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Introduction de la première partie

Chapitre 1 – L’ESS dans tous ses états Introduction du chapitre 1 Introduction du chapitre 1

1.1.1 De l’ESS à l’entreprise sociale : un équilibre qui se cherche cherche

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Nous pourrions rejoindre les propos de Defourny (exposé introductif aux 32èmes journées de l’Economie sociale, Aix-en-Provence, 2012) considérant que l’entreprise sociale approchée selon une acception large et ouverte combinant à la fois projet économique, finalité sociale, et structure de gouvernance est plus facile à appréhender que l’univers hétéroclite de l’ESS. En mettant la question du sens au cœur de son objet, en invitant à une mobilisation plus forte des sciences du management et des économistes, « elle vise une percolation dans le monde des

affaires, l’interpellant sans cesse par sa résistance au risque d’isomorphisme marchand. Elle suppose de cultiver des alliances, et elle évite d’être enfermée voire instrumentalisée dans sa seule fonction d’insertion professionnelle. Elle maintient une nette différence avec la responsabilité sociale des entreprises (RSE) à considérer d’abord comme un outil de marketing des entreprises marchandes » (Defourny, 2012 : 20). Avec le risque qu’une

définition trop laxiste et finalement compréhensive de l’entreprise sociale ne conduise à la vider de son ambition transformatrice (Pérez de Mendiguren et al., 2009).

Car les différentes acceptions de la notion d’entreprise sociale dans le monde témoignent de cette polymorphie, comme le constatent Richez-Battesti, Petrella et Valade (2012).

Deux grandes écoles de pensée sont venues la baliser aux Etats-Unis depuis les années 90, ainsi que le remarquent Defourny et Nyssens (2010), à la suite de Dees et Anderson (2006) : l’école des ressources marchandes et celle de l’innovation sociale.

Deux courants traversent l’école des ressources marchandes. Un courant associationniste (Young et Salamon, 2002) reconnait des entités sans but lucratif, les Non Profit

Organizations, dont l’activité est néanmoins financée par le marché. Un second courant

(Austin et al., 2006) donne la primauté à la finalité sociale en considérant que toute entité, à but lucratif ou non lucratif, peut être qualifiée d’entreprise sociale dès lors que son activité commerciale rejoint une finalité sociale.

Du point de vue de l’école de l’innovation sociale (Dees, 1998), la figure centrale est celle de l’entrepreneur social à même d’offrir des solutions innovantes à des problèmes sociétaux. De ces différentes écoles assorties de leurs courants, de nouvelles notions d’entreprise sociale, d’entrepreneuriat social, d’entrepreneur social ont émergé, créant confusion et amalgames pour un concept mal défini. La notion de social business, par exemple, qui doit sa notoriété au retentissement médiatique de son concepteur (Yunus, 2010), est venue enrichir le paysage des entreprises sociales dans le monde anglo-saxon. Elle a traversé les océans et les continents pour gagner de nouveaux horizons comme la France, où depuis les années 2010, des acteurs se qualifiant d’entrepreneurs sociaux se sont rapprochés pour gagner en visibilité et en

reconnaissance en se fédérant au sein du MOUVES (Mouvement des entrepreneurs sociaux), par exemple.

Des auteurs comme Emerson (2006) en ont conclu qu’il était nécessaire de faire converger ces différentes approches en qualifiant l’entrepreneuriat social par des critères communs : la poursuite d’impacts sociaux, l’innovation sociale, la mobilisation de recettes marchandes et l’usage de méthodes managériales, et ce, indépendamment du statut juridique de l’entité. En Europe, l’acception commune désignant cet univers polymorphe renvoie à l’existence d’un troisième secteur, au-delà de la distinction classique entre un secteur privé de type capitaliste et un secteur public, et ce quels que soient les termes utilisés pour l’appréhender : community

and voluntary sector, non-profit sector, économie sociale, économie solidaire… (Defourny,

Nyssens, 2010).

Il n’est finalement qu’à lire ce que les modèles nationaux font émerger pour prendre acte de cette diversité. Au Royaume-Uni, le concept de social enterprise comunity a été lancé en 2002 par le gouvernement travailliste de l’époque. En Italie, les coopératives sociales accordent la prévalence à l’intérêt des publics-cibles, dont elles essaient de pourvoir les besoins dans différents domaines (logement, insertion…).

