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III M ONCTON : LIEU DE RENCONTRES ET DE FOISONNEMENT

L’ ÉLAN COSMOPOLITE – LE VOYAGE VERS L ’A UTRE

II. III M ONCTON : LIEU DE RENCONTRES ET DE FOISONNEMENT

Le voyage vers l’Autre est crucial pour Gérald Leblanc : c’est une question de (sur)vie ou de mort parce qu’on ne veut pas « Mourir à Scoudouc113 ». Pour Leblanc, Moncton est le lieu précis où l’ancienne Acadie doit devenir la nouvelle. C’est une ville riche en points de repère acadiens, mais tout autant remplie de tensions du fait que les Acadiens y sont une minorité linguistique. Moncton est le lieu où s’est mobilisée, dans les années 1960-70, une nouvelle génération d’Acadiens qui revendiquaient leurs droits linguistiques. La période était propice aux révolutions et la communauté francophone de Moncton se branchait en quelque sorte sur le rythme du monde114 de l’époque.

Dans son poème intitulé « la fin des années 70115 », Gérald Leblanc évoque la partie acadienne d’un mouvement issu d’une révolution que Scarpetta, rappelons-le, décrivait comme

quelque chose qui branchait les acteurs du « mouvement » sur le rythme même du monde. Quelque chose qui, à des degrés 







113 Comme Herménégilde Chiasson y faisait référence avec son recueil de 1974,

Scoudouc est un petit village du sud-est du Nouveau-Brunswick qui symbolise notamment l’aspect rural de l’Acadie.

114 G. Scarpetta, Éloge du cosmopolitisme, p. 11. 115 G. Leblanc, Géomancie, p .44.

divers, les rendit comme instinctivement solidaires de tous ceux, du même âge, qui, sur l’ensemble du globe, manifestaient au même instant leur refus du « vieux monde »116.

C’était une révolution cosmopolite, et les Acadiens rejetaient parallèlement « la crétinisation prêchée par les "organes" officiels117 », c’est-à-dire qu’ils exprimaient à leur tour leur refus du « vieux monde ». La période de révolution qu’étaient les années 1970 rallie les Acadiens vivant à Moncton autour d’intérêts communs; le fait d’être minoritaires renforce en quelque sorte le sens de la famille et de la communauté pour ses manifestants et met l'accent sur l’importance de la solidarité. La petite communauté se joint au « rythme du monde », parce qu’à cette époque, elle n'est pas la seule à revendiquer le changement et à déclarer son refus du « vieux monde ». Comme le décrit Scarpetta, c’est une époque où plusieurs mouvements marginaux s’unissent contre les discours du pouvoir. La taille de la communauté est secondaire; c’est le croisement de divers mouvements marginaux qui crée l’élan cosmopolite et le « mouvement » que l’on retrouve partout dans le monde. Pour Gérald Leblanc de même, l’important est de joindre sa propre voix à celle d’un mouvement de groupe :

J’écris pour une vingtaine de personnes (et celles et ceux qui peuvent/veulent lire; il y a des disponibilités/ouvertures) travaillant dans diverses disciplines – peintures, assurance-chômage, politique, musique, etc. – qui se rejoignent toutes. Travail contre la crétinisation prêchée par les « organes » officiels118.

Si les disciplines se rejoignent toutes, c’est plutôt sur le plan des affinités qui les relient que parce qu’il s’agit d’un petit milieu refermé sur lui-même. Au contraire, bien qu’il n’écrive que pour « vingtaine de personnes », l’auteur perçoit que l’union fait la force et c’est cette force qui leur permettra de joindre les rangs du cosmopolitisme artistique.









116 G. Scarpetta, Éloge du cosmopolitisme, p. 11. 117 G. Leblanc, Comme un otage du quotidien, p. 44. 118 Ibid. Je souligne.

Ce n’est pas par hasard si le poème cité ci-haut commence avec l’affirmation suivante : « Nous les enfants d’une race qui frappe à la porte de la Justice119 ». Leblanc fait partie d’une génération de poètes qui « tente un langage

autre qu’une linéarité maladive de la culture occidentale120 » : le poète voit des « disponibilité/ouvertures », de la place pour le renouvellement de la culture acadienne dans le rythme de l’effervescence mondiale qui passe par « diverses disciplines ». Annette et Raoul Boudreau le remarquent,

Avant 1970, la langue d’une majorité de locuteurs issus de milieux minoritaires était reléguée dans des espaces restreints de la communication, mais certains écrivains ont permis à cette parole stigmatisée de se refaire une image valorisante dans l’espace public du texte littéraire. Cette parole co- habite maintenant avec les autres variétés et les locuteurs ont pu élargir leur répertoire linguistique sans faire l’impasse sur leur langue socio-maternelle121.

