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La division capitaliste du travail

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Michel Freyssenet

To cite this version:

Michel Freyssenet. La division capitaliste du travail. Savelli, 1977, ISBN-2-85930-016-3. �hal-01245088�

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Michel Freyssenet

La division capitaliste

du travail

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TABLE DES MATIÈRES

Avant-propos Introduction

I. Mise en évidence du processus de « déqualification-surqualification » du travail 1. La division du travail dans le mode de production capitaliste, s'effectue par la sépara-tion croissante de la partie manuelle et de la partie intellectuelle du travail

2. Les nouvelles catégories de travailleurs « surqualifiés » connaissent à leur tour un processus de « déqualification-surqualification »

3. La division croissante de la partie manuelle et de la partie intellectuelle du travail s'é-tend aux travailleurs improductifs

4. Le passage d'un stade à un autre de la division du travail est un moment décisif de la lutte de classe

5. Quel sens donner aux statistiques de qualification et comment les utiliser?

II. Le processus de « déqualification-surqualification » de la force de travail, et le mar-ché du travail

6. L'évolution du marché de l'emploi et des types de main-d'oeuvre 7. L'évolution de la division spatiale du travail

8. La contradiction entre l'évolution de la division capitaliste du travail et la formation de la force de travail

Conclusion Annexes

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AVANT-PROPOS

Ce livre est le résultat d'une recherche effectuée en 1973-1974, avec pour titre: « Le processus de déqualification-surqualification de la force de travail: éléments pour une problématique de l'évolution des rapports sociaux » 1. Pour la présente édition, j'ai ac-tualisé les statistiques qui pouvaient l'être. J'aurais voulu aussi ajouter des cas de lutte ouvrière survenus depuis 1974, mettant particulièrement en évidence certains aspects de la division capitaliste du travail. Je n'ai malheureusement pas eu le temps nécessaire pour le faire.

Par contre, il m'a paru indispensable d'ajouter un chapitre donnant des indications sur le lien qu'il peut y avoir entre le passage d'un stade à un autre de la division capitaliste du travail et les crises profondes qui ponctuent l'histoire des pays où dominent le mode de production capitaliste et le système capitaliste dans son ensemble. En effet, la multi-plication des luttes contre les fermetures d'usines, contre la restructuration industrielle, pourrait faire croire que la déqualification du travail, la séparation croissante de la partie manuelle et de la partie intellectuelle du travail, la « modernisation capitaliste » ne sont plus d'actualité, comme cela était clairement le cas durant la période 1967-1974, en France. Au contraire, dans ce chapitre nouveau, nous voulons montrer que la crise, le chômage, sont à la fois le moyen pour le capital dans son ensemble d'imposer aux tra-vailleurs que la production se fasse sur la base d'une division du travail plus poussée encore, et à la fois la manifestation que ce passage est en train de s'opérer.

Le capital qui a pu le premier imposer aux travailleurs, dont il achète la force de tra-vail, le stade suivant de la division du travail (impliquant une autre distribution spatiale des différentes phases du procès de production) contraint et donne à la fois la possibilité aux autres fractions du capital de faire de même. Il contraint en effet les autres fractions du capital de produire au même coût unitaire, donc de mettre en place une nouvelle base productive, sous peine de voir leur taux de profit baisser rapidement, donc de disparaître ou de se faire absorber à terme. Il en donne aussi la possibilité aux capitaux qui par-viennent à garder leur autonomie, car le chômage permet de réduire le salaire réel, de rendre plus difficiles les luttes et d'embaucher à nouveau des travailleurs sous réserve de leur acceptation des nouvelles conditions.

La crise actuelle est le deuxième moment du passage au stade de la mise en oeuvre capitaliste du principe automatique, le premier ayant été la mise en oeuvre de ce prin-cipe dans les entreprises qui imposent maintenant aux autres d'adopter le même mode d'exploitation de la force de travail. Au cours du premier moment, il s'agissait pour les travailleurs de lutter contre la déqualification-surqualification du travail. Leurs luttes n’ayant pu bloquer ce processus, notamment au Japon, en Allemagne fédérale, aux États-Unis etc., on assiste maintenant une réorganisation générale du capital qui se ma-nifeste par les faillites, les concentrations, le chômage structurel, la baisse du salaire ré-el, le « redéploiement » industriel et la nouvelle division internationale du travail.

Janvier 1977.

1 Centre de Sociologie Urbaine, 1974, Paris. 274 pages. Claudine Philippe a collaboré au travail

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Introduction

Dans les années soixante, a prévalu une thèse optimiste quant à l’évolution du travail. Il est vrai, disait-on, que le machinisme et en particulier le taylorisme ont donné naissance à des tâches répétitives, dans lesquelles l'intelligence et les capacités adaptatives du tra-vailleur, non seulement ne peuvent pas s'investir, mais ne doivent pas s'investir.

Cependant cette phase de l'évolution du travail, négative certes pour les travailleurs affectés à ces tâches répétitives, mais positive pour l'ensemble de la société en raison de l'abondance des biens qu'elle a permis de produire, va laisser la place à une phase nou-velle. Celle-ci se caractérise par la disparition des tâches répétitives au bénéfice des em-plois très qualifiés d'ingénieurs et de techniciens, grâce à l'automatisation toujours plus poussée du processus de production. Les recensements et les enquêtes ne le confirment-ils pas? Le nombre d'ingénieurs et de techniciens augmente très rapidement et le pour-centage d'O.S. et de manoeuvres régresse. La structure des emplois dans des sociétés capitalistes plus avancées confirme qu'il s'agit d'une tendance irréversible.

Le machinisme et l'automatisation sont les produits de la science et de la technique, et sont indépendants du système économique. La meilleure preuve en est que l'on re-trouve dans les « pays socialistes » les mêmes formes d'organisation du travail, les va-riantes que l'on peut y observer (cadence moins forte, sécurité plus grande) ne remettant pas en cause la nature même du travail à effectuer. Les responsables de ces pays, ainsi que leurs chercheurs, nourrissent d'ailleurs les mêmes espoirs dans l'automatisation pour faire disparaître les tâches répétitives.

Cette thèse comporte un quatrième volet, très peu souvent développé, mais nettement implicite. La division du travail n'a d'importance que dans le cadre de l'entreprise, et ses effets sur la vie sociale restent mineurs. La société industrielle présente des aspects beaucoup plus décisifs: abondance des biens, temps libre, élévation du niveau scolaire, développement de la science et la technique, mobilité, élévation du niveau de vie, dispa-rition des liens traditionnels contraignants (familiaux, de voisinage) au bénéfice de liens choisis, etc.

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1. Trois séries d’ « événements » ont conduit à remettre en cause l’optimisme anté-rieur

La répétition de plus en plus fréquente, depuis mai-juin 1968, de luttes ouvrières contre différents aspects de l'organisation du travail dans sa forme la plus avancée et leurs conséquences sur la vie sociale a ébranlé les certitudes antérieures 1. L'automatisation, loin d'être la solution à de nombreux problèmes ouvriers, a semblé être au contraire à la source d'un mécontentement encore plus grand.

Les contre-performances de l'organisation actuelle du travail (absentéisme, accidents, maladies, « sabotage », grèves, rigidité, etc.), finalement coûteuses non seulement pour l'ensemble de la société mais pour les entreprises elles-mêmes, ont également suscité des doutes, à tel point que le patronat et les pouvoirs publics ont été conduits à poser ouvertement la question: est-ce que la division du travail sur le mode de la séparation de la partie manuelle et de la partie intellectuelle est l'outil privilégié pour accroître la pro-ductivité?

Enfin, la révolution culturelle chinoise est apparu à beaucoup comme une tentative politique pour instaurer, à l'échelle de masse et non au stade expérimental, un processus de division du travail conçu et mené par les travailleurs, contre une tendance au déve-loppement de la division du travail séparant toujours plus la partie manuelle et la partie intellectuelle, telle qu’elle est observable en URSS et dans ses pays satellites, où l’on continue de dire que seul le développement des forces productives peut permettre de dépasser cette contradiction passagère dans la phase de transition au socialisme.