Mobilisés autour d’une commune appréciation de l’entreprise sociale, les travaux du réseau européen EMES5 ont fait émerger une forme d’idéal-type webérien, permettant de positionner les organisations observées dans la galaxie des entreprises sociales autour de différents critères : le projet économique, la finalité sociale, la gouvernance participative. Mais plutôt que d’établir un cadre normatif qui conduirait à considérer que certaines entités sont des entreprises sociales et d’autres pas, les travaux préfèrent insister sur le caractère méthodologique de leur approche, en insistant particulièrement sur les structures de gouvernance qui les caractérisent. Cette galaxie permet donc de situer les entreprises sociales dans un ensemble qui dépasse la simple question des statuts, et constitue un pont entre l’univers coopératif et celui des organisations non lucratives (dont les associations). La diversité des conceptions de l’entreprise sociale constitue ainsi autant de portes d’entrée pour revisiter l’ESS et le « third sector ».

5 Emergence des Entreprises Sociales.

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Graphique 1 : Les entreprises sociales

Coopératives Organisations non lucratives

(Non Profit Organizations ou NPO)

Entreprises sociales

Source : d’après Borgaza et Defourny, 2001

Dans le prolongement des travaux du réseau EMES, Defourny et Nyssens (2010) distinguent l’approche européenne de l’entreprise sociale des modèles anglo-saxons. En premier lieu, ils la caractérisent par des structures de gouvernance en quête de démocratie économique. Ceci grâce à une grande autonomie des organes de gouvernance, tant vis-à-vis des pouvoirs publics que des entreprises à but lucratif, mais également une dynamique participative des différentes parties prenantes (bénéficiaires, travailleurs, bénévoles, pouvoirs publics…), ainsi qu’une limitation des prérogatives des actionnaires. Il s’agit là d’une différence majeure avec l’acception de l’entreprise sociale incarnée par le MOUVES, par exemple. Les mêmes auteurs distinguent la notion de risque économique, dans le sens où la viabilité économique doit reposer sur des ressources hybrides et non pas uniquement sur des revenus issus du marché. Ils mettent également en évidence la production de biens et de services directement reliée à la mission sociale de l’entreprise. Enfin ils dégagent une quatrième caractéristique, qui est celle des canaux de diffusion de l’innovation sociale, les entreprises sociales contribuant à façonner leur environnement institutionnel, et notamment les politiques publiques.

En France, le champ couvrant l’Economie Sociale et Solidaire reflète bien aujourd’hui son double héritage, à travers les courants qui le traversent, et les appropriations politiques visant à la fois à le qualifier et à le doter d’un cadre d’intervention légal.

NPO orientées production NPO orientées défense d’intérêts Coopératives de producteurs Coopératives de consommateurs

L’approche statutaire de l’Economie Sociale privilégie le caractère performatif du statut juridique (associations, coopératives, mutuelles, et plus récemment fondations), en raison des principes et des valeurs qui l’ont fondée : l’égalité des membres à travers le principe « un homme, une voix » ; la non-lucrativité des ressources (avec des règles d’impartageabilité et d’appropriation collective des excédents dégagés, en raison du principe de non-domination du capital sur l’activité) ; la gouvernance partagée selon des critères donnant la primauté à la personne plutôt qu’à la propriété du capital (principe de démocratie appliqué aux instances décisionnelles, tant dans leur mandatement que dans les règles internes qui les font vivre) ; la libre adhésion, écartant toute forme de discrimination ou de barrière à l’entrée ; la solidarité. L’Economie Sociale a ainsi intégré dès la seconde moitié du XIXème siècle les principes d’égalité et de solidarité. Ces deux valeurs ont facilité la protection des personnes à travers des régimes assurantiels, ont permis l’accès au crédit, la propriété partagée des moyens de production, et d’intervenir plus largement dans des champs non couverts par une économie fondée sur un apport en capital. L’Economie Sociale en tant que critique sociale est intervenue comme une troisième voie possible entre économie libérale et économie publique. Mais dans ses fonctions de réparation et de régulation, elle s’est développée selon un référentiel faisant prévaloir l’idéologie du progrès. Comme le souligne Laville (dans Le nouvel esprit solidaire, Frère : 388), elle s’est « infléchie fortement dès les années 1970, avec les interrogations sur la

société de consommation qui contestent le dogme de croissance ». La critique sociale s’est

articulée à « une interrogation sur le modèle de développement pour déboucher sur des

revendications touchant à l’organisation du travail, au rôle des usagers et des consommateurs dans la détermination des besoins sociaux, aux inégalités entre âges et genres ».

L’Economie Solidaire apparaît ainsi à travers deux vagues. Une première ayant pour originalité de « remettre l’économie à sa place, celle de moyens pour atteindre des finalités

humaines relevant de choix politiques en particulier dans le domaine social et écologique »

(ibid.). Une seconde vague où « prime la résistance par rapport à l’ordre néo-capitaliste et où

sont mis en avant des objectifs comme la défense du salariat ou l’accès à l’emploi » (ibid.). Si

l’Economie Solidaire porte aujourd’hui la trace de ces deux vagues, elle peut être considérée dans la portée critique qu’elle revêt à l’endroit de l’Economie Sociale, dans la lutte contre l’exclusion, par exemple. Mais rejoignant Laville, il faudrait la considérer davantage comme une résurgence qu’une émergence de voie nouvelle. Elle « rejoint en effet, dans un contexte

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du progrès » (ibid.). L’associationnisme solidaire des années 1830-1848 témoignait déjà d’une

grammaire morale des luttes sociales, ou de la force d’une économie morale.

