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Homme-Environnement : une nécessité physiologique

Décision alimentaire et rationalités

4 Rôle de l’environnement sur la décision alimentaire

4.1 Homme-Environnement : une nécessité physiologique

L’objet par lequel l’Homme est le plus lié à l’environnement, par une relation de dépendance, est l’alimentation. L’être humain ne peut survivre que s’il se nourrit régulièrement et même quotidiennement et il trouve cette nourriture dans son environnement.

4.1.1 Libertés et contraintes de l’omnivore

Les êtres humains sont définis par les biologistes comme des omnivores, car ils se nourrissent à la fois d’aliments d’origine animale et d’aliments d’origine végétale. Ce statut présente des avantages, mais aussi des inconvénients. Cette faculté à s’alimenter de produits variés confère aux populations la capacité de subsister dans des conditions très diverses et parfois extrêmes. En revanche, ce statut impose de diversifier l’alimentation. En effet, contrairement à certaines espèces animales, les humains ne peuvent se contenter d’un aliment unique. Leurs besoins en nutriments tels que certains acides aminés indispensables et acides gras essentiels ou en micronutriments – vitamines, minéraux – que le corps ne sait pas synthétiser les obligent à consommer une alimentation les leur apportant.

4.1.2 Le paradoxe de l’omnivore

Rozin (1976) puis Fischler (1979 ; 1990) conceptualisent ce phénomène dans ce qu’ils appellent le paradoxe de l’omnivore. D’une part, l’Homme a la faculté de survivre dans des environnements très variés en adaptant son régime alimentaire. Il peut substituer un aliment à

un autre sans pour autant que son existence ne soit remise en cause. Ce caractère lui confère une adaptabilité immense. La diversité des régimes alimentaires humains à travers le monde témoigne de cette capacité : du régime végétarien à l’alimentation quasi exclusivement animale des Esquimaux. Physiologiquement, l’Homme peut survivre à la disparition d’une espèce dont il se nourrissait en la remplaçant par une ou plusieurs autres, il peut se déplacer et adapter son régime alimentaire à son nouvel environnement. Mais, d’autre part, cette liberté a un prix : physiologiquement, les Hommes ne savent pas synthétiser tous les nutriments dont ils ont besoin. Ils doivent les trouver dans leur alimentation. L’Homme est alors contraint d’innover, d’expérimenter de nouveaux aliments afin de satisfaire ses besoins en fonction des fluctuations de l’environnement. Fischler (1990) parle de « néophilie ». Cet aspect pousse les populations à modifier leurs comportements lorsque l’environnement est modifié. Parallèlement, les Hommes ne distinguent pas toujours les nutriments recherchés des poisons dans l’écosystème. Chaque nouvel aliment consommé représente alors un poison potentiel et donc un risque pour la santé ce qui amène la peur des aliments nouveaux : « néophobie ». L’Homme, par son caractère omnivore, se trouve donc pris entre la nécessité de diversité et la peur de l’empoisonnement, entre la liberté et la contrainte. « Tout omnivore, et l’homme en particulier, est soumis à une sorte de double bind, de double contrainte, entre le familier et l’inconnu, entre la monotonie et l’alternance, entre la sécurité et la variété » (Fischler, 1990 : 64). La distinction entre ce qui est comestible et ce qui ne l’est pas relève d’un apprentissage que la culture permet de transmettre.

4.1.3 Le principe d’incorporation

L’anxiété générée par le paradoxe de l’omnivore est d’autant plus forte que l’acte alimentaire met en jeu des mécanismes intimes puisque l’aliment franchit la barrière du corps, le pénètre, est incorporé. Ainsi, le contact entre l’individu et l’environnement – par l’intermédiaire de l’aliment – est fusionnel au sens où les deux éléments se mélangent, se fondent l’un dans l’autre. Rozin (1976) et Fischler (1990) parlent du « principe d’incorporation » et le déclinent en trois volets. Au niveau « objectif », les aliments entrent dans le corps et deviennent le corps, les protéines de la viande incorporée deviennent les protéines du corps de l’individu et participent au bon fonctionnement de ce corps. Au niveau social, le fait d’ingérer un certain aliment permet de s’intégrer dans un groupe dans lequel cet aliment est consommé et valorisé. Enfin, au niveau imaginaire, en mangeant un aliment, le mangeur incorpore les caractéristiques qui lui sont attribuées. Le principe d’incorporation est triplement illustré par la phrase « je deviens ce que je mange ». « Ce principe crée un lien affectif très fort entre les

