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L’espace social alimentaire et les modèles alimentaires de Poulain

Décision alimentaire et rationalités

4 Rôle de l’environnement sur la décision alimentaire

4.3 Homme-environnement : un lien social et culturel

4.3.2 L’espace social alimentaire et les modèles alimentaires de Poulain

À la suite de Condominas, Poulain poursuit les réflexions et associe l’attribut « alimentaire » à l’expression « Espace social » pour signifier l’importance de l’alimentation dans l’organisation de l’espace social plus largement. L’« espace social alimentaire » permet de prendre en compte les différents liens évoqués précédemment entre les hommes et leur environnement (physiologiques, biologiques, écologiques) tout en précisant que, malgré les contraintes, il existe un espace plus ou moins grand au sein duquel les dimensions sociales et culturelles se déploient. « L’espace social alimentaire se veut donc un concept pour penser, dans le respect de l’autonomie du social, certains mécanismes sociaux étayés sur l’alimentation, en même temps qu’il offre une voie d’entrée dans les phénomènes d’interaction entre le biologique et le social » (Poulain, 2012 : 487). Il se décline en 6 dimensions (Espace du mangeable, espace du culinaire, système alimentaire, espace des habitudes de consommations, temporalité alimentaire et espace de différenciation sociale) et constitue un outil pour décrire et analyser les modèles alimentaires. Autrement dit, « le modèle alimentaire correspond à une configuration particulière de l’espace social

alimentaire » (Poulain, 2002). Ces modèles sont un ensemble de règles socialement définies. « Ils sont un corps de connaissances technologiques accumulées de génération en génération […], mais ils sont en même temps des systèmes de codes symboliques qui mettent en scène les valeurs d’un groupe humain participant à la construction des identités culturelles et aux processus de personnalisation » (Poulain, 2002).

Au niveau épistémologique, les modèles alimentaires permettent de penser l’alimentation d’un point de vue global et d’en faire un objet de dialogue entre diverses disciplines. Afin de préciser le statut des modèles alimentaires, Poulain (2002, 2012) s’appuie sur les réflexions menées par Ferdinand de Saussure et Claude Lévi-Strauss (1968) autour de la distinction entre langue et parole pour le premier et de l’analogie entre langue et cuisine pour le second. La langue représente un ensemble de règles et de conventions sociales constituant le cadre dans lequel chacun pourra s’exprimer. « La parole, c’est la manière particulière avec laquelle un individu utilise la langue » (Poulain, 2012 : 882). Cette analyse de la langue s’étend à la cuisine et permet de noter que, tout comme l’ensemble des individus parle, mais ne parle pas tous la même langue, tous les individus mangent des aliments cuisinés, mais ces aliments ne sont pas cuisinés de la même façon. Dans cette perspective, Poulain (2002, 2005, 2012) fait l’analogie entre, d’une part, la langue et les modèles alimentaires qui représentent un ensemble de codes régissant les pratiques alimentaires et, d’autre part, la parole et les pratiques alimentaires d’un individu intégrant les manières de manger et de cuisiner, mais aussi les goûts, les manières de se distinguer ou de signifier son appartenance à un groupe social à travers ses pratiques, etc.

Le modèle alimentaire s’impose à l’individu de l’extérieur et en fonction principalement de sa socialisation primaire, mais laisse également un espace de liberté au sein duquel l’individu peut déployer une certaine originalité et expliciter des écarts vis-à-vis d’autres groupes sociaux. L’alimentation à travers l’expression des modèles alimentaires variés et des comportements individuels effectués dans l’espace de liberté permet l’expression de différenciations sociales entre les individus et entre les groupes sociaux. Dès lors, l’alimentation devient à la fois un marqueur de la cohésion des groupes culturels par distinction par rapport aux autres et un moyen d’expliciter les différences entre groupes sociaux voire entre catégories d’individus (Garine (de), 1979).

Au niveau des mangeurs, le modèle alimentaire constitue une manière de gérer les ambivalences de l’alimentation décrites par plusieurs auteurs dans la littérature (Beardsworth, 1990, 1995 ; Fischler, 1990 ; Poulain, 2002). La première ambivalence a été abordée en termes de vie et de mort. En effet, l’alimentation permet de vivre, plus encore, elle est

indispensable à la survie et dans le même temps, la consommation des aliments nécessite d’ôter la vie des organismes concernés. La deuxième ambivalence concerne la santé et la maladie. Hippocrate, à son époque déjà, disait « des aliments tu feras ta médecine ». L’importance de l’alimentation pour maintenir une bonne santé se lit aisément dans cette phrase datant du 5e siècle avant notre ère et devenue aujourd’hui une maxime bien connue. Il est donc nécessaire non seulement de manger pour vivre, mais de « bien » manger pour être en bonne santé. Le « bien manger » fait ici référence aux connaissances nutritionnelles, elles- mêmes fluctuantes. Cependant, l’alimentation peut être source de maladies : désagréments digestifs, intoxications alimentaires pour ce qui concerne les conséquences à court terme et maladies chroniques liées à l’alimentation (diabète, hypertension artérielle…) à plus long terme. L’analyse de l’ambivalence santé/maladie sera mobilisée dans cette recherche afin de saisir la tension à laquelle les mangeurs dakarois font face entre les discours leur incombant de manger selon certaines règles diététiques émanant du discours international normalisé et les discours « traditionnels » diffusant des conseils alimentaires ayant pour objectif le maintien en bonne santé. Enfin, la troisième ambivalence concerne le plaisir/déplaisir. L’alimentation peut procurer du plaisir gustatif ou au contraire du déplaisir voire du dégoût. Ces trois différents types d’ambivalences provoquent de l’anxiété chez les mangeurs. Les modèles alimentaires permettent de gérer cette anxiété. En effet, les systèmes culinaires permettent de réguler le risque de ressentir du déplaisir en appliquant par exemple des types de préparations, d’assaisonnements, de cuissons connus, familiers à des aliments nouveaux (Fischler, 1990). De nombreuses cultures encadrent la mise à mort de l’animal de rituels – tabous, sacrifices, abattage massif entre autres - permettant de la rendre légitime et ainsi de gérer l’anxiété liée à l’ambivalence vie/mort. Les diététiques profanes29 présentes dans toutes les cultures peuvent être interprétées comme un moyen d’optimiser le rapport alimentation/santé en limitant les risques de maladies à travers la mise en place de catégories mangeable/non mangeable. À l’échelle historique, les avancées progressives de la science, en particulier de la médecine et de la nutrition, augmentent la quantité d’injonctions à manger ou ne pas manger tel ou tel aliment. Ces injonctions étant parfois contradictoires avec les diététiques profanes, voire contradictoires entre elles. Ainsi, les inquiétudes liées à cette ambivalence santé/maladie ressurgissent dans ce contexte de développement des connaissances. La prise de décision alimentaire nécessite d’arbitrer entre les différents discours et les considérations médicales, éthiques, gustatives, hédoniques.

