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L’adaptation vue par la géographie humaine

Le changement alimentaire : de la société à l’individu

4 Innovation, adaptation, métissage, dynamique : quel vocabulaire pour quel cadre théorique ?

4.2 L’adaptation dans les sciences sociales

4.2.1 L’adaptation vue par la géographie humaine

La géographie humaine s’est constituée en tant que discipline « contre » la géographie physique (Staszak, 2012 [2001]). Elle s’intéresse, entre autres, aux liens existant entre les populations humaines et leur environnement. D’après Maximilien Sorre (1943 : 6), « La première tâche de la géographie humaine consiste en l’étude de l’homme considéré comme un organisme vivant soumis à des conditions déterminées d’existence et réagissant aux

excitations reçues du milieu naturel25 ». Au sein de cette discipline, plusieurs théories sont défendues sur lesquelles nous allons revenir ici. Historiquement, elles se sont succédé même si chacune ne chasse pas complètement la précédente des recherches plus récentes. Cette analyse des théories a été menée par Poulain (2006) et nous proposons ici de poursuivre la réflexion en la contextualisant sur le terrain d’étude dakarois.

4.2.1.1 La théorie déterministe et ses limites

La théorie déterministe stipule que l’environnement et le climat influencent l’Homme et la société et déterminent la manière dont les techniques et la culture se développent. Le choix des lieux d’implantation des villes, des zones agricoles, etc. s’expliquerait par des facteurs associés au milieu physique. Au sein d’un groupe humain installé, les traits culturels et les types d’organisations choisis seraient définis par le milieu physique. Entre autres, les formes d’alimentation, le choix des aliments consommés, la cuisine sont alors appréhendés comme des adaptations au milieu (Poulain, 2005). Dans ce cadre, le climat – et la nature des sols - joue un rôle prépondérant puisque c’est selon lui que pousseront certains types de végétaux et pas d’autres. C’est également le climat qui détermine les besoins énergétiques et nutritionnels des humains. Friedrich Ratzel, en 1891, défend cette position et cherche à faire correspondre la diversité des sociétés humaines à la diversité des milieux naturels, autrement dit à comprendre « comment la nature du sol contribue à déterminer la manière dont les masses humaines se meuvent à la surface du globe » (Durkheim, 1899 : 4). Ce point de vue se rapproche de l’approche fonctionnaliste défendue notamment par Malinowski (1944) pour qui « la culture serait une réponse adaptative au déterminisme biologique » (Poulain, 2005 : 18). Ainsi, si certaines populations d’Afrique consomment le manioc sous forme cuite, c’est une forme d’adaptation au déterminisme de la nature qui le rend nocif pour l’Homme sous sa forme crue. Mais dans un environnement proposant de nombreux produits propices à satisfaire les « besoins naturels » - physiologiques ? Nutritionnels ? -, les groupes d’individus apparaissent contraints par les coutumes et les habitudes qui « limitent » l’utilisation des produits disponibles (Febvre, 1970 [1922]). Face à la multiplicité des situations restant inexpliquées par cette approche déterministe – les techniques d’exploitation de l’environnement diffèrent par exemple d’un groupe à l’autre évoluant pourtant dans le même

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Les réflexions menées par Descola (2005 ; 2011) remettent en cause l’opposition nature/culture et y associent une attitude ethno-centrée. Ces travaux incitent à une prise de distance vis-à-vis de cette distinction. Suite à ces travaux, nous prenons donc nos distances vis-à-vis de cette opposition, cependant, nous emploierons ici les termes « milieu naturel » et « nature » pour parler de l’environnement physique et géographique afin de faciliter la lecture.

milieu physique - un courant s’est constitué pour défendre une position radicalement différente : la théorie possibiliste.