2. Le débat actuel

Dans le débat né des événements mentionnés, une thèse nouvelle a émergé. L'automati-sation, loin de ré-enrichir les tâches, ne fait qu'accentuer encore plus la séparation entre la partie manuelle et la partie intellectuelle du travail. Ce mode de division du travail est spécifique au mode de production capitaliste, c'est-à-dire qu'il est inhérent à la sépara-tion du capital et du travail. Il se matérialise dans les machines et dans les aptitudes ou inaptitudes individuelles des travailleurs. Toute société se déclarant socialiste, mais dans laquelle on observe le même mode de division du travail, sans que l'on parvienne à en modifier le cours, est en fait encore régie par des rapports de production de type capita-liste, à cause de la seule propriété d'État des moyens de production, sans « possession » réelle par les travailleurs directs.

L'élaboration de l'argumentation étant en cours à travers différentes pratiques et tra-vaux de chercheurs, les exposés, connus jusqu'à présent en France, de cette thèse ne sont pas systématiques et n'ont bien souvent comme seul critère de validation que la vérifica-tion de la conformité avec les écrits de Marx. Ils pèchent par le manque de démonstra-tions, voire même d'illustrations. Ils comportent des formuladémonstra-tions, voire des développe-ments erronés, en raison de l'absence d'analyses concrètes du processus de la division du travail

1 On trouvera en annexe à cette introduction, une liste des principales grèves qui ont eu ce

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3. La contribution de la présente étude à ce débat : résumé

Depuis l'origine du mode de production capitaliste, la division du travail se fait par la séparation croissante de la partie manuelle et de la partie intellectuelle du travail. À ce jour, quatre stades peuvent être distingués. Ce mode de division est inhérent à la sépara-tion du capital et du travail. Il est l'approfondissement du processus de dépossession des travailleurs par le capital. Alors que les connaissances, la maîtrise de la nature, la pro-duction se sont considérablement développées, la division capitaliste se traduit par la déqualification du travail du plus grand nombre de salariés et la « surqualification» de celui d'un petit nombre1.

La « surqualification» des uns a pour origine la déqualification des autres. L'activité intellectuelle qui est enlevée au plus grand nombre dans leur travail est attribuée à un petit nombre. Les travailleurs « surqualifiés» sont à leur tour soumis à ce processus contradictoire de « déqualification-surqualification », de telle sorte que la déqualifica-tion ne peut s'interrompre par suppression de certains emplois déqualifiés. La division capitaliste du travail se généralise aux travailleurs improductifs de capital. Elle s'impose également aux travailleurs dont la force de travail n'est pas achetée par le capital.

La division capitaliste du travail se matérialise dans les machines, dans les aptitudes et les inaptitudes des travailleurs, dans l'organisation de l'espace et le découpage du temps. Elle est la manifestation et le terrain premiers de la lutte de classe. Elle est l'his-toire du rapport antagonique du capital et du travail. Le passage d'un stade à un autre de la division du travail n'est en rien automatique ou inéluctable. Il est une phase de lutte de classes intense. Lorsqu'il s'opère, il implique une « crise ». Il est le moyen pour briser le mouvement ouvrier, accroître la centralisation du capital, et jeter les bases d'une nou-velle phase d'accumulation.

La qualification réelle d'un travail se mesure au degré et à la fréquence de l'activité intellectuelle qu'il exige pour être exécuté. Cette activité intellectuelle, loin d'être une réalité difficilement cernable et sur l'importance de laquelle les estimations pourraient varier, est une activité mesurable. Elle se mesure au temps d'apprentissage et d'instruc-tion strictement nécessaire pour effectuer la tâche considérée. La qualificad'instruc-tion réelle d'un travailleur à un moment donné, c'est-à-dire la valeur d'usage de sa force de travail, se mesure à la qualification réelle des travaux les plus qualifiés qu'il puisse accomplir sur-le-champ. Les qualifications officielles, c'est-à-dire celles qui sont socialement fixées à un moment donné à un type de tâche ou à une catégorie de travailleurs, sont systématiquement déformées par rapport aux qualifications réelles. Elles sont l'expres-sion du rapport de force, au moment considéré entre le patronat et les travailleurs, dans l'estimation de la valeur marchande des différents types de force de travail et leur posi-tion stratégique dans le procès de travail.

Pour confirmer les thèses précédentes, il nous faudrait également montrer que la di-vision du travail s'effectuait différemment dans les modes de production antérieurs, et qu’une division du travail ne déqualifiant pas le travail est possible, condition en effet à la réappropriation effective par les travailleurs des moyens de production. Mais il s'agit là de taches qui dépassent largement les possibilités d'un chercheur.

1 Si la division capitaliste du travail a permis le développement des connaissances et de la

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pre-Dans la deuxième partie, l’analyse porte sur les implications du processus de « dé-qualification-surqualification » dans des domaines très différents de la vie sociale, et sur les contradictions secondaires qu’il y fait naître. Il provoque en effet un mouvement in-cessant de créations et de suppressions d'emploi, sur une tendance à l'augmentation de la masse de capital nécessaire à la création d'un emploi. Il nécessite la mise au travail de catégories nouvelles de travailleurs: femmes, immigrés, ruraux, population des pays paupérisés, etc. supprimant par là même, les survivances de modes de production pré-capitalistes. C'est à partir du moment où tout ou partie de certaines productions a pu être réalisée par de la main-d'oeuvre sans qualification que l'industrialisation des régions ou pays paupérisés a été non seulement possible, mais devient nécessaire au capital pour assurer le maintien de son taux de profit, donnant naissance à une nouvelle division spa-tiale du travail, et à une nouvelle phase de l'impérialisme. Une contradiction se déve-loppe par ailleurs entre le processus de « déqualification-surqualification » et les institu-tions de formation de la force de travail que des soluinstitu-tions gouvernementales cherchent à surmonter.

Certains des développements théoriques de cet ouvrage nécessite, pour être compris, de se placer dans le cadre de la théorie de la valorisation du capital par le travail, déve-loppé par Karl Marx. Il n’est pas inutile d’en rappeler brièvement les principales propo-sitions. Cependant, il n'est nul besoin de les partager pour admettre l'essentiel des cons-tatations faites ici.

4. Bref rappel de la théorie de la valorisation du capital par le travail

L'utilité reconnue d'un produit, quel qu'en soit son aspect, en fait une valeur d'usage. Que ce produit ait pour but de satisfaire l'estomac ou la fantaisie importe peu. Sa consommation en consacre la valeur d'usage. L'ensemble des valeurs d'usage matérialise la richesse d'une société, quelle que soit la forme sociale de cette richesse. Donc, comme valeurs d'usage, les produits sont avant tout de qualité différente.

Par contre, il est évident que l'on fait abstraction de la valeur d'usage des marchandi-ses quand on les échange et que tout rapport d'échange est même caractérisé par cette abstraction. Comme valeur d'échange, les marchandises ne peuvent être que de différen-tes quantités. De quelle quantité sont-elles différendifféren-tes?

De la quantité de travail humain qui s'y trouve cristallisée. En effet, les particularités des marchandises étant mises de côté, il ne leur reste qu'une seule qualité commune, celle d'être des produits du travail. L'étalon de leur valeur d'échange va donc être la quantité de travail humain qui a été socialement nécessaire pour les produire, c'est-à-dire le temps nécessaire compte tenu d'un degré d'habileté et d'intensité et de la technologie la plus répandue au moment considéré.

Par ailleurs, et quel que soit le mode de production, le temps nécessaire à la produc-tion des moyens indispensables de « subsistances » des travailleurs est inférieur au temps de travail effectué par eux. La force de travail est en effet douée d'élasticité qui lui permet de produire plus que ce qui lui est nécessaire pour se reproduire. Un «surtra-vail» est donc dégagé. Il est d'autant plus important que se développent les puissances productives de travail (machines, etc.). Ce surtravail dégagé peut être consacré à la pro-duction de nouvelles valeurs d'usage, ou il peut être remplacé par un temps de repos plus important.