individus et leur alimentation » (Rozin, 1994 : 25). Saadi Lahlou (1998) affirme que ce principe d’incorporation repose sur la « croyance en un mécanisme d’assimilation ». L’environnement et les aliments prélevés dans cet environnement deviennent donc le mangeur. Le rapport des hommes à l’environnement est en partie déterminé par ce principe d’incorporation.

4.1.4 La pensée magique

Le principe d’incorporation suppose un mode de raisonnement que l’on qualifie de « magique ». Lahlou (1998) propose une approche de cette pensée magique par les représentations. Selon lui, le fait qu’une représentation subsiste, y compris lorsqu’elle relève de la pensée magique, provient à la fois de son adaptation à l’environnement et de son adaptation à l’ensemble de la culture dans laquelle elle s’exprime. Ainsi certains comportements, apparemment « irrationnels », émanent en fait d’une rationalité particulière, celle relevant de la capacité à maintenir une cohérence du système de représentation. Selon cette approche, les représentations associées aux aliments revêtent une grande importance. Ainsi, ce sont ces représentations qui attribuent aux aliments le statut de tabou dans l’une ou l’autre culture. Cet argumentaire rejoint les résultats des études de Rozin (1994) et Rozin et son équipe (1989) sur les deux aspects de la « pensée magique » : le principe de « similitude » et celui de « contagion » regroupés sous le nom de « lois de la magie sympathique ». Ces lois ont été décrites par Edward B Tylor (1871), James G Frazer (1981 [1890]) et Marcel Mauss (1950 [1925]) dans des travaux étudiant des peuples dits « primitifs ». Rozin les développe et les applique à l’ensemble des groupes humains. Le principe de contagion signifie que lorsqu’un aliment a été en contact avec un objet, un animal ou un individu, il est « contaminé » par lui, il prend ses caractéristiques. Les propriétés de l’un deviennent les propriétés de l’autre. L’exemple du cafard dans le verre de lait illustre bien la présence de ce principe de contagion chez les Américains y compris les Américains instruits. Rozin et son équipe (1989) ont présenté à des étudiants un verre de lait dans lequel ils ont plongé puis retiré un cafard et ont demandé aux étudiants s’ils étaient prêts à boire ce verre de lait. La grande majorité des étudiants ont répondu par la négative. L’argument avancé était que le cafard est porteur de microbes et qu’il y a donc un risque pour la santé. Dans un deuxième temps, les chercheurs ont présenté un deuxième verre de lait dans lequel ils ont plongé puis retiré un cafard stérilisé – et donc débarrassé de tous les potentiels microbes – et ont répété leur question. La majorité des étudiants ont à nouveau refusé de boire le lait. Ces auteurs considèrent qu’il s’agit « d’un principe de pensée universel, fondamental » (Rozin, 1994 : 26).

Les réactions face à un aliment contaminé ne dépendent pas de l’intensité ou de la durée du contact, un contact aussi infime soit-il suffit à provoquer un rejet. La loi de similitude quant à elle renvoie au fait que la représentation, l’image d’un objet est égale à l’objet lui-même. Ainsi, si un chocolat est présenté sous forme d’excréments, peu de gens voudront le manger. La contagion et la similitude peuvent cependant être surmontées : après discussion, le lait « cafardisé » sera bu et le chocolat-excrément avalé.

Ainsi, au regard de ces considérations, et si l’on revient sur l’idée que l’« on est ce que l’on mange », alors si nous consommons quelque chose de « contaminé », de souillé, nous serons nous même souillés.

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