Dans son ouvrage L’alimentation en AOF Pales (1954) introduit son chapitre sur « l’alimentation et les conditions naturelles, économiques et sociales » en affirmant que « sous climat tropical, et dans les pays dits sous-développés, l’homme demeure soumis aux conditions naturelles ». Il se place donc, pour l’étude de l’alimentation en Afrique Occidentale Française et à Dakar en particulier, dans une attitude déterministe. Ainsi, le climat subsaharien expliquerait la pauvreté nutritionnelle de l’alimentation et la situation côtière de Dakar justifierait à elle seule la consommation de poisson. Pales (1954) n’est pour autant pas un farouche défenseur de cette posture du point de vue universel puisqu’il précise en préalable que dans les sociétés occidentales, les populations humaines adaptent la nature à leur besoin. Il se place donc cette fois dans une attitude possibiliste. Cette posture est critiquable en terme de hiérarchisation des populations et de domination – plus ou moins implicite - des pays occidentaux sur les pays du Sud. Malgré cela, les travaux de Pales (1954) ont le mérite de pointer et de mettre en avant les effets de l’environnement sur les pratiques alimentaires. Sans nous limiter à cette approche déterministe, nous en retenons ces aspects pour mieux les compléter en abordant les théories possibiliste et environnementaliste.

4.2.1.2 La théorie possibiliste et ses limites

La théorie possibiliste est développée par Paul Vidal de la Blâche, géographe du XIXe siècle qui fonde l’École française de géographie. Ces travaux ont la particularité, très innovante à l’époque, de relier des disciplines apparemment éloignées telles que la géologie, la géographie, la politique, etc. Sa théorie possibiliste vient s’opposer à la théorie déterministe. Structurée autour des théories darwinienne – instabilité du milieu - et néo-lamarckienne, l’approche vidalienne considère les faits, non pas comme fixes, mais comme le résultat de développements antérieurs qui s’opèrent sur un temps long. Le néo-lamarckisme admet que le déclencheur de l’adaptation et de l’évolution d’un organisme peut venir d’un changement de circonstances, mais il insiste surtout sur le rôle de l’initiative et de l’effort de l’organisme pour s’adapter. La théorie de Vidal de la Blâche « s’attache à l’initiative du sujet et au caractère composite du milieu » (Berdoulay et Soubeyran, 1991 : 627). André George Haudricourt et Louis Hédin (1943), quant à eux, décrivent la capacité des sociétés humaines à façonner les plantes et les biotopes. Une fois que l’Homme, à travers des adaptations au milieu, s’est forgé des habitudes qu’il légitime et renforce par des croyances, il est capable de s’adapter pour maintenir une certaine stabilité relativement autonome vis-à-vis du milieu et

malgré l’instabilité de ce dernier. Ainsi, pour les tenants de cette vision, c’est l’Homme qui façonne l’environnement selon ses besoins. Il n’est pas récepteur passif des contraintes imposées par l’environnement, mais au contraire, c’est lui qui décide de la forme que prend le biotope dans lequel il évolue (Staszak, 2012 [2001]). La période historique au sein de laquelle ces idées se conçoivent et se répandent est celle de la révolution industrielle et du développement de techniques diverses dans le monde entier donnant l’impression aux hommes, particulièrement aux États-Unis et en Russie, de pouvoir maîtriser et transformer le milieu physique sans limites : irriguer le désert, dévier des fleuves…

Cette posture peut être rapprochée du culturalisme dans le sens où les différents comportements des Hommes sont expliqués par des traits culturels.

Les travaux des géographes, des anthropologues et des agronomes portant sur l’Afrique subsaharienne et le Sénégal en particulier, ne se réfèrent pas à cette attitude possibiliste. Cela s’explique probablement par le fait que ces pays sont considérés comme « sous-développés » et ne sont donc pas engagés dans la révolution industrielle qui permet aux populations humaines de maîtriser le milieu. La posture de Pales (1954) présentée dans le paragraphe précédent illustre bien ce constat. Si l’on applique la théorie possibiliste au contexte dakarois actuel, les progrès techniques que connaît le secteur de la pêche peuvent être perçus comme des façons de se jouer de la « nature ». En effet, au fur et à mesure que la raréfaction du poisson dans la mer s’accentue, les capacités de pêche sont améliorées. Cependant, cette posture tend à focaliser sur les dimensions culturelles, à les surévaluer. Cette critique amène d’autres auteurs à proposer une nouvelle grille de lecture des relations entre les humains et l’environnement.

