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Le changement alimentaire : de la société à l’individu

3 Les effets de l’urbanisation et de la mondialisation sur l’alimentation

3.1 Les effets de l’urbanisation

Au sein des théories de la transition, l’une des causes les plus souvent évoquées du passage d’un stade à l’autre est l’urbanisation (Fargues, 1988 ; Maire et Delpeuch, 2006) et

l’inscription des sociétés dans la mondialisation. Sans les aborder à l’aune de la transition, plusieurs travaux se sont intéressés aux influences de ces phénomènes d’urbanisation et de mondialisation sur les modes de vie et en particulier sur l’alimentation. L’urbanisation est-elle facteur de changement alimentaire ? Comment ces changements s’opèrent-ils ?

La ville est décrite par Jacques Lévy (1996) comme un espace géographique qui réduit les distances, au sein duquel une grande partie des réalités sociales sont rassemblées. Les villes regroupent des personnes venues d’endroits divers et abritent donc une certaine mixité sociale. La densité de population permet d’offrir aux citadins une grande diversité de produits et de services sur une surface relativement restreinte. Chacun peut choisir, par des stratégies spatiales, de se construire une identité en profitant de la profusion d’offres sans être contraint par les distances. Au regard de cette définition, le rôle de l’urbanisation sur l’alimentation apparaît clairement. L’accès à des produits variés et parfois nouveaux est permis par le milieu urbain davantage que par le milieu rural au sein duquel l’alimentation est principalement issue des productions locales ou limitée à l’offre de quelques lieux d’approvisionnement – une boutique unique dans un village sénégalais, un supermarché donné dans une zone rurale française. Bien que le développement des transports et des moyens de conservation permettent de plus en plus à des produits divers d’être proposés en milieu rural, la densité urbaine favorise la diversité de l’offre. Outre cet aspect, la ville est un lieu de rencontre de différentes cultures, locales ou étrangères, qui influencent les modes de vie (Dury, 2004). L’alimentation des urbains est souvent décrite comme plus diversifiée que celle des ruraux, plus riche en produits animaux, en légumes frais et en produits transformés et le nombre de repas hors domicile augmente avec le degré d’urbanisation (Chaumet et al., 2010). Le taux de malnutrition est plus faible en ville qu’en milieu rural (Martin-Prevel et al., 2000). Dans les villes africaines, les logements parfois exigus du fait de la pression démographique, en particulier sur la presqu’île du Cap-Vert qui abrite la ville de Dakar, ne permettent plus d’héberger les membres de la famille venus d’ailleurs. L’organisation quotidienne se resserre donc sur la famille nucléaire y compris pour la préparation des repas (Antil, 2010).

En Afrique de l’Ouest, l’urbanisation s’est faite à un rythme très rapide. Le défi des gouvernements a alors été de permettre, en un temps réduit, à chaque citadin d’accéder à une alimentation décente en quantité et en qualité par 1) la création d’emplois, donnant aux travailleurs un accès au marché, 2) l’importation de produits alimentaires et 3) l’augmentation de la production agricole locale. Dans les faits, le défi ne semble pas tout à fait relevé et le constat pousse à associer l’urbanisation rapide au développement d’une pauvreté urbaine non négligeable (Bricas et al., 2003). Toutefois, des focales particulières, comme celle adoptée par

Bricas et ses collègues (2003) sur l’agriculture périurbaine, mettent en exergue les impacts positifs que peuvent tirer les villes de leur croissance. Ainsi, l’agriculture périurbaine permet d’approvisionner en partie les villes en produits locaux, de créer des emplois et d’assurer un apport en micronutriments et en fibres aux populations. Le système alimentaire subit donc des transformations et s’adapte au nouveau contexte.

