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I L’ ENVOLÉE COSMOPOLITE

L’ ÉLAN COSMOPOLITE – LE VOYAGE VERS L ’A UTRE

II. I L’ ENVOLÉE COSMOPOLITE

La poésie de Gérald Leblanc, dès la parution de son premier recueil en 1981, s’inscrit comme un espoir de renouvellement de la culture acadienne. Depuis les années 1960-1970, la culture acadienne se voyait traversée par plusieurs changements radicaux indiquant le désir d’une rupture avec l’Acadie mythique du passé :

Ainsi se formulait alors le projet singulier de toute une génération de poètes, qui, au « mythe » enfermant d’une Acadie villageoise et taciturne, celui que véhiculait encore largement le discours culturel acadien, voudrait substituer la « légende » d’une collectivité « arrivée en ville », qui ferait un « tintamarre »67.

Ce projet révolutionnaire fut étroitement lié à la naissance d’une voix littéraire en Acadie. Manon Laparra souligne qu’au cours de cette période, « on peut situer









une véritable naissance – une naissance qui est une explosion – d’une écriture acadienne moderne68 ».

Les premiers poètes acadiens de la modernité (Raymond Guy LeBlanc69, Herménégilde Chiasson70 et Guy Arseneault71) communiquent le tiraillement d’un peuple minoritaire qui n’arrive pas à se faire entendre, ni dans l’isolement de la campagne, ni dans le bouillonnement de la ville (majoritairement anglophone) de Moncton. Si cette ville offre à cette époque une promesse du cosmopolitisme, elle comporte aussi certains risques pour l’identité minoritaire, c’est-à-dire que l’environnement urbain permet la rencontre de l’altérité, mais peut aussi mener à l’assimilation. L’ouverture à l’Autre s’oppose au repli identitaire qui s’effectuerait dans l’espoir de protéger le caractère unique de la culture d’origine : si le cosmopolitisme signifie l’effacement des frontières culturelles, il soulève aussi, pour les petites nations, le danger de l’assimilation et de la perte d’identité72. On trouve un excellent exemple de ce dilemme chez Raymond Guy LeBlanc, un des premiers poètes à faire sa marque au sein de la littérature acadienne de la modernité. Ce dernier publie en 1972 un recueil intitulé Cri de terre73, dans lequel il exprime sa révolte par rapport à la situation acadienne de l’époque : « Je suis acadien/Ce qui signifie/Multiplié fourré dispersé acheté aliéné vendu révolté/Homme déchiré vers l’avenir74 ».

Herménégilde Chiasson écrit que durant les années 1970, les poètes acadiens ne « pouv[aient] que clamer [leur] révolte, [leur] détresse75 ». Révolte et détresse face à la situation minoritaire de l’Acadie, mais également face au fait qu’à cette époque, l’Acadie est encore sous l’emprise de sa propre folklorisation culturelle. C’est-à-dire que dans les années 1970, la majorité du symbolisme relié 







68 M. Laparra, « Parole manifeste : le cas de la littérature acadienne moderne », p. 71. 69 Raymond Guy LeBlanc publie Cri de terre en 1972.

70 Herménégilde Chiasson publie Mourir à Scoudouc en 1974. 71 Guy Arsenault publie Acadie Rock en 1973.

72 Sur le dilemme des petites cultures, voir les propos de Michael Cronin, de François

Paré (La distance habitée, 2003), et de Pascale Casanova (La République mondiale des

Lettres, 1999) discutés au chapitre précédent.