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Au stade de la petite production indépendante, où les travailleurs possèdent leurs moyens de production, les marchandises s'échangent tendanciellement à leur valeur:, c'est-à-dire à la quantité totale de travail nécessaire à leur production. Le petit produc-teur touchera, par exemple en argent, non seulement l'équivalent de son temps de « tra-vail nécessaire» pour vivre, mais aussi, l'équivalent argent de son surtratra-vail.

Au stade du mode de production capitaliste, qui se caractérise par la non-possession des moyens de production par les travailleurs productifs, c'est-à-dire par la séparation du capital et du travail, le travailleur doit vendre sa force de travail pour vivre, et le pro-priétaire des moyens de production doit acheter la force de travail pour que son capital soit mis en valeur. Dès lors, la force de travail, comme toute marchandise, sera vendue à sa valeur, c'est-à-dire au temps nécessaire à sa production et reproduction, temps qui sera différent selon le type de travail effectué et le niveau de «civilisation » auquel la société sera parvenue.

Le surtravail que fournit le travailleur est donc accaparé par le détenteur des moyens de production. Dans l'hypothèse de marchandises vendues à leur valeur, c'est en effet la totalité du temps de travail qu'exige leur production, «travail nécessaire» et «surtravail», qui va régler le prix des marchandises. Dans le mode de production capitaliste, le sur-travail prend la forme argent, appelée plus-value, dont une partie sera ajoutée au capital initial, sous forme de machines nouvelles plus productives, de matières premières plus abondantes et de travailleurs supplémentaires; et le reste servira de fonds de consomma-tion des détenteurs des moyens de producconsomma-tion et des travailleurs improductifs.

La plus-value, forme argent du surtravail dans le mode de production capitaliste, est donc à rapporter à la fraction du capital nécessaire à l'achat de la force de travail : c'est-à-dire la partie appelée variable du capital. Mais, dans les faits, les détenteurs du capital rapportent la masse de plus-value produite à l'ensemble du capital qu'ils enga-gent dans une production: c'est-à-dire à la fois à sa partie constante (prix des machines, bâtiments, matières premières et auxiliaires, etc.), et à sa partie variable (rémunération de la force de travail). Ce qui les intéresse, c'est le taux de profit, c'est-à-dire la rémuné-ration du capital total.

L'objectif des capitalistes sera donc de chercher à accroître la masse et le taux de plus-value en avançant le moins possible de capital. Il existe deux moyens pour y par-venir. Le premier consiste à accroître la plus-value absolue. Le surtravail est augmenté sans que ne soit réduit le temps de « travail nécessaire ». Concrètement, le temps de tra-vail est allongé, les cadences accrues, sans que la valeur et le prix de la force de tratra-vail n'augmentent en proportion. Ce moyen a des limites irrémédiables : la résistance physi-que des travailleurs, dans l'hypothèse où ils n'ont pas eu la possibilité de s'opposer avant à un tel degré d'exploitation. Le deuxième moyen consiste à accroître la plus-value rela-tive. Le surtravail est augmenté en réduisant le temps de «travail nécessaire », sans que le temps de travail total ne soit allongé. Réduire le temps de «travail nécessaire », cela veut dire qu'il faut moins de temps à un travailleur pour produire l'équivalent en valeur de ce qui est nécessaire pour la reproduction de sa force de travail, cela veut dire baisser la valeur de la force de travail.

Comment baisser cette valeur? Il y a deux voies, qui sont le plus souvent utilisées en même temps. La première vise à réduire le temps d'apprentissage nécessaire pour pro-duire une marchandise. En effet, pour qu'une force de travail soit exploitable par ce

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ca-Ces qualités ne lui sont pas données par la nature, mais par un apprentissage pendant lequel le futur travailleur ne produit pas l'équivalent de ce qu'il consomme. Le temps d'apprentissage est d'autant plus réduit que la tâche à effectuer est plus simple, qu'elle est toujours la même, qu'elle exige le moins possible de capacités intellectuelles et phy-siques (qui les unes et les autres demandent du temps pour être acquises, d'autant plus si elles sont indissolublement liées) et qu'elle soit rendue obligatoire dans sa simplicité et sa répétitivité. C'est la division capitaliste du travail.

La deuxième voie pour réduire ce temps de «travail nécessaire » est d'abaisser la va-leur des biens nécessaires à l'entretien et à la reproduction de la force de travail. Un ca-pitaliste individuel pourra extraire une plus-value relative, sans pour autant accroître la division du travail dans son entreprise, si une division capitaliste du travail plus poussée a été imposée aux travailleurs produisant les marchandises entrant directement dans la reproduction de la force de travail : agriculture, industries alimentaires, le textile et l'ha-billement, l'industrie du bâtiment, etc. Le capitaliste individuel a intérêt à l'élévation de la productivité générale. La plus-value relative s'accroît d'autant plus vite que la division du travail est imposée dans toutes les sphères de production.

À la plus-value relative s'ajoute une plus-value extra pour le ou les capitalistes qui « modernisent » les premiers. En effet, une marchandise est tendanciellement vendue à sa valeur sociale, déterminée par le temps de travail moyen nécessaire pour la produire dans toutes les entreprises qui le fabriquent. Si tel capitaliste, grâce à une division du travail plus poussée, peut la faire produire en moins de temps que les autres, il va ce-pendant continuer à la vendre à la valeur sociale, ou à un prix légèrement inférieur à la valeur sociale, et non à sa valeur individuelle. Il réalise une plus-value extra. De plus, il concurrence directement les capitalistes qui continuent à faire produire la même mar-chandise avec les anciens procédés. Il va donc vendre plus et plus vite. En réalisant plus rapidement la valeur de sa production croissante, il va reconstituer son capital-argent plus vite et sur une base plus large qu'avant. Alors il dispose de conditions favorables à une nouvelle extension de sa production au détriment des autres capitalistes, qui, s'ils ne réussissent pas à rassembler les capitaux nécessaires à la mise en oeuvre d'une division du travail plus poussée, vont voir leur difficulté s'accroître. Le capitaliste individuel se doit donc, s'il veut conserver la maîtrise de son capital, d'imposer à son tour aux travail-leurs dont il achète la force de travail, la nouvelle organisation du travail.

Mais le mode capitaliste de division du travail recèle une contradiction fondamen-tale. Le capital parvient à réduire le travail à du travail simple en matérialisant dans des machines le découpage en tâches élémentaires du procès de travail. Il n'y parvient donc qu'en accroissant considérablement la part de son capital consacré à acheter des moyens de production (machines, bâtiments, matières premières, etc.), cette part qui précisément n'est pas source de plus-value. Donc, par la division du travail, la plus-value s'accroît, mais rapportée à la masse totale de capital mis en oeuvre, elle donne un taux de profit inférieur dès que disparaît la plus-value extra, c'est-à-dire dès que la majorité des capi-talistes ont imposé la nouvelle base productive, donc dès que la valeur sociale des mar-chandises se rapproche de la valeur individuelle des marmar-chandises vendues par le capital le plus exploiteur du travail. Le capital doit à nouveau, pour rétablir son taux de profit, repartir dans sa course à l'exploitation accrue des travailleurs. Ce sont les capitaux qui sauront été le plus centralisés qui seront en mesure de faire avant les autres de nouveaux investissements divisant encore plus le travail, et qui obtiendront la plus-value extra, rétablissant leur taux de profit.

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La division du travail est le moyen pour le capital de poursuivre son accumulation. Elle est le terrain premier et fondamental de la lutte du capital et du travail. Elle est le moment où se joue la survie du capital, ou bien l'exploitation accrue des travailleurs. Elle est l'histoire du rapport antagonique du capital et du travail.

ANNEXE

Liste des principales grèves ouvrières contre les formes les plus modernes d'orga-nisation du travail

1969

Mars. Grève des ouvriers spécialisés de l'atelier G.G. (montage des freins de la R 4 et de la R 12) de l'usine Renault du Mans, contre la « cotation par poste ».

