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L'exemple de l'usine du Joint-Français à Saint-Brieuc

Dans le document La division capitaliste du travail (Page 130-132)

L'évolution de la division spatiale du travail

7.5. L'exemple de l'usine du Joint-Français à Saint-Brieuc

Pour illustrer le processus de décentralisation, on peut prendre aussi l'exemple de l'en- treprise Le Joint-Français, appartenant au groupe CGE. En 1962, dans la première va- gue d'industrialisation de la Bretagne qui a vu la CSF installer une unité à Brest et le CNET s'implanter à Lannion, Le Joint-Français, localisé à Bezons dans la région pari- sienne, crée une usine à Saint-Brieuc (Côtes-du-Nord).

Trois mois après la pose de la première pierre, un premier atelier fonctionne. En dix ans, l'usine atteint les mille emplois (contre 1.500 prévus). Comme l'écrit Michel Philip- ponneau, cette usine de joints en caoutchouc, est « un atelier annexe, chargé de fabri- quer au meilleur compte les pièces conçues et commandées à Bezons, où demeurent près du siège social parisien, les services financiers et commerciaux, les services de re- cherches et de développement, c'est-à-dire les activités ‘nobles’ de caractère ‘tertiaire’ ou ‘quaternaire’ exigeant un personnel très qualifié ». Sur un effectif total de 1.002 per- sonnes en février 1972, on comptait 907 ouvriers, tous O.S. à l'exception des ouvriers d'entretien.

Le travail consiste en des gestes élémentaires qui sont appris très vite « sur le tas ». L'entreprise n'a formulé aucune demande auprès des établissements d'enseignement technique de la ville (nombreux et importants) pour préparer les jeunes aux postes de travail qu'elle offre, et pour cause. Aussi, elle ne recrute que de la main-d'oeuvre simple. Le niveau scolaire et professionnel du personnel « horaire » est très bas. Il est composé à 64 % de femmes et à plus de 50 % de moins de 26 ans.

Les réserves de main-d'oeuvre sont telles dans la région que Le Joint-Français ne cherchait pas à retenir les ouvriers qui avaient des difficultés d'adaptation par une politi- que de salaires normaux à défaut d'être élevés. Entre 1963 et 1970, 20,7 % des ouvriers recrutés sont restés moins de 15 jours à l'usine, 34,4 % entre 15 jours et six mois. Au total, au cours de cette période, 3.300 personnes ont travaillé au Joint-Français alors que la moyenne annuelle des emplois était de 520. 10 000 candidatures ont été examinées.

Ces travailleurs sont des ruraux et enfants de ruraux surtout. La moitié des femmes étaient inactives ou femmes de ménage. Ils résident dans un rayon de 15 km et viennent à l’usine par leurs propres moyens. Le Joint-Français a pu se permettre de pratiquer pendant longtemps une politique de bas salaires (y compris par rapport aux entreprises de Saint-Brieuc) en raison des caractéristiques de cette main-d'oeuvre et des difficultés

pour que les organisations syndicales s'y développent. Les bas salaires, l'absence de possibilités d'accéder à un travail plus intelligent, les conditions de travail ont été à l'ori- gine d'une longue grève, très populaire en Bretagne, en février-mars 1972.

Le personnel non ouvrier est composé en février 1972 de 15 employés, 23 techni- ciens, 51 agents de maîtrise, 7 cadres, 1 directeur. Le directeur est venu de Bezons. Il « n'a aucune autonomie de décision et doit se référer constamment à la direction générale pour toutes les affaires non courantes ». Le chef du personnel de l'usine continue à rési- der à Bezons. « Pour l'ensemble du personnel cadres, maîtrise, et techniciens, 30 vien- nent de la région parisienne, 10 d'autres régions françaises, 9 des trois autres départe- ments bretons, 19 des Côtes-du-Nord, mais 80 % des immigrants sont nés en Bretagne ou y ont quelque attache (mariage, ascendants) ». La faiblesse des effectifs non ou- vriers, composés pour plus de la moitié d'agents de maîtrise, s'explique par le fait que cette usine n'a aucune autonomie et n'a pas de rapport ou très peu avec le milieu écono- mique local. Elle n'a pas de service commercial. Elle effectue les commandes transmises par le siège. Il n'y a pas non plus de service propre d'approvisionnement puisque machi- nes et matières sont livrées par Paris ou sur ordre du siège. Les pièces à fabriquer sont conçues à Bezons. Il est donc nul besoin de service d'étude à Saint-Brieuc. L'usine n'a pas recours à la sous-traitance ni à des services locaux, ni à des travaux d'entretien confiés à des entreprises locales.

Le Joint-Français n'a donc réalisé cette « extension décentralisée» qu'en raison des caractéristiques de la main-d'oeuvre et des avantages qu'il pouvait en tirer. La localisa- tion précise en Bretagne et plus particulièrement à Saint-Brieuc s'explique par les condi- tions secondes qu'elle offrait et notamment par les avantages financiers spécialement consentis par les collectivités locales et l'Etat. On peut estimer ses dons à 1.4400.000 F, soit à 14.400 F par emploi créé. Ce qui est considérable. Ces dons se décomposent en:

Mais nous voyons qu'aussi importants que sont ces cadeaux, ce « capital dévalorisé », c'est dans la surexploitation de la main-d'oeuvre briochine que l'on trouve les raisons de « l'extension décentralisée » du Joint-Français. Tout se passe comme si les travailleurs de Saint-Brieuc travaillent un tiers de temps de plus que ceux de Bezons avec en plus

une productivité supérieure. La masse supplémentaire de plus-value extraite est bien plus importante que le « capital dévalorisé » reçu en dons. Il semble que la CGE et la direction du Joint-Français aient tiré des leçons du conflit de 1972. Depuis, une plus grande autonomie a été accordée à l'usine de Saint-Brieuc. Le service des méthodes, le contrôle, l'ordonnancement, les expéditions, etc. y ont été transférés (L'Expansion, sept. 1974).

Les développements précédents n'impliquent cependant pas que désormais toute région paupérisée et peuplée va connaître une industrialisation rapide et immédiate, au détri- ment des centres industriels et urbains. Les exemples d'échec de politiques visant à atti- rer des capitaux dans des régions d'émigration ne manquent pas. D’autres facteurs peu- vent leur enlever de l'intérêt. De même, les activités administratives et les activités de conception et de décision ne se concentreront pas nécessairement de plus en plus dans l'agglomération parisienne. D’ores et déjà, on peut observer un mouvement de décentra- lisation d'emplois de bureau faiblement qualifiés (banques, assurances, chèques pos- taux...). La répartition spatiale du travail de conception et de gestion va dépendre du processus de déqualification relative auquel il est soumis. Il peut se créer d'autres foyers de concentration de l'activité intellectuelle. Il n’y a guère que la France pour être aussi centralisée. Mais ces variations ne remettent pas en cause le processus d'ensemble.

Dans le document La division capitaliste du travail (Page 130-132)

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