73 Premier recueil de poésie publié aux Éditions d’Acadie. 74 R. G. LeBlanc, Cri de terre, p. 65.

75 H. Chiasson, « Pour saluer Gérald Leblanc » dans G. Leblanc, L’extrême frontière,

à la culture acadienne est en train de devenir désuet, surtout pour ceux qui vivent dans un environnement urbain tel que Moncton. Il faut comprendre qu'un événement déclencheur de ce changement culturel fut la fondation de l’Université de Moncton, en 1963. L’arrivée d’une université francophone dans la ville de Moncton a pour effet d'élargir les occasions d’avancement pour les Acadiens de la région. Au cours des décennies qui suivent, les Acadiens de partout affluent à Moncton et cela apporte au lieu urbain une diversité non seulement en ce qui concerne l’anglophonie/francophonie, mais à même la culture acadienne qui s’y rencontre en provenance de diverses régions. Cette génération d’Acadiens n’est ni religieuse, ni campagnarde et ne ressemble pas à l’image folklorique qu’on se fait d’elle. La culture qui la touche est surtout celle de l’Autre. Cela amplifie le sentiment de détresse et du néant identitaire d’une assimilation qui semble inévitable. Le roman acadien de cette époque

raconte surtout le passé. Ceux qui voudraient figer l’Acadie dans la vision d’une petite société, isolée et archaïque, ayant raté le virage industriel et la laïcisation, comme hors du monde et du temps y trouveront toutes les confirmations qu’ils recherchent76.

Les premiers poètes acadiens de la modernité se lançaient donc dans une aventure sans précédent :

Nous n’avions que notre corps, que le désir, la musique, le sentiment diffus et parfois obscène de notre inaliénable besoin d’écrire, de marquer et de clamer notre présence cosmique, notre raison d’être, en espérant que ça s’amplifie jusqu’aux satellites et plus loin […] C’était un projet grandiose et sans compromis77.

Il s’agissait de créer avec l’espoir de sortir de la noirceur historique qui précédait cette génération de poètes, c’est-à-dire qu’elle ne créait pas en se retournant vers le passé mais en regardant vers l’avenir. Annette et Raoul









76 R. Boudreau, « L’actualité de la littérature acadienne », p. 15. 77 H. Chiasson, « Pour saluer », p. 7.

Boudreau écrivent que « [l]a poésie acadienne des années 1970 s’écrit dans cette effervescence de la prise de conscience nationale, identitaire et linguistique78 ».

Gérald Leblanc s’inscrit dans le même mouvement littéraire, mais ne succombe pas au sentiment de détresse identitaire qui frappait ses contemporains. Pour le poète, la modernité culturelle présente dans la ville de Moncton ne porte pas atteinte au fait acadien. Au contraire, il met de l’avant la proposition d’une société acadienne cosmopolite qui réussit à se manifester dans la ville de Moncton et qui célèbre sa modernité en participant librement à la culture urbaine. La production artistique est pour Gérald Leblanc la meilleure manière de contribuer au renouvellement de la culture acadienne dans un environnement urbain. Effectivement, c’est avec la poésie que Leblanc souhaite faire sa marque dans la société moderne de Moncton. Par extension, en s’inspirant d’artistes cosmopolites, mais demeurant ancré en Acadie, il souhaite que la création de poésie acadienne moderne contribue au renouvellement de cette culture. La publication vient ensuite concrétiser l’existence d’une culture acadienne qui vibre au même diapason que le reste de la modernité mondiale. De cette manière, la contribution poétique de l’Acadie se lie au reste de la planète : « nous [les poètes] parlons/de la planète/à notre façon79 ».

Le fait d’en parler « à [leur] façon » est un élément important quant à l’acadianité du texte. Contrairement à certains de ses prédécesseurs, qui craignaient une assimilation à l’anglophonie par l’arrivée en ville, Leblanc croit que la création en langue acadienne offre plutôt l’occasion d’unir l’expérience locale acadienne et l’expérience mondiale de la réalité urbaine : « la langue exprime/une conscience/jamais dépourvue/d’histoire(s)80 ». Le Moncton de Leblanc « constitue en effet un espace extrêmement poreux, ouvert à toutes les influences, à toutes les musiques, à toutes les ondes 81». Si cette ville « vibre82 » et offre à l’Acadie l’occasion de se démarquer par sa culture cosmopolite, c’est 







78 A. Boudreau et R. Boudreau, « La littérature comme moyen de reconquête de la

parole : l’exemple de l’Acadie », p. 172.