Septembre. Première grève des agents de la RATP contre les mesures nouvelles de « rationalisation-modernisation » se traduisant par des compressions d'effectifs, la déqua-lification de certains postes de travail et des horaires de travail désorganisant la vie per-sonnelle.

Septembre-Octobre. Grèves surprises pendant deux mois à la SOLLAC, Société Lor-raine de Laminage Continu (Moselle), contre le système de rémunération.

Octobre. Peugeot (Saint-Étienne). La grève part de l'atelier qui vient d'être équipé d'une nouvelle « chaîne » pour le montage de la 304.

Décembre. Grève des ouvriers des ateliers 18 et 19 de Sud-Aviation à Toulouse (devenu une usine SNIAS) travaillant sur machines à commande numérique, contre les condi-tions de travail qu'imposent ces machines (bruit, tension nerveuse, anxiété, air irrespira-ble et déqualification).

1970

Juillet. Grève des ouvriers spécialisés de Caterpillar (Grenoble) contre la « réorganisa-tion » de l'usine entraînant déqualificaréorganisa-tion, compression d'effectif, salaire au boni et ca-dences plus fortes.

Octobre. Grève des mineurs de Merlebach contre l'intensification du travail provoqué par la mécanisation de la taille et les horaires en 4,8.

Décembre. Grève, séquestration à FERODO (Condé-sur-Noireau, Calvados), à la suite de la tentative de licenciement d'un ouvrier spécialisé qui avait injurié son chef d'atelier, à cause des cadences.

1971

Janvier Mars. Grève des métallos des Batignolles (Nantes).

Février. Grève des ouvriers spécialisés de l'atelier F.F. de l'usine du Mans de la Régie Renault contre la cotation par poste.

Juin. Grève des cheminots contre le plan de « modernisation-rentabilisation ».

Octobre. Grève des conducteurs du métro contre une des conséquences de l'automatisa-tion de la conduite des trains: déclassement dans la grille hiérarchique.

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Mars-avril. Grève des ouvriers spécialisés du Joint français à Saint-Brieuc, contre les bas salaires et le travail déqualifié qui leur est donné.

Décembre. Grève des ouvriers spécialisés immigrés du département 38 de Re-nault-Billancourt pour l'attribution de la classification P1 F à tous.

1973

Avril. Grève des ouvriers spécialisés immigrés du département 12 de Re-nault-Billancourt pour la classe P1 F pour tous, «à travail égal, salaire égal ».

Mai. Grève, occupation, remise en route de la production contre la liquidation de l'usine Lip dans le cadre de la restructuration du groupe Ébauche S.A. sur la base d'une produc-tion automatisée.

Juillet. Grève, occupation à Salamander à Romans (Drôme) contre la liquidation de l'usine. Même cas que Lip.

Juillet. Grève, occupation à Péchiney-Noguères, contre les conditions de travail. Octobre-Décembre. Grève, occupation à l'imprimerie Larousse à Montrouge.

Et tous les conflits récents encore en mémoire, Rateau (La Courneuve) en particulier, et la grève des agents des P et T, contre le plan de « modernisation-rentabilisation ».

(14)

I

Mise en évidence du processus

de « déqualification-surqualification »

de la force de travail

(15)

1

La division du travail s'effectue

dans le mode de production capitaliste

par la séparation croissante de la partie manuelle

et de la partie intellectuelle du travail

1.1. Ce que nous voulons montrer dans ce premier chapitre

Un mouvement contradictoire de déqualification de la grande masse des travailleurs et de « surqualification » d'un petit nombre est à l’œuvre. La déqualification s'opère par une réduction de l'activité intellectuelle nécessaire pour effectuer la tâche attribuée. La surqualification » s'opère par un accroissement de l'activité de conception, de prépara-tion, d'organisation et de décision.

La « surqualification » des uns a pour origine la déqualification des autres. L'activité intellectuelle qui est enlevée au plus grand nombre est attribuée à un petit nombre 1. Ce mouvement contradictoire découle directement de la caractéristique du mode de produc-tion capitaliste, c'est-à-dire de la séparaproduc-tion du capital et du travail. Il se généralise et s'accélère. Il est observable non seulement historiquement mais également au cours d'une même période. Car il ne s'effectue pas à la même vitesse dans toutes les sphères de production, et dans chaque sphère de production dans toutes les tâches.

1.2. On peut distinguer à l'heure actuelle quatre stades dans la division du travail

La mise en oeuvre capitaliste du principe coopératif a consisté à réaliser la mise en coo-pération des forces de travail sous l'autorité du détenteur du capital et non pas par la li-bre association des producteurs. Une fraction de l'activité intellectuelle des producteurs indépendants, avant leur dépossession des moyens de production, leur est enlevée lors-qu'ils en perdent la possession, au profit du détenteur du capital. En résumé on peut dire qu'au stade de la coopération, le travailleur perd la maîtrise du procès de production.

La mise en oeuvre capitaliste de la spécialisation (la manufacture) a consisté à fixer chaque travailleur sur une partie du procès de travail, à lui enlever progressivement la possibilité d'organiser lui-même son travail, de faire même oeuvre personnelle, pour confier à une catégorie nouvelle de salariés, peu nombreuse, d'une part l'organisation

1

C'est pour bien marquer ce mouvement de centralisation de l'activité intellectuelle par réduc-tion de l'autonomie ouvrière dans le travail, que nous utilisons ce terme de « surqualificaréduc-tion ». En effet celui de qualification, désignant dans le langage courant un état et non pas un mouve-ment, ne nous a pas paru pouvoir traduire le fait que l'existence des ingénieurs, des cadres, a pour origine la déqualification des producteurs directs et non le développement des connaissan-ces.

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des lignes de tâches parcellaires et de leur surveillance, et d'autre part la mise au point des outils spécialisés pour l'exécution de chaque tâche parcellaire. En résumé on peut dire que le travailleur perd, au stade de la spécialisation, la maîtrise du procès de travail.

La mise en oeuvre capitaliste du principe mécanique a historiquement consisté à faire actionner par un moteur et une transmission, l'outil parcellaire mis au point durant la période manufacturière. À la juxtaposition de procès partiels de travail accomplis par autant de travailleurs distincts va se substituer la combinaison de machines effectuant ces procès partiels à la place des travailleurs. Dès lors, la spécialisation qui consistait à manier toute sa vie un ou plusieurs outils parcellaires, se transforme en spécialité de servir, sa vie durant, une machine parcellaire. Le capital peut commencer à faire appel à une force de travail plus simple et à confier à un tout petit nombre de salariés un travail très qualifié (né de la déqualification des ouvriers de fabrication) d'entretien, de répara-tion, de mise au point, de fabricarépara-tion, et de conception des machines (bureau d'études, bureau des méthodes, industrie de la machine outil, service d'outillage et d'entretien). En résumé, au stade du machinisme, le travailleur perd la maîtrise de son travail lui-même et devient le servant d'une machine qui lui impose rythme et gestes. Le machinisme ma-térialise dans un mécanisme mort indépendant de la force de travail et s'imposant à elle une division du travail produite par la séparation du capital et du travail.

La mise en oeuvre capitaliste du principe automatique consiste à enlever à l'ouvrier le travail d'alimentation de la machine qui exigeait encore de lui une petite activité intel-lectuelle pour en faire un surveillant devant réagir d'une manière purement réflexe à des signaux optiques ou sonores. Cette déqualification a pour contrepartie une concentration de l'activité intellectuelle jamais égalée, non seulement dans les bureaux d'études des entreprises, mais surtout dans des grands bureaux d'études et de conseils privés dépen-dant de grandes entreprises ou de banques. Ces derniers concentrent sur eux l'expérience et le savoir communs à plusieurs branches d'industries et deviennent des instruments de contrôle plus ou moins direct sur les petites et moyennes entreprises, pour les banques et grands groupes industriels dont ils dépendent. En résumé, l'automatisation enlève à l'ou-vrier tout contact direct avec la machine et la matière, source encore d'un savoir, et le réduit à être un surveillant d'automate, et à l'opposé, permet la centralisation des infor-mations et des décisions, même les plus petites, sur les détenteurs réels du capital.