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Les diététiques profanes regroupent les règles diététiques appliquées par une population et émanant de l’expérience empirique de ce groupe (elles ne reposent pas sur des connaissances scientifiques).

L’un des rôles importants des modèles alimentaires est de constituer une aide à la décision. En effet, le cadre qu’ils représentent intime aux individus des manières de se comporter considérées comme convenables dans l’environnement social et culturel concerné, il sert de guide et de « garde-fou » aux individus dans leurs choix alimentaires. Ces règles relèvent de « l’allant de soi » et constituent un dispositif opérationnel pour les mangeurs. Le modèle alimentaire permet donc une économie cognitive : les comportements s’inscrivent dans des routines guidées par ces modèles.

De même que la biologie, l’environnement physique et géographique influence et est influencé par les modèles alimentaires. « Parce qu’ils ne peuvent pas s’opposer à des règles vitales, les modèles alimentaires sont particulièrement déterminés par le biologique, mais ils déterminent aussi la biologie humaine en participant à l’expression de certaines caractéristiques génétiques et en pesant sur les mécanismes de sélection génétique. Cette question de l’interaction est particulièrement importante, car les deux espaces en contact ne sont pas inscrits dans le même ordre de temporalité, c’est pourquoi nous parlons d’incrémentation des temps biologiques et des temps sociaux » (Poulain, 2005 : 17).

Qu’en est-il quand l’environnement évolue ? Les routines sont remises en cause, les mangeurs se voient dans l’obligation de mobiliser de nouvelles rationalités en se référant toujours au cadre que constitue le modèle alimentaire. Parfois, les changements environnementaux impliquent des changements sortant du cadre et qui par effet de retour entraînent des modifications du modèle alimentaire.

5 Conclusion du chapitre 3

« Si le vice des économistes est de tout comprendre en fonction des intérêts, le vice des sociologues est de voir en l’homme l’exécutant passif des normes sociales » (Elster, 1995 : 144). Laurent Thévenot (1995) force lui aussi le trait de la différence de perspective entre économistes et sociologues, entre rationalité et normes sociales : les normes sociales détermineraient les contours de l’action collective alors que la rationalité serait à associer à la décision individuelle. Puis il propose un dépassement de ces oppositions en suggérant d’« étudier l’intégration d’actes individuels dans un ordre, un équilibre, une coordination » (Thévenot, 1995 : 149). Ce troisième chapitre nous a permis d’aborder la notion de décision alimentaire en nous intéressant à la fois au niveau individuel de cette décision et à l’influence du contexte.

En matière d’alimentation, deux visions s’opposent et se complètent : la première, la détermination culturelle, considère que les pratiques alimentaires sont déterminées par les valeurs et que la culture façonne les contextes ; la deuxième, la détermination matérielle, considère au contraire que ce sont les contextes qui déterminent les pratiques élémentaires et que les valeurs sont des rationalisations de ces contextes. Comme nous venons de le voir dans ce chapitre, aujourd’hui les sociologues dépassent cette opposition et considèrent la prise de décision comme émanant de la mobilisation de différentes rationalités tout en étant cadrée par l’appareil normatif de l’environnement dans lequel l’individu évolue. Jon Elster (1995) note d’une part que les normes sociales influencent la poursuite des intérêts et d’autre part, que les intérêts freinent le respect des normes sociales.

Dans le cadre de notre étude, ce chapitre a permis d’envisager la prise en compte de plusieurs dimensions à la fois individuelles et sociales dans la prise de décision pour comprendre les enjeux inhérents aux changements alimentaires face à la baisse de l’accessibilité du poisson sur le marché local. La mobilisation de la théorie des rationalités alimentaires permet de considérer l’impact des valeurs traditionnelles, des recommandations sanitaires et nutritionnelles, des considérations identitaires et culturelles et des contraintes économiques sur la décision alimentaire. L’espace social alimentaire, quant à lui, permet d’organiser ces différentes dimensions pour mieux les analyser et comprendre ainsi les changements affectant d’une part les pratiques alimentaires et d’autre part les modèles alimentaires, cadres dans lesquels se déroulent les pratiques. À Dakar, l’importance de la valeur identitaire et sociale du poisson côtoie les pressions économiques associées à la baisse de sa disponibilité dans un contexte de valorisation à grande échelle de la dimension nutritionnelle de l’alimentation. Cette approche en termes de modèles alimentaires permet de saisir les différents niveaux de changements ainsi que les facteurs de décisions du mangeur en tant qu’individu social.

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