79 G. Leblanc, Éloge du chiac, p. 13. 80 Ibid.

81 J. Morency, « Gérald Leblanc, écrivain du village planétaire », p. 96. 82 Ibid.

parce que, dans l’écriture de Leblanc, « elle est en mesure d’entrer en communication, par l’entremise des ondes musicales et des canaux multiples par lesquels circulent la culture et la contre-culture, avec toutes les formes d’expression issues de la société nord-américaine83 ». Les premiers poètes (G. Arsenault, R. G. LeBlanc et H. Chiasson) exprimaient un rejet du folklore, mais cela n’était pas suffisant pour que leur poésie permette à l’Acadie de s’inscrire en tant que culture cosmopolite. À ce sujet, Chiasson évoque « l’ampleur du projet que [Gérald Leblanc] s’était donné : [relier] l’Acadie à l’Amérique et faire entrer la modernité dans notre écriture, elle qui avait été si brutalement prise en otage par le folklore84 ».

Alors que les premiers poètes souhaitaient avoir un impact à l’extérieur de l’Acadie (comme l’évoque Chiasson dans la citation du texte « Pour saluer » donnée un peu plus haut), Leblanc trouve la vastitude du monde dans la petite ville de Moncton. Il fait valoir que la langue acadienne est une manifestation de la diversité qui se manifeste à même sa petite culture d’origine : « nous emporterons dans la langue/les mots ramassés en chemin/nous poserons les mots d’ici/sur tout ce que nous toucherons85 », c’est-à-dire que les mots d’ailleurs deviennent les mots d’ici. Le projet littéraire du poète part d’une manifestation physique dans son quotidien avant de devenir une partie intégrante de sa poésie. L’utilisation de la métaphore corporelle sert à matérialiser quelque chose qui demeure autrement abstrait : par exemple, poser des mots sur ce que l’on touche. L’écriture de la poésie permet d’immortaliser et de légitimer la langue acadienne en tant qu’objet de création. L’influence de l’Autre sert à valoriser la petite entité et à exacerber la mise en relation cosmopolite : « les mots ramassés en chemin » viennent influencer la langue « d’ici », mais les mots acadiens sont également posés dans l’ailleurs, sur tout ce qu’ils « touchent » au cours de voyages. Dans cette citation, Gérald Leblanc entretient une relation d’ordre micro-cosmopolite avec la culture et avec la langue de l’Autre dans la mesure où l’influence est réciproque (ou vise à l’être).









83 Ibid.

84 H. Chiasson, « Pour saluer », p. 8.

Pour Leblanc, il est primordial que l’Acadie (au-delà d’un rejet du folklore) s’exprime dans une réalité contemporaine par le biais de la musique, de la danse, et de tout ce qui est en mesure d’influencer la culture et de contribuer à son développement dans la modernité. La poésie est pour l’auteur un moyen parmi d’autres d’entrer en communication avec la modernité, précisément parce que cette création a le privilège de pouvoir s’inspirer d’autres formes d’art et d’en parler. La quotidienneté de la poésie de Leblanc s’en porte témoin : tout ce qui touche personnellement le poète devient poésie et dans sa réalité quotidienne, la modernité est partout. La culture contemporaine stimule et influence l’écriture du poète et sa poésie témoigne du fait que l’Autre existe en déjà Acadie, donc que l’Acadie est déjà contemporaine. Cela rapproche le Soi et l’Autre de manière à engager une relation entre soi et le monde. Par exemple : « au déjeuner/Édith Piaf chante Milord à la radio/dans un restaurant de Tracadie86 », évoque dans un même souffle l’Acadie et la célèbre chanteuse Édith Piaf, qui se manifestent dans une même réalité.