1.3. C'est le mode capitaliste de rassemblement des travailleurs qui donne nais-sance à la séparation de la partie manuelle et de la partie intellectuelle du travail 1.3.1. Le principe coopératif

Le rassemblement de plusieurs forces de travail, en vue d'un même objectif, permet d'obtenir un effet plus rapide et plus grand, que le travail de forces isolées. Ce rassem-blement peut se faire de deux manières: soit par conjugaison de plusieurs forces pour effectuer un même travail, soit par délégation à une des forces de travail d'une tâche utile à tous. Dans le premier cas, il est nécessaire de se rassembler en un même lieu. Dans l'autre, une entente suffit. Dans les deux cas, la productivité du travail s'accroît. Comment?

Le rassemblement de plusieurs forces de travail permet tout d’abord que les inégali-tés d'habileté et de rapidité se compensent. 0n parvient ainsi plus facilement â une

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pro-ductivité peuvent être importantes. Le rassemblement dans un même espace d'un grand nombre d'ouvriers permet ensuite des économies de matériel. L'usage des bâtiments et de certains outils devient commun. La juxtaposition d'ouvriers fabriquant les mêmes biens provoquent aussi entre eux une émulation qui élève la quantité produite, dans le même laps de temps. Enfin, il devient possible de combiner les forces individuelles: soit en les utilisant en même temps pour un même travail, irréalisable par des forces isolées, tel que : déplacer une lourde charge, construire des canaux navigables, etc.: soit pour raccourcir le temps de production. Certains travaux doivent être faits en un temps dé-terminé, sans quoi il y a des pertes : récoltes, saison de pêche... Certaines valeurs d'usage, une maison par exemple, sont la combinaison d'éléments dont la fabrication peut s'effectuer simultanément si une masse suffisante de travailleurs peut être mobili-sée en même temps.

Quant à la délégation à une des forces de travail d'une tâche utile à tous, elle permet aux autres de se consacrer à la tâche qu’il privilégie. Au lieu par exemple que chaque producteur indépendant soit contraint d'apporter au lieu d'échange sa production, l'en-tente entre producteurs permet de confier à l'un d'entre eux cette tâche et de libérer les autres pour effectuer d'autres activités. D'autres exemples peuvent être pris : l'approvi-sionnement, une activité nouvelle, etc.

1.3.2. La mise en oeuvre capitaliste du principe coopératif

La mise en coopération des forces de travail n’a pas été réalisée historiquement par la libre association des producteurs, mais par décision des détenteurs du capital. La coopé-ration s'est développée et généralisée sur la base de la sépacoopé-ration du capital et du travail. Il en a été ainsi en Europe occidentale parce que d’une part des producteurs ou des commerçants ont été en mesure, grâce au capital qu'ils avaient accumulé et aux « liber-tés» politiques qu'ils avaient arrachées, d'acheter la force de travail d'un grand nombre de travailleurs, et parce que d’autre part des producteurs indépendants ont perdu la pos-session de leurs moyens de production et qu'ils ont été contraints de vendre leur force de travail pour vivre et faire vivre leur famille.

Ce double mouvement de centralisation du capital sur les uns par perte des moyens de production par les autres a fait que la coopération n'a pu se réaliser que sous l'autorité du capital. En effet à partir du moment où les ouvriers sont rassemblés de cette façon pour coopérer, le commandement du capital devient une nécessité pour l'exécution concrète du travail collectif. Le détenteur des moyens de production représente alors l'unité et la volonté du travailleur collectif. Il commence par enlever à la réunion des travailleurs le pouvoir de décider des productions, des tâches à effectuer et de l'utilisa-tion des biens produits et des bénéfices faits. Dès lors, une fracl'utilisa-tion de la partie intellec-tuelle du travail qu'effectuait le producteur indépendant, maître de ses moyens de pro-duction, commence à ce stade-là de la division du travail à se concentrer en une per-sonne, support du capital. La séparation du capital et du travail a entraîné dès l'origine la séparation de la partie intellectuelle et de la partie manuelle du travail.

Pour faire contraste, et mettre ainsi plus nettement en lumière cet enchaînement, on peut essayer d'imaginer ce qu'aurait produit la libre association de travailleurs. La ré-flexion et la décision sur les valeurs d'usage à produire, sur la façon de les produire et d'en améliorer la qualité et la quantité, sur le temps à y consacrer, sur le mode de répar-tition des biens produits et sur les règles d'échanges avec d'autres associations libres de travailleurs auraient appartenus aux travailleurs directs. La science, la technique et la

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politique restent dès lors entre leurs mains. La condition du développement de ce type de rapports sociaux de production est que les travailleurs directs conservent durable-ment la maîtrise effective et collective des moyens de production.

Historiquement, les biens produits sur le mode capitaliste ont rapidement concurren-cés les biens produits par les petits producteurs indépendants isolés, en raison de leur moindre coût. L'échelle de la production sur le mode capitaliste s'est donc accrue rapi-dement et d'autant plus vite qu'elle augmentait. Le détenteur du capital n'est plus dès lors, en mesure d'assurer seul le travail de direction, d'organisation et de surveillance. Il ne fait pas partager la totalité de son travail à d'autres travailleurs, puisqu'il ne peut qu'être l'unité et la volonté du travailleur collectif. Il remet à autant de catégories nou-velles de salariés quelques parties seulement de son travail : contremaîtres, inspecteurs, directeurs administratifs, etc. La partie intellectuelle du travail qu'il a précédemment concentré sur lui, il la répartit, mais en la fractionnant, tout en conservant la maîtrise de cette répartition et de l'ensemble.

De la même façon, il promeut entre les travailleurs une forme de coopération permet-tant à la fois de contraindre au rendement maximum supportable et de payer moins cher la force de travail en en abaissant la valeur, c'est-à-dire en diminuant le temps néces-saire pour la former. Il parvient à obtenir des salariés une production accrue à un coût moyen moindre, en édictant des règlements de travail, en établissant le salaire au ren-dement, en provoquant la concurrence entre travailleurs, en spécialisant les travailleurs dans des tâches pour lesquelles ils fournissent l'effet maximum et en les payant en fonc-tion du temps nécessaire pour y parvenir. C'est l'amorce de la seconde phase de la divi-sion du travail : le stade de la manufacture.

Organiser le travail selon ce mode 1 est un impératif pour le détenteur du capital, s'il veut que ce dernier continue à être rémunéré à un taux convenable, c'est-à-dire à un taux moyen dans la période. Il est en effet soumis au risque de la concurrence, à l'élévation du prix de la main-d'oeuvre et aux luttes des travailleurs. Les biens qu'il fait produire aux ouvriers dont il a acheté la force de travail peuvent être concurrencés par les biens qu'un autre capitaliste fait produire par des ouvriers qu’il parvient à moins payer ou à faire produire plus dans le même temps.

