, les recommandations « naturelles » qui en résultent sont de constituer des marchés régionaux rassemblant des pays dont les agricultures sont de niveau de productivité à peu près semblables et entrant ainsi dans une concurrence plus modérée.

Cette explication des écarts de développement agricole et du sous-développement agricole propose une vision à la fois dynamique et globale. Cependant, la dynamique démo- économique n’est pas considérée.

Le rôle accordé aux prix agricoles dans le développement agricole nous semble surestimé voire refléter une erreur d’interprétation. En effet, cela entre en contradiction

avec le fait que, depuis plus de deux siècles, le développement agricole très important des pays aujourd’hui développés, coïncide, malgré ce qu’on a appelé des « politiques agricoles de soutien aux prix », avec une décroissance des prix agricoles réels.

Fourastié et Bazil (1984), expriment le prix réel du blé par la quantité de travail rémunérée au salaire minimum nécessaire à sa production. Ils montrent ainsi que ce prix réel du blé en France a suivi une baisse prodigieuse depuis le début du XIXème siècle : « De

1430 à 1800, la moyenne séculaire du prix réel du quintal de blé en France a oscillé autour de 200 salaires horaires de manœuvre, avec des variations annuelles pouvant aller de 100 à 500 salaires horaires ; le seuil de 300 caractérisait les périodes de famines. L’année 1709 marque la dernière grande famine française, avec le prix réel du blé à 566 salaires horaires le quintal. A partir du début du XIXème siècle, le prix du blé enregistre une baisse importante et continue, qui le conduit autour de 4 salaires horaires le quintal, aujourd’hui. En deux siècles, le coefficient de baisse a donc dépassé 50 ».

Ceci conduit à interroger l’argument selon lequel des prix agricoles plus élevés / croissants seraient nécessaires pour développer l’agriculture et diminuer la pauvreté des actifs agricoles. En tout cas, de tels prix maintenus artificiellement élevés ne sauraient suffire au développement agricole. Le fait que la presque totalité des actifs étaient agricoles au XVIIIème siècle en France et qu’ils sont une minorité aujourd’hui (2 à 3%), suggère que des transformations structurelles internes à une économie doivent un rôle très important dans le développement agricole.

41 Par ailleurs, accorder une importance trop importante aux prix agricoles dans le développement de l’agriculture, amène à préconiser des politiques de hausse des prix agricoles, ce qui peut conduire à trois écueils.

Premièrement, cela pénaliserait les consommateurs, plus nombreux que les

producteurs agricoles. De plus, parmi les producteurs, selon qu’ils sont vendeurs net ou acheteurs net, l’effet est variable. En effet, une proportion importante des producteurs des pays en développement est « acheteur net » de produits agricoles, ils sont donc eux aussi désavantagés à court terme par une hausse de prix, même sils vendent une partie de ce qu’ils produisent.

Deuxièmement, sur la difficulté de financer une politique de soutien aux prix dans les

pays du Sud : supposons, pour un PMA (pays les moins avancés), qu’une stratégie claire de développement économique de moyen long terme, basée sur des subventions à l’agriculture et notamment une politique de prix, ait été établie en mobilisant l’argument des « industries naissantes » par exemple (voir Melitz (2005) et Sauré (2007)). Chalmin (2009) écrit (cf. annexe 1.3): « Encore faut-il en avoir les moyens ». Avant d’expliquer qu’à l’OMC, « les pays

les moins avancés (PMA), […] ont toujours bénéficié d’exemption leur permettant de protéger leur agriculture et de mener les politiques agricoles de leur choix. ». La contrainte n’est pas

l’OMC mais d’une autre nature. Butault (2004) rappelle qu’à l’OMC, dans le cadre du traitement spécial et différencié16, l’Inde a proposé la création d’une boîte dite « développement », sans succès parmi les autres pays en développement à ce jour. Une politique agricole peut être financée de deux manières : 1) par le consommateur via des prix stables et suffisamment élevés ou 2) par le contribuable grâce à une fiscalité efficace. Or, à la première des options s’oppose la faible solvabilité des consommateurs des villes des PMA (et même, on l’a vu, d’une part importante des producteurs agricoles qui sont acheteurs net de produits alimentaires). Et à la seconde option, force est de constater que les recettes

16 Sorte de discrimination positive pour les pays en développement, selon laquelle ils peuvent réduire leurs

droits de douane plus lentement.

Figure 1.7 : Prix réel du quintal de blé en France - Graphique réalisé à partir des données de Fourastié et Bazil (1984).

42 fiscales sont faibles, et que l’agriculture passe après nombre d’autres budgets (santé, éducation, armée).

Troisièmement, les revendications relatives aux prix agricoles sont ambigües. L’épisode

de flambée des prix alimentaires 2006-08 suivi des «émeutes de la faim» a mis en lumière une certaine incohérence des discours et positions vis à vis de prix agricoles plus élevés17. Certaines ONG de développement, comme l’influente OXFAM, ont à la fois :

 condamné la politique de restitutions à l’exportation de l’Union européenne et des Etats-Unis au nom de leur effet baissier sur le prix mondial (qui paupérise les paysans du Sud) ….et….

…. condamné la production de biocarburants au nom de leur effet … haussier sur ce même prix mondial.