Aujourd’hui, l’Economie Solidaire, du point de vue de ses acteurs, navigue entre deux écueils. D’une part, celui de l’alternative qui témoigne de la persistance d’un horizon « après le capitalisme », en éludant les problèmes posés par la transition pour se satisfaire d’une mythologie de la rupture radicale. Le second, privilégiant la référence à l’économie plurielle, qui pourrait avaliser les projets de désengagement de l’Etat s’il méconnaît l’ampleur de la domination capitaliste marchande.

L’Economie Solidaire naviguant entre ces deux écueils pose une double question aux politiques publiques. D’une part, sa contribution à l’insertion et à l’emploi, et d’autre part, son rôle en matière de cohésion sociale et de démocratie participative. Double question qui présente un double risque pour l’Economie Solidaire : celui d’une instrumentalisation trop fréquente dans le cadre du traitement social du chômage, et celui d’un enrôlement des projets dans des logiques de programmes, d’autant plus facilité que la notion de proximité, de local prévaut dans le référentiel de ses acteurs.

1.1.2 La relation au marché : une alternative au sein

d’une économie plurielle, ou une « mentalité »

économique au service d’une intention sociale ?

Nous nous trouvons donc dans une double acception du rôle assigné au champ de l’ESS au sein du système capitaliste et de l’économie marchande.

D’une part, celle qui semble prévaloir de la part d’auteurs qui la situent, dès sa genèse, dans l’ambition d’une transformation reposant sur une rupture radicale avec l’ordre économique dominant, celui du capitalisme. Rejoignant les travaux des sciences sociales et de la philosophie politique conduits au sein du MAUSS (Mouvement Anti-Utilitariste en Sciences Sociales) qui critiquent la soumission des sciences sociales à l’hégémonie d’un modèle économique unique, mêlant approches scientifiques et engagements militants, et faisant prévaloir le paradigme du don, certains de ces chercheurs (dont B. Eme, J.-L. Laville, G. Roustang…), vont considérer l’Economie Sociale et Solidaire comme un secteur relevant d’un monde singulier. En lui assignant une fonction critique du mode de production capitaliste, ils défendront sa portée de transformation radicale des rapports sociaux et de l’ordre économique dominant. Ils développeront ainsi l’idée d’alternative au sein d’une

économie plurielle, antagonique au capitalisme. L’Economie Sociale et Solidaire peut alors être considérée comme un monde hors du monde. Rejoignant les inspirations de certains de ses pionniers (phalanstère de Fourier, familistère de Godin), elle va constituer l’alternative permettant de dépasser l’opposition de l’Etat et du marché qui se donne à voir. Et ainsi contribuer à construire ce que certains auteurs (Hély, Moulévrier, 2013) considèrent comme un triple mythe. D’une part, celui d’un espace unitaire et autonome, alors que la réalité conduit à identifier un espace hétérogène du point de vue des idéaux, des formes organisationnelles et juridiques, résumé par la polysémie de la notion d’entreprise sociale, mais aussi de la conscience que ses propres promoteurs et acteurs développent d’appartenir à un monde unique. Ce qui nous fait préférer, pour notre part, l’acception de champ, au sens de champ organisationnel (Fligstein, Mac Adam, 2012) plutôt que de secteur. L’autre mythe serait celui de la réconciliation du travail et du capital, en dépassant les antagonismes entre travailleurs et propriétaires des moyens de production. Pourtant les pratiques du dialogue social dans les entreprises de l’Economie Sociale et Solidaire montrent que les aspirations humanistes incarnent souvent une forme de capitalisme à visage humain, plus qu’une réelle alternative aux rapports salariaux de production, et ce, même si la forme coopérative tente de concilier des appartenances a priori contraires comme le salariat et l’esprit d’entreprise. Enfin, le troisième mythe serait celui de l’idéal démocratique que le principe « un homme, une voix » pourrait condenser. Cependant, le fonctionnement associatif où administrateurs, salariés et bénévoles dessinent souvent des ordres séparés, et de manière plus générale les modes de représentation des organisations de l’Economie Sociale et Solidaire, viennent bousculer cet idéal démocratique.