4.2.1.3 La théorie environnementaliste

Enfin, dans une troisième approche, Sorre (1943) propose la théorie environnementaliste et articule les deux précédents points de vue en avançant que les sociétés humaines et leurs écosystèmes sont en interactions permanentes et qu’ils s’influencent mutuellement. D’une part, l’humain s’adapte aux conditions du milieu et d’autre part il apporte des modifications à ce milieu pour que ce dernier réponde à ses besoins. Cet apport, par rapport aux théories possibilistes, émerge dans un contexte où la « toute-puissance » de l’Homme montre des limites et dans lequel il convient de nuancer ses capacités de maîtrise du milieu. Ainsi, le « milieu » défini par Sorre serait le résultat des conditions naturelles modifiées par l’Homme. Il (1943 : 118) affirme faire de l’écologie au sens d’une « science des rapports de l’Homme avec l’ensemble de ses conditions de vie » et considère à la fois l’utilisation du milieu vivant

par les humains et la lutte permanente de ces derniers face au milieu. Il insiste sur l’importance de l’alimentation dans cette relation entre les Hommes et le milieu. Les efforts fournis pour maintenir en équilibre les systèmes mis en place ont pour objectif de satisfaire les besoins du corps et donc la production de nourriture (Sorre, 1943). Pierre Gourou (1973) s’inscrit dans ce même courant et poursuit les réflexions sur le rôle de l’alimentation dans les relations entre l’Homme et son milieu. « L’Homme subsiste, non pas en adaptant son organisme physique à une certaine façon de se procurer de la nourriture, mais en usant de ces capacités intellectuelles : la coopération, l’outil, la mémoire, la réflexion, l’hypothèse lui permettent d’exploiter les ressources qu’il lui sied de mettre en valeur. Aucun rapport avec les adaptations du monde végétal ou animal. L’Homme adapte son comportement (et non son organisme) à des situations qu’il crée lui-même » (Gourou, 1973 : 49). Pour l’auteur, ce ne sont pas les bonnes conditions de culture qui font qu’il y a beaucoup d’agriculteurs, mais l’efficacité des techniques qui permet de nourrir un grand nombre de personnes et donc entraîne une forte densité de population. Ainsi, le paysage total comprend le paysage physique et le paysage humain, tous deux étant interdépendants. L’un des apports importants de Gourou réside dans la prise en compte de la « culture » - sous le terme de « fait de civilisation » - qui selon lui influence les rapports entre l’homme et le milieu physique. « L’attachement des hommes pour telle ou telle sorte d’aliment est pur fait de civilisation, qui va même, bien souvent, contre une organisation judicieuse des relations avec les conditions naturelles » (Gourou, 1973 : 146). L’influence de la culture sur les choix alimentaires dépasse ici celle du milieu.

Thomas (1965), à propos du repas en Afrique Noire, s’inscrit dans cette perspective et considère que les comportements alimentaires sont façonnés à la fois par des contraintes biologiques et environnementales et par des dimensions psychologiques et culturelles. À propos du Sénégal, il insiste sur l’impact de la période dite de « soudure » sur l’approvisionnement alimentaire, tout en nuançant ses propos et en relativisant le rôle du climat et de l’environnement physique, au regard des différences de comportements d’une population à l’autre au sein d’un même écosystème. Dans la suite de son texte, l’auteur cite et développe différents facteurs culturels influençant l’alimentation. Par exemple, la valorisation de l’embonpoint favorise la consommation de matières grasses. Adopter cette posture pour analyser l’alimentation dakaroise actuellement permet de mettre en évidence les influences réciproques des actions des populations sur l’environnement et inversement. Ainsi, la surexploitation des ressources halieutiques entraîne une raréfaction du poisson dans la mer à laquelle les populations répondent d’une part par une amélioration des techniques de pêche et

d’autre part par des modifications des comportements alimentaires, notamment des reports sur d’autres types de poissons ou d’autres types de plats qui pourraient avoir, par effet rétroactif, des conséquences positives sur les stocks de ressources halieutiques dans les eaux nationales. Cette théorie de la géographie humaine permet d’adopter une posture plus nuancée et de se défaire des visions extrêmes, dans un sens ou dans l’autre, des deux théories précédentes. Cependant, cette explication géographique se cantonne à considérer les avancées techniques dont disposent les groupes humains pour s’adapter à l’environnement, associées à des variations culturelles sans aborder les dimensions socioanthropologiques de l’organisation sociale, des rapports de différenciation, des processus de choix individuels et de l’émergence des normes.

Avant de nous intéresser plus précisément au concept d’adaptation en socioanthropologie, nous allons évoquer le point de vue de l’anthropologie biologique qui, relativement proche de la théorie environnementaliste de la géographie humaine, s’en distingue par quelques points importants.

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