Il se heurte de plus à une contradiction, caractéristique du mode de production capi-taliste, qui impose une course effrénée à la productivité, c'est-à-dire à la valorisation d'une masse croissante de capital par un nombre plus réduit de travailleurs. Le capital se valorise plus rapidement que la force de travail ne se reproduit. Les travailleurs plus nombreux, que le capital valorisé enrôle, produisent à leur tour une masse de plus-value plus importante, qui, en s'adjoignant au capital initial, permet d'acheter la force de tra-vail de nouveaux tratra-vailleurs. Pour peu que de nouveaux marchés apparaissent, le capi-tal n'a de cesse d'être mis en valeur par le travail, au point qu'à terme la demande de

1 La séparation du capital et du travail n'a donc pas seulement provoqué une utilisation

capita-liste de la coopération elle a affecté la forme même de la coopération, au point qu'il est difficile d'imaginer une autre forme possible. Ce ne sont pas des producteurs libres qui ont décidé, sur la base de leurs expériences et de leur réflexion collective, comment ils associeraient leur force de travail et leurs moyens de production pour en accroître la force productive, et dégager ainsi soit des valeurs d'usage supplémentaires ou nouvelles soit du temps libre. Mais c'est le détenteur du capital qui a imaginé comment il pouvait combiner des forces de travail, contraintes de se

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ven-force de travail ne peut plus être satisfaite. Dès lors, les salaires s'élèvent et diminuent les profits1. Ils s’élèvent d'autant plus que la qualification de la main-d'oeuvre nécessite plus de temps pour être acquise qu'il n'en faut au capital pour être valorisé. C'est donc un impératif, non seulement pour le capitaliste individuel, mais aussi pour la classe ca-pitaliste dans son ensemble, de pouvoir recourir à la fois à une main-d'oeuvre simple (donc moins chère, immédiatement mobilisable et facilement reproductible) pour obte-nir les biens les plus complexes, et à une main-d'oeuvre relativement moins nombreuse par rapport à la masse de capital en fonctionnement. Ce résultat est obtenu en élevant la productivité du travail par une séparation plus grande de la partie manuelle et de la par-tie intellectuelle du travail.

Enfin le détenteur du capital se heurte à la non-collaboration des salariés aux objec-tifs qui sont les siens. Ceux-ci n'ont aucun intérêt à accroître une production qu'ils n'ont pas décidée, dont ils ne maîtrisent pas la destination, et qui se fait selon des modalités qui les dévalorisent. Le détenteur du capital est en butte constante avec leur « mauvaise volonté ». Or au stade de division du travail considéré ici, les travailleurs conservent encore un pouvoir très important. Ils sont peu nombreux à pouvoir faire le travail pour lequel ils ont été embauchés : car à ce stade, le travail est encore très qualifié, c'est-à-dire nécessite un long apprentissage pour pouvoir être effectué correctement. Nombre de patrons doivent en passer par leurs exigences, en particulier par les exigen-ces des ouvriers les plus qualifiés. La mise en oeuvre capitaliste de la spécialisation, puis du principe mécanique et du principe automatique, va permettre de briser ce « des-potisme du travail », sous couvert de progrès technique.

En résumé, le premier mouvement de séparation de la partie intellectuelle et de la partie manuelle du travail se confond avec le mouvement de séparation du capital et du travail. Dans sa séparation du travail, le capital lui enlève et concentre sur lui l'activité de réflexion et de décision sur la production, sur sa finalité, et sur ses modes concrets. Par la suite, la nécessité absolue pour le capital de faire rendre au travail la masse de plus-value nécessaire pour obtenir un taux de profit suffisant va provoquer la nécessité d'enlever au travailleur l'autonomie intellectuelle qu'il a encore dans son travail et qui lui confère un pouvoir important. Le capital va parvenir à briser l'autonomie du travail en créant des « nécessités techniques », en matérialisant son ordre dans des machines, et en modelant la force de travail même en fonction de cet ordre matériel.

La séparation de la partie manuelle et de la partie intellectuelle du travail n'est donc pas une technique que le capital utilise pour accroître la productivité, parmi tant d'autres possibles. C'est le mode nécessaire et unique de division du travail dans le mode de pro-duction capitaliste. Il lui est inhérent.

1

Ce mouvement tend à faire croire qu'il y a un lien direct entre le niveau des salaires et « l'ex-pansion économique ». En fait ce lien ne s'observe que dans deux cas : quand la base technique d'une production ne subit pas de modifications importantes, et que la catégorie de main-d'oeuvre dont on a besoin fait progressivement défaut, toutes choses étant égales par ailleurs ; quand la base technique de la production change tellement vite que les travailleurs « surqualifiés » dont on a besoin ne sont pas encore formés en nombre suffisant et que le travail déqualifié corres-pondant est reporté dans une autre branche, une autre région, un autre pays. (Voir les § 2.4.5 et 3.3.)

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1.3.3. Les deux processus de mise en oeuvre capitaliste du principe coopératif

Nous avons vu précédemment que la coopération peut se faire soit par conjugaison des forces, soit par délégation à l'une d'elles d'une tâche utile aux autres. Le premier mode coopératif va prendre la forme d'un rassemblement dans un même atelier ou sur un même chantier de travailleurs sous l'autorité du détenteur du capital. L'organisation du travail n'y diffère apparemment en rien de celle de l'atelier familial de l'artisan ou de l'atelier de l'artisan qui travaille avec quelques compagnons et apprentis, si ce n'est le plus grand nombre d'ouvriers rassemblés. La différence fondamentale est que le pouvoir de penser et de décider la production est concentré par le détenteur du capital.

Le deuxième mode coopératif est mis en oeuvre dans le mode de production capita-liste sous la forme d'une « mise en sous-traitance » d'artisans par un détenteur de capital commercial. Les artisans appauvris, s'ils conservent leur atelier et leurs outils, ne sont plus en mesure d'acheter la matière première nécessaire, de stocker leur production le temps nécessaire, et puis de la commercialiser. Le capital commercial leur fait l'avance de la matière et se charge de vendre leurs produits. Mais en retour, il fixe le volume de la production à effectuer, il est le maître de la rémunération du travail car il fait cons-tamment peser la menace de ne plus sous-traiter. Il tend de plus en plus à s'immiscer dans l'organisation de la production elle-même, sous couvert d'impératifs commerciaux. Dans un contexte de rapports sociaux de type « libre association de travailleurs », le tra-vail d'échange aurait été confié, pour un temps donné, à l'un des tratra-vailleurs. Dans ce mode, la maîtrise de la production sociale reste entre les mains des producteurs directs.

La mise en oeuvre capitaliste des deux modes coopératifs que nous avons distingués s'observe historiquement par exemple dans la production horlogère 1. Dans la région de Besançon, fin XVIIIe-début XIXe siècle, apparaissent des ateliers «d'horlogers com-plets» capables de rectifier, de monter, de régler, et de finir les montres. Simultanément se créent des ateliers de fabrication de pièces. Ce rassemblement capitaliste de travail-leurs est opéré, grâce aux subventions accordées par le gouvernement français sur inter-vention de Boissy d'Anglas, par des horlogers émigrés suisses (pourchassés entre autres par le roi de Prusse, comte de Neuchâtel, en raison de leur sympathie active pour la ré-volution française). Très vite, dans ces ateliers, l'organisation du travail évolue vers la phase de la spécialisation, c'est-à-dire la manufacture. Certains émigrés suisses l'instau-rent même immédiatement et s'orientent rapidement vers le machinisme. En effet, en Suisse à la même époque la spécialisation est déjà très avancée et les machines-outils commencent à être utilisées.

La fabrication horlogère se prête aussi à son début au deuxième mode coopératif. L'outillage étant réduit, la minutie étant primordiale, les gains de productivité qu'appor-tent le rassemblement dans un même atelier sont peu importants si la spécialisation et le machinisme ne sont pas introduits rapidement. De plus, la mise en sous-traitance exige au départ un capital moins grand, et permet une extraction plus forte de plus-value. Vi-viane Isambert-Jamati cite des auteurs de l'époque: « Lebon parle des ouvriers qui fa-briquaient des ébauches à domicile en 1890: ils pouvaient en fournir deux par mois. Selon Lebon, à cette époque: ‘chaque famille d'ouvriers formait en quelque sorte une petite fabrique, qui confectionnait, chacune de son côté, l'une des pièces qui composent une montre’. Et Charles Savoye, en 1878, dit aussi : ‘pendant les longs hivers de

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mon-tagne, il n'est guère de maisons dans lesquelles quelques membres de la famille ne tra-vaillent à une des mille petites parties de l'horlogerie’. Il ajoute que cela exclut l'utilisa-tion des machines-outils, mais qu’afin de maintenir cette vie de famille, ‘on voudrait’ retarder le plus possible la mécanisation et la concentration qu'elle entraîne. À la même époque, pourtant, Japy fabriquait des réveils et des ébauches de montres en série à Beaucourt et à Badevel (dans la région de Montbéliard), et l'industrie suisse, à Neuchâ-tel et à La Chaux de Fonds, comportait déjà de très grandes fabriques » 1.