Comment comprendre que l’on puisse à la fois condamner « la flambée (c’est-à-dire la hausse) des prix agricoles responsable des émeutes de la faim » observées dans de nombreux pays en développement, et préconiser des politiques agricoles basées sur des prix agricoles plus élevés dans les pays du Sud ? Le cas de la position d’OXFAM à propos du Mexique, de l’ALENA (Accord de Libre-échange Nord Américain), de la production de bio éthanol aux Etats-Unis à partir de maïs américain, et du prix du maïs au Mexique l’illustre aussi. Pour OXFAM (2003): « the mexican corn sector is in acute crisis because of the influx of

cheap subsidized corn imports from the US. Poor Mexican farmers cannot compete against US producers […]». La libéralisation commerciale, c’est-à-dire la baisse des droits de douane

sur le maïs américain entrant au Mexique, provoque, c’est la thèse d’OXFAM 18, la baisse du prix du maïs payé au producteur mexicain et « for 15 million mexican who depend on the

crop, declining prices translate into declining incomes, and increase hardship, Many people can no longer afford basic health care. Women have suffered disproportionately. ». Or,

OXFAM (2007) craint que la production de biocarburants à partir de matières premières agricoles ne renchérisse le prix de ces dernières et n’aggrave ainsi la pauvreté des pauvres des pays du Sud en faisant toutefois une distinction : « within these countries, those unable

to share in the benefits of rising agricultural export prices will still feel the squeeze of higher food prices ». Alternativement donc, l’ONG juge négative une baisse des prix agricoles, puis,

négatif aussi son exact opposé…à savoir la hausse des prix du maïs.

Pour renforcer le constat d’insuffisance de l’explication du sous-développement agricole « par les prix réels décroissants», nous proposons la décomposition schématique suivante, « par les prix réels », de la productivité du travail agricole. Celle-ci fait intervenir

17

De nombreuses causes de cette flambée des prix ont été évoquées. Voituriez (2009) les étudie toutes et conclue qu’on ne peut être certains que de ceci : l’offre de biocarburants a eu un impact haussier sur le prix du maïs sur le marché mondial (de même que la spéculation a eu un effet haussier sur le prix du soja sur le marché mondial). En revanche, l’auteur conclue qu’« aucune évaluation quantitative ne permet de dégager les pondérations relatives de ces différentes causes hypothétiques d’évolution à la hausse des prix de marché. ».

18

Lederman, Mahoney and Serven (2005) montrent quant à eux que l’ALENA n’a pas eu d’effet additionnel sur la baisse du prix réel du maïs au Mexique entre 1994 et 2004 : « three studies that examine the price trends for Mexican corn in comparisons with US prices […]. They all point to the same conclusion if from different angles: The decline of Mexican corn prices was a long term trend that preceded NAFTA, and the US-Mexico maize- producer price differential did not change significantly after 1994. Government producer-price subsidies actually kept such prices above what would have been the case under NAFTA without domestic price subsidies. Consequently, NAFTA cannot be held responsible for the poverty that characterizes subsistence agriculture, and further protectionism might not help fight rural poverty in Mexico. »

43 1) les prix agricoles, 2) la production agricole physique et 3) la dynamique démo-agricole, c’est-à-dire l’évolution du nombre des actifs agricoles :

Productivité (économique réelle) du travail agricole =

[ Prix agricoles réels x Production agricole physique ] /

Nombre d’actifs agricoles

En faisant varier les taux de croissance de la production agricole physique et du nombre d’actifs agricoles, on cherche à quel taux de croissance doivent croître, au

minimum, les prix agricoles réels, pour que double la productivité agricole réelle en 25 ans.

On montre (voir figure ci-dessous) qu’avec des taux de croissance annuels de 3% du nombre d’actifs agricoles et de la production agricole, les prix agricoles réels doivent croître à un taux annuel minimum de +2,92% pour que la productivité du travail agricole double en valeur réelle en 25 ans. C’est ce qu’indiquent les flèches dans le graphique du bas19: pour que double la productivité du travail agricole, les prix agricoles réels doivent croître à mesure que le taux de croissance de la production physique agricole est moins grand et à mesure que le taux de croissance des actifs agricoles est plus grand.

Par contraste, dans un contexte de baisse du nombre des actifs agricoles (-3% annuellement) et avec une production agricole qui augmenterait au même rythme que dans le cas précédent (+3%), les prix agricoles réels « n’auraient besoin de croître » qu’à un taux annuel minimum de -3,05% pour que double la productivité du travail agricole en 25 ans.

Autrement dit, dans un contexte de baisse du nombre des actifs agricoles, les prix agricoles réels peuvent baisser, ce qui profite aux consommateurs, sans que cela ne porte préjudice aux producteurs agricoles.

Dans le tableau suivant, nous présentons 16 contextes démo-agricoles possibles (issus du croisement de 4 taux de croissance du nombre des actifs agricoles et de 4 taux de croissance de la production physique agricole).

19 Pour que double la productivité du travail agricole en 25 ans, les prix agricoles réels doivent croître d’autant

plus que le taux de croissance de la production agricole est faible et que le taux de croissance du nombre d’actifs agricoles est élevé. C’est ce qu’indiquent les flèches dans le graphique du bas.

44 Figure 1.8 : Taux de croissance annuel minimum des prix agricoles réels pour que la productivité du travail agricole double en 25 ans (%).

Cette décomposition simple montre que l’élévation des prix agricoles réels, en plus d’être à la source de potentielles pertes de bien-être des consommateurs, a des effets sur l’élévation de la productivité du travail rapidement annulés par l’augmentation simultanée du nombre des actifs agricoles.