D’autre part, une seconde acception considère que « la genèse de l’Economie Sociale et

Solidaire est consubstantielle à celle du capitalisme vis-à-vis duquel elle entretient une relation dialectique de différenciation/intégration » (Hély, Moulévrier, 2013 : 10). Les mêmes

auteurs considèrent comme capitaliste un « ensemble de pratiques économiques fondées sur

une unité d’échanges (la monnaie) et mobilisant les instruments du calcul rationnel d’une part, et inscrites dans la matrice du rapport salarial, d’autre part ». (ibid.). Il s’agirait alors

de déconstruire certaines illusions pour mieux mettre en évidence les proximités de l’Economie Sociale et Solidaire avec le « nouvel esprit du capitalisme » (Boltanski, Chiapello, 1999). Tout en lui reconnaissant son ambition critique du mode de production capitaliste et de ses excès avec l’idée sous-jacente d’une transformation de l’ordre économique dominant, sa nécessaire structuration lui imposerait des processus de rationalisation la rapprochant de cet ordre économique. Une compréhension de l’Economie

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Sociale et Solidaire par les pratiques viendrait donc tempérer l’idéal de la catégorie alternative construite sur des principes et des valeurs (humanisme, équité, solidarité, coopération, réciprocité) dont elle pourrait revendiquer l’hégémonie. Ainsi, l’examen des pratiques du quotidien de ces organisations donnerait à voir plutôt que l’existence d’une alternative, « des

processus et des stratégies de recodage de pratiques, sinon financièrement intéressées, pour le moins économiquement rentables, en réalités économiques moralisées et donc acceptables »

(Hély, Moulévrier, 2013 : 12). Les recodages de pratiques conduiraient ainsi à positionner l’Economie Sociale et Solidaire dans l’alternative d’une économie moralement acceptable. Nous nous situons, en ce qui nous concerne, dans une forte proximité avec cette seconde approche, qui ne consiste pas pour autant à considérer que l’Economie Sociale et Solidaire a renoncé à ses valeurs fondamentales, qu’elle brandit souvent sur l’étendard de sa communication visible. Ceci dans un contexte où, en raison de l’affaiblissement de la différenciation des frontières entre le secteur marchand et le secteur non-marchand, le recodage des pratiques de l’Economie Sociale et Solidaire peut constituer de salutaires références, nécessaires à la cohésion sociale. Le recodage serait à comprendre dans le sens des nouvelles pratiques soumettant les logiques marchandes à une finalité sociale porteuse de l’idéal solidariste, et susceptibles de renouveler certaines normes et règles qui régissent tant l’économie de marché que l’ESS.

Ce positionnement présente néanmoins un écueil de taille. Celui de l’affadissement de l’Economie Sociale et Solidaire, au risque même de son dévoiement, voire d’imposture vers laquelle la conduirait la force de l’isomorphisme marchand, en rejoignant les dérives d’une économie capitaliste dont elle prétend combattre les excès. Ce qui lui ferait perdre toute capacité à susciter une rupture, ou tout au moins un questionnement, de l’ordre économique néolibéral. Ce risque pourrait à certains égards rejoindre la critique formulée à l’encontre du concept de développement durable (et de ses formes dérivées, comme la responsabilité sociale des entreprises), de la part de ceux qui lui contestent son absence de remise en question du dogme de la croissance comme moteur du développement économique.

Nous considérons pour notre part que l’Economie Sociale et Solidaire peut contribuer à la diffusion de ses idéaux dans l’économie en général. Mais loin d’essentialiser le champ de l’ESS à partir de ses valeurs supposées, nous préférons l’examiner à l’aune de ses pratiques, confirmant ou offrant un démenti à l’invocation des valeurs. L’approche par les valeurs devient ainsi une approche par les valeurs concrètement vécues au nom de principes qui viennent les justifier, plutôt qu’au nom d’une commune appartenance ou à une lointaine filiation. Notre intérêt pour les valeurs invoquées et vécues rejoint notre approche du

croisement entre analyse sectorielle et territoriale. Nous nous intéresserons à la porosité de ces valeurs, revendiquées à la fois par les acteurs se reconnaissant dans l’ESS, et par d’autres acteurs faisant vivre les dynamiques territoriales de développement, dont certains se situent sans ambages dans l’économie capitaliste et sa relation habituelle au marché. Notre positionnement ne fait pas pour autant de l’ESS un champ dont les évolutions signeraient un processus d’adaptation à l’ordre marchand néolibéral. Son pouvoir de transformation existe bel et bien, non pas dans la rupture radicale d’un monde hors du monde, mais dans son encastrement avec l’économie capitaliste dont elle cherche, non seulement à corriger les excès, mais à questionner ses principes. En lui rappelant que même dans une économie dominée par le marché, l’économie réelle ne peut exister sans les principes de redistribution et de réciprocité.

1.1.3 L’économie sociale pour la fourniture de services

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