L'exemple que nous venons de prendre montre que dans la réalité les phases que nous distinguons dans l'analyse peuvent être de durées très courtes, voire même être « sautées », si dans d'autres branches ou d'autres régions une division plus grande du tra-vail a déjà été mise en oeuvre, et si le capital nécessaire pour l'instaurer d'emblée peut être centralisé.

À l'heure actuelle, la phase de la coopération s'observe aussi, et dans ses deux modes. Mais elle existe sur la base d'une division sociale du travail déjà très poussée. Certaines agences d'architectes en sont à ce stade. Bien sûr, le travail qui s'y fait est déjà le fruit d'une séparation sociale du travail manuel et du travail intellectuel. Mais incontestable-ment, ces agences constituent un rassemblement d'architectes qui n'ont pas le capital nécessaire pour exercer à leur compte, et qui doivent se placer sous l'autorité d'un autre architecte, ou d'une entreprise de bâtiment, ou d'une banque. Les paysans éleveurs de poulets illustrent le mode coopératif capitaliste de sous-traitance. Des sociétés de com-mercialisation fournissent aux paysans des poussins et l'équipement nécessaire à un éle-vage intensif. À eux, d'assurer l'alimentation, l'entretien et la surveillance. Ils doivent respecter des normes de production et sont rémunérés en conséquence. Des sociétés de pâtes alimentaires procèdent également ainsi pour obtenir les oeufs nécessaires à leur fabrication.

1.4. Après avoir perdu la maîtrise du procès de production au stade de la coopéra-tion, le travailleur perd la maîtrise du procès de travail au stade de la manufac-ture, au profit du détenteur du capital ou de son représentant qui se charge de l'étudier, de le décomposer et de le réorganiser

1.4.1. Le principe de spécialisation

Il découle de deux constatations. La première est que certaines personnes sont, en raison de particularités morphologiques, physiologiques et mentales, dues à des circonstances historiques antérieures, plus « performantes » à un moment donné pour certains travaux que d'autres personnes, et que pour d'autres travaux. La deuxième constatation est qu'à force de répéter le même type de tâche l'habileté et la rapidité augmentent.

1.4.2. La mise en oeuvre capitaliste du principe de spécialisation

Elle consiste à décomposer tout travail en tâches élémentaires simples et à confier à un nombre réduit de travailleurs les travaux qui naissent de la décomposition des autres travaux, et qui ne peuvent être encore à leur tour décomposés. Chaque travailleur est fixé, sa vie durant, à une tâche élémentaire. Les rapports sociaux de production

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mencent, au stade de la manufacture, à transformer la nature même de la force de tra-vail. Ils la modèlent et se concrétisent en elle. Ils s'incarnent en elle. Ils sont apparents dans le champ possible d'activité de chaque force de travail. Ils deviennent force maté-rielle jusque dans les aptitudes et inaptitudes individuelles.

Le passage de la phase de la coopération à celle de la manufacture a pu être le résul-tat de circonstances. La nécessité par exemple de livrer une quantité de marchandises très rapidement conduit à constater qu'en répartissant entre plusieurs ouvriers les diver-ses opérations composant un travail complexe et exécuté auparavant par un seul ouvrier, il est possible d'obtenir une production accrue dans le même laps de temps avec autant, voire moins d'ouvriers.

En effet, la parcellarisation d'un travail complexe, en fixant le travailleur pour la vie sur une opération plus simple, accroît son habileté, sa rapidité et lui permet d'acquérir plus vite les ficelles du métier. En permettant de définir avec précision chaque opéra-tion, elle rend possible la sélection des travailleurs suivant leurs aptitudes pour qu'au poste qu'ils occuperont ils soient le plus efficace possible. Elle consacre et développe les inégalités physiques et intellectuelles entre les travailleurs.

Elle réduit les interruptions dans le procès de travail qu'exige le passage d'une opéra-tion à une autre: changements d'outils, de lieux, etc. Elle entraîne la différenciaopéra-tion et la spécialisation croissante des outils, donc leur plus grande efficacité pour l'opération concernée. Elle permet de contrôler plus facilement le temps de travail sur chaque opé-ration et de fixer des normes de rendement.

L'intensité et la productivité du travail s'accroissent donc. Le temps d'apprentissage, pour qu'un travailleur soit en mesure de produire efficacement, diminue. Ces deux fac-teurs font que le coût de reproduction de la force de travail baisse. La part de travail né-cessaire diminue au profit du surtravail. Le taux de la plus-value s'élève.

Pour les travailleurs, il en résulte le début de la déqualification du travail du plus grand nombre. Elle s'opère tout d’abord par la réduction du champ dans lequel peut s'exercer et se développer le savoir faire de l'ouvrier. Le métier reste cependant la base. L'exécution de la tâche dépend toujours de la force, de l'habileté, de la rapidité et de la sûreté de la main de l'ouvrier dans le maniement de l'outil qui exige une grande connais-sance de la matière traitée, de l'outil utilisé, des procédés physiques et chimiques mis en oeuvre... Le champ d'activité de l'ouvrier est réduit en extension, mais il peut se déve-lopper dans certaines limites en profondeur. L'habileté ponctuelle s'accroît, des aptitudes particulières se développent. Mais elles se développent, de fait, au détriment d'autres aptitudes. La « déqualification » s’opère ensuite par la suppression progressive de cette partie du travail de l'ouvrier qui consistait à le préparer et à le faire comme il l'entend à son rythme, avec des astuces personnelles. Désormais les opérations tendent à lui être fixées dans les moindres détails. Enfin l’ouvrier « complet » devenu « de métier » perd la compréhension de l'ensemble du procès de travail, en en perdant la maîtrise concrète.

Simultanément apparaît la « surqualification » d'un petit nombre. À ce stade, ce qui est enlevé à l'ouvrier, dans l'extension de son champ d'activité, dans l'organisation im-médiate de son travail, est confié par le capitaliste à un petit nombre de salariés, qui sont eux-mêmes divisés en catégorie et qui lui sont soumis. Aux uns de systématiser la par-cellarisation du travail. Les salariés chargés de cette tâche vont être dispensés du travail manuel pour ne s'occuper que de l'organisation générale des lignes de tâches parcellaires et de leur surveillance.

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Aux autres d'adapter chaque outil, polyvalent auparavant, aux nouvelles tâches pour en accroître l'efficacité. Nous voyons ici que, dès le stade de la manufacture, la concep-tion même des outils est affectée par le mode d'organisaconcep-tion des travailleurs qui se déve-loppe avec l'accumulation du capital. La force productive de l'outil est incontestable-ment accrue mais elle l'est d'une manière qui présuppose un type d'organisation du tra-vail.

La nature et le mode de développement des forces productives sont également affec-tés. Avec la manufacture, les puissances intellectuelles de la production se développent d'un seul côté parce qu'elles disparaissent sur tous les autres. Ce que les ouvriers parcel-laires perdent se concentre en face d'eux dans le capital. La division manufacturière leur oppose les puissances intellectuelles de la production comme la propriété d'autrui et comme pouvoir qui les domine. L'enrichissement du travailleur collectif et par suite du capital, en forces productives sociales, a pour condition l'appauvrissement en forces productives individuelles1.

En effet, si le mouvement de « déqualification-surqualification » accroît les forces productives pour accélérer l'accumulation du capital, son coût social est dès le stade manufacturier important. En élevant l'intensité du travail, la force de travail s'use plus vite, et elle sera rejetée par le capital dès qu'elle ne présentera plus les capacités requi-ses. Les connaissances pratiques accumulées par les artisans ne sont réutilisées que pour autant qu'elles peuvent concourir à la production de la plus grande quantité de marchan-dises par le plus petit nombre de travailleurs 2. L'esprit créateur du plus grand nombre de travailleurs va être mutilé et stérilisé. Mutilé parce que limité à une parcelle du procès de travail. Stérilisé parce que toute innovation n'étant utilisée que pour élever le taux de la plus-value, c'est-à-dire accroître le surtravail que s'approprie le capital, le travailleur refuse toute coopération.