Concernant la préparation culinaire, c’est principalement une histoire de femmes au Sénégal (Broutin et al., 2008). Notons que dans ce domaine de l’alimentation, les inégalités entre hommes et femmes ne sont pas réservées au Sénégal et sont même présentes dans une grande partie des pays du monde (FAO, 2011 ; Fournier, Jarty, Lapeyre et Touraille, 2015 ; Prévost, 2015), mais si l’on compare la situation de la France à celle du Sénégal, il y a, sans aucun doute, une différence flagrante de gestion des tâches liées à l’alimentation selon le genre. Nous reviendrons sur cette question dans la présentation de nos résultats. Or, le contexte urbain dans ses composantes économique, démographique et culturelle favorise le changement social, l’apparition de nouvelles formes de configurations familiales – la famille élargie reste toutefois la forme la plus courante - et la moindre prégnance du contrôle social sur l’individu qui ouvre à une plus grande liberté. La monétarisation de l’ensemble des activités entraîne des écarts de niveau de vie importants à la fois entre les groupes sociaux et au sein même des foyers. Cette hiérarchisation selon le niveau de vie, et non plus selon l’âge, la renommée de la famille ou l’appartenance ethnique, remet en cause l’ordre social ancien et les rôles traditionnels au sein des familles (Courade et Suremain (de), 2001) et laisse une plus grande place à l’individu21. Une partie des femmes exerce une activité commerciale en plus de leur travail domestique, ce qui leur assure un minimum d’autonomie financière (Antoine et Nanitelamio, 1988). Le temps passé à la préparation des repas familiaux est donc réduit (Chaumet et al., 2010) et la demande en produits « rapides » à cuisiner augmente. Le secteur de l’alimentation – transformation artisanale, petit commerce, vente informelle – est le secteur qui emploie le plus de femmes (Bricas et al., 2003). Certains courants de recherche, notamment les ruralistes francophones des années 1980, perçoivent la ville comme la source de tous les maux des pays en développement. Les migrants ruraux récemment devenus citadins seraient dans un processus de mimétisme vis-à-vis des modèles de consommation des pays industrialisés, consommant des produits importés et augmentant ainsi la dépendance alimentaire de leurs pays (Guerry de Beauregard (de), 1980 ; Courade, 1989). Cette évolution des modèles de consommation vers des produits transformés à partir de produits importés,

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Cette question de l’individu et de l’individualisation est abordée dans le chapitre 8. Nous invitons le lecteur à s’y référer pour plus de détails sur ces notions.

étudiée au Pérou par Jeanine Brisseau-Loaiza (1993), serait la cause première de la « détérioration alimentaire ». Au contraire, des auteurs comme Nicolas Bricas et Pape Abdoulaye Seck (2004) défendent l’idée que ces néo-urbains s’approprient de nouveaux produits et les intègrent dans leurs modèles alimentaires sans pour autant rejeter les produits locaux. Ces derniers font l’objet de recherche et d’innovation afin de répondre aux attentes de la vie citadine – facilité et rapidité de préparation, conservation (Coussy, 1990). Le secteur agroalimentaire, largement artisanal, innove pour les « moderniser », pour les combiner à des références exogènes, et en faire des supports d’une identité contemporaine, multiforme et aux références diversifiées (Bricas et Akindès, 2012 : 30).

La concentration des populations dans les villes entraîne une distanciation alimentaire à plusieurs niveaux : géographique avec des lieux de productions toujours plus éloignés ; économique avec un nombre d’intermédiaires en hausse et donc un allongement de la filière du manger (Corbeau, 1992) ; cognitive puisque les connaissances des aliments se dispersent au cours de la filière. L’inquiétude des consommateurs grandit face à des aliments dont ils ne connaissent ni l’origine ni la qualité (Bricas et Seck, 2004 ; Figuié, Bricas et Moustié, 2014). L’encadré 2 présente quelques éléments succincts de réflexion sur la notion de qualité.

Le système urbain abrite un réseau serré de communications qui le relie au monde à la fois physiquement - moyens de transports, échanges commerciaux, migrations - et virtuellement - diffusion médiatique, internet, réseau de téléphonie. « La ville devient le lieu privilégié de la

Encadré 2 : Note sur la qualité

Comme le soulignent Muriel Figuié, Nicolas Bricas et Paule Moustié (2014 : 126), « évaluer la qualité sanitaire des aliments consommés devient une préoccupation majeure du consommateur urbain » et nous nous permettons ici d’élargir cette idée à l’évaluation de la qualité plus largement, la qualité sanitaire ne correspondant qu’à un aspect de la qualité. Darby et Karni (1973) proposent de dissocier trois types d’attributs permettant d’évaluer la qualité d’un produit : les attributs de recherche, connus avant ou au moment de l’achat et vérifiables par des recherches de la part de l’acheteur ; les attributs liés à l’expérience, évaluables au moment de la préparation ou de l’utilisation ; et les attributs de croyances qui sont difficilement évaluables par le consommateur lui-même et qui reposent donc sur les informations données par l’emballage, les vendeurs, etc. Ils peuvent concerner l’origine du produit, les conditions de production, le caractère durable du processus de production, etc.

Outre ces différentes manières d’évaluer la qualité – pouvant bien entendu être combinées entre elles –, Stanziani (cité par Amilien, 2004) note que la perception de la qualité d’un produit dépend de la personne qui s’exprime. Ainsi, un légume perçu comme de « bonne » qualité par un vendeur, car ayant la bonne couleur, la bonne forme, pourra être perçu comme de « mauvaise » qualité par un consommateur si le goût ne correspond pas à ses attentes.

pénétration de valeurs et de comportements autres » (Guerry de Beauregard (de), 1980 : 303). La mondialisation s’immisce dans les villes par tous ces canaux. Quels effets a-t-elle sur l’alimentation des citadins et des dakarois en particulier ?

3.2 L’alimentation dans le processus de mondialisation

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