L'immense source de réflexion et d'innovation que constitue la pratique extraordinai-rement variée de millions d'hommes est abandonnée. La systématisation de ce savoir existant, mais éparpillée, qui ne serait réalisable que par les intéressés eux-mêmes, de-vient précisément impossible puisqu'il leur est enlevé la possibilité de le faire par eux-mêmes collectivement, et pour eux-mêmes. Pour mieux faire rendre à la force de travail ce que l'on attend d'elle, c'est-à-dire, un surtravail accru, non seulement on lui enlève la possibilité de systématiser son savoir né de sa pratique mais aussi progressi-vement on réduit sa possibilité d'acquérir un savoir réel en réduisant sa pratique.

On confie à un nombre restreint de travailleurs la charge de développer les sances, en particulier les connaissances utiles à la valorisation du capital. Les connais-sances ainsi produites vont être réduites, sectorielles, en partie inutilisées, parfois diffi-cilement applicables. Réduites, en raison du faible nombre de travailleurs qui s'y consa-crent (leur spécialisation ne compense pas les possibilités de connaissances qu'offre la multitude d'expériences et de pratiques des travailleurs) et de leur faible pratique concrète et sociale en raison de leur spécialisation intellectuelle. Sectorielles parce que la division du travail qui est introduite dans la production des connaissances enferme les travailleurs intellectuels dans leur domaine d'observation et les concepts déjà produits, alors que des indications de réponses ont été trouvées ailleurs dans de tout autres

1 Karl Marx, Le Capital, Les Éditions Sociales. Tome 2, p. 50. 2

On redécouvre par exemple, en ce moment, les connaissances paysannes très fines en matière écologique, médicale, psychanalytique, etc. La plus grande partie de ces connaissances sont maintenant perdues.

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teurs de recherches. On commence à redécouvrir la nécessité d'une démarche globali-sante dans la recherche. En partie inutilisées, parce que ne sont utilisées réellement que les connaissances qui permettent soit une élévation de la productivité, soit un abaisse-ment du coût de reproduction de la force de travail. Difficileabaisse-ment applicables, parce qu'elles ont été produites sur la base d'une conception positiviste de la science (recher-che de la cause) et non sur la base d'une re(recher-cher(recher-che des processus.

1.4.3. Quelles sont les conditions à remplir par le capital pour organiser le travail sur le mode manufacturier?

Les détenteurs de capitaux doivent tout d’abord avoir accumulé un capital plus impor-tant qu'il n'en faut au stade de la coopération. En effet au stade de la coopération, il suf-fit, pour accroître la production, d'ajouter un capital équivalent à un ouvrier, ses outils et la matière première qu'il peut traiter. Avec la parcellarisation, toute augmentation ne peut se faire que par multiples. Pour produire plus, il faut d'un coup le capital nécessaire à l'embauche du nombre d'ouvriers qu'il faut dorénavant pour fabriquer une seule mar-chandise, à l'achat des multiples outils spécialisés et des matières premières plus abon-dantes que l'on peut traiter, à l'extension des bâtiments, etc. C'est pourquoi Karl Marx a pu écrire: « L'emploi plus ou moins développé de la division du travail dépend de la grandeur de la bourse, et non de la grandeur du génie 1 ».

Les capitalistes doivent ensuite accroître la part relative du capital constant par rap-port au capital variable, c'est-à-dire élever la composition organique du capital. Nous avons vu en effet que la parcellarisation du travail entraînait l'accroissement du nombre et de la diversité des outils qui ne sont utiles que pour des opérations bien déterminées, l'augmentation de la quantité des matières premières traitées par ouvrier, etc.

1.4.4. Illustration de l'organisation du travail au stade de la manufacture: l'indus-trie horlogère

Nous pouvons en effet continuer avec l'exemple pris précédemment. Les deux modes observés au stade de la coopération, rassemblement dans un atelier ou sous-traitance, se retrouvent également au stade manufacturier. Viviane Isambert-Jamati décrit ce stade pour le montage et la terminaison de la montre.

« Un ‘établisseur’ fondait un comptoir, avec le minimum de frais généraux: un tout petit bureau suffisait au vérificateur de mouvements et au service commercial. Il faisait la mise de fonds nécessaire pour stocker un bon nombre de douzaines de chaque pièce, puis il distribuait le travail entre divers salariés. Plusieurs solutions s'offraient alors à lui . faire travailler un petit nombre de bons horlogers, ou s'adresser à de nombreux spécialistes. Un cas extrême de cette spécialisation nous paraît être le suivant:

1. Le planteur d'échappement avait lui-même sous ses ordres trois sortes d'ouvriers. les sertisseurs, spécialisés dans les pierres d'échappement; les pivoteurs, chargés du tour-nage et du polissage des axes et des pivots (souvent des femmes), et les acheveurs, qui établissaient les pièces de l'échappement entre elles.

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2. Le régleur effectuait la « mise en équilibre» du balancier, puis choisissait le spiral, comptait ses oscillations et le fixait.

3. Le pierriste-sertisseur retouchait les pierres du rouage et les mettait en place. 4. Le repasseur posait le cadran et les aiguilles.

5. L 'emboîteur modifiait la boîte en fonction du mouvement et ajustait la poussette de mise à l'heure.

6. Le démonteur vérifiait tous les engrenages, numérotait et empaquetait toutes les piè-ces en vue du dorage.

7. Le répareur formait les angles des ponts, et ébavait les pièces mal finies.

8. Le doreur-nickeleur se chargeait de mettre la couche protectrice sur les platines, ponts et roues.

9. Le pousseur donnait le dernier poli aux pièces d'acier.

10. Le remonteur recevait toutes les pièces achevées, et devait les monter de manière à mettre la montre en bon état de marche. Enfin, au comptoir même s'effectuait une der-nière vérification générale, parfois faite par l'établisseur lui-même (son nom indique bien qu'il travaillait à l'origine à l'établi), mais le plus souvent par un salarié, l'établis-seur se chargeant seulement de la partie commerciale. [...] Confiés à un nombre plus ou moins grand d'ouvriers, ces travaux comportaient toujours une part importante de recti-fication des pièces. Tout le « métier », toute la valeur des horlogers d'alors, résidaient dans leur habileté à les rectifier1 »

Par l'exemple ci-dessus, nous pouvons noter que la déqualification des «horlogers complets» qui, au stade de la coopération montent et finissent entièrement la montre, s'est faite par accroissement de l'activité intellectuelle de l'établisseur puisqu'il a à pen-ser et à organipen-ser la ligne de production et par accroissement de la qualification du re-monteur ou de l'établisseur sur qui est concentrée la partie du travail exigeant le plus d'expérience : la vérification de tous les engrenages, la mise en état de marche de la montre, et les retouches.

1.5. Le mode capitaliste de mise en oeuvre du principe mécanique matérialise dans les machines elles-mêmes la séparation de la partie intellectuelle et de la partie manuelle du travail

1.5.1. Le principe mécanique

Il consiste à actionner un ou plusieurs outils par l'intermédiaire d'une transmission. Dès lors, la production commence à se libérer d'une des trois limites de l'homme le nombre de ses membres, la force qu'il est capable de fournir, ses capacités intellectuelles. L'homme en effet, s'il ne peut manier qu'un seul outil à la fois, peut par contre actionner un mécanisme qui, lui, peut en manier plusieurs. Sa seconde limite est dépassée à partir du moment où sa force motrice est remplacée par un moteur capable d'engendrer sa pro-pre force motrice. Le moteur a de plus l'avantage de produire un mouvement plus conti-nu et plus uniforme que celui de l'homme. Enfin, en développant sa puissance, il permet de mettre en mouvement plusieurs machines à la fois.

1 Viviane Isambert-Jamati, L'industrie horlogère dans la région de Besançon, P.U.F., 1955, p.

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