Leblanc souligne lui-même explicitement son lien avec le mouvement décrit ci- haut. Plus loin dans le poème, il évoque des écrivains de la modernité littéraire acadienne qui ont lancé un cri auquel il « adhère profondément122 » : Herménégilde Chiasson, Régis Brun, Raymond LeBlanc, Guy Arsenault. Autrement dit, il n’est pas le premier, ni le seul, à avoir vu la possibilité d’un renouvellement artistique en Acadie. Ces confrères sont pour le poète des « [p]oints de repère : antidotes aux éditoriaux de L’Evangéline ou aux discours de "premier ministre"123 ». Ils participent à la création d’un discours alternatif en Acadie, un discours qui rejoint les autres mouvements de la contre-culture américaine. Pour Leblanc, Moncton c’est Babel124 : c’est un lieu de rencontres et de diversité, de désobéissance et de rébellion, c’est le lieu du mythe fondateur de l’altérité. Le poète cherche à valoriser le mouvement marginal dont il fait partie. Il 







119 Ibid.

120 Ibid. Il souligne.

121 A. Boudreau et R. Boudreau, « La littérature comme moyen de reconquête de la

parole : l’exemple de l’Acadie », p. 178.

122 G. Leblanc, Comme un otage du quotidien, p. 45. 123 Ibid.

vise aussi à s’éloigner des discours de la peur quant à l’assimilation et à l’aliénation125. Dans sa description du mouvement cosmopolite, Scarpetta explique que les artistes modernes en sont des acteurs importants et contribuent en faisant

[r]upture avec les traditions, les langages admis, les consensus esthétiques, les valeurs établies, mélange paradoxal d’« esprit de groupe » et d’affirmations subjectives, irruption dans l’art d’une inscription de l’inconscient déjouant toutes les conventions126.

Gérald Leblanc écrit parallèlement que « [l]’Acadie chaude s’écarte d’un discours linéaire127 », comme quoi l’innovation artistique ou l’adhésion à la marginalité relèvent d’un esprit cosmopolite : « L’Acadie chaude », c’est le lieu où l’auteur décèle une abondance d’amitiés, de rencontres – la chaleur d’autrui.

Gérald Leblanc voit que la ville de Moncton est un lieu opportun pour que les artistes acadiens se nourrissent de la culture contemporaine; il y voit l’occasion de convertir les tensions de la diversité urbaine en foisonnement créatif : « dans un paysage nouveau/je défriche un terrain fertile128 ». Dans un esprit cosmopolite, le poète fait appel au pouvoir de la parole littéraire afin d’explorer la tension créée par la diversité de l’environnement urbain qui nourrit son inspiration. Le voyage poétique de Gérald Leblanc part premièrement de Moncton parce que c’est la ville qui s’oppose à la campagne : c’est la modernité qui s’oppose à l’archaïsme. C’est également un lieu d’effervescence artistique et culturelle réunissant des Acadiens de plusieurs régions différentes, sans compter les autres cultures qui y affluent. Pour Gérald Leblanc, Moncton est un lieu à la fois moderne et communautaire, d’où son micro-cosmopolitisme : Moncton est cosmopolite parce que cette ville est « ouvert[e] aux influences multiples présentes chez [elle]129 ». Que cette ville soit de petite taille fait en sorte que ce 







125 Ibid., p. 45.

126 G. Scarpetta, Éloge du cosmopolitisme, p. 65. 127 G. Leblanc, Comme un otage du quotidien, p. 45. 128 Ibid., p. 23.

129 C. Bruce, « Gérald Leblanc et l’univers micro-cosmopolite de Moncton », p. 209. Je

soit un lieu où la communauté acadienne se retrouve facilement sans toutefois qu’il s’agisse d’un village. La ville de Leblanc est « une planète130 » et un lieu « autour duquel gravitent/les amis les lieux131 ». Moncton est doté de la diversité et du mouvement urbains sans être entièrement dépourvue d’histoire parce que « [s]es rues recèlent de nos traces132 » : les traces du « nous », de la communauté de l’auteur. Cela permet à l’Acadie de rejoindre le reste du monde contemporain et d’accéder à la possibilité du cosmopolitisme.

Moncton sert d’abord et avant tout de tremplin vers la modernité (et le cosmopolitisme) pour l’auteur. C’est une ville où il perçoit le « feu sacré d’une parole ancestrale/aux rythmes de notre rage/activée133 ». Dans ce lieu, l’ancien croise le nouveau au pluriel, c’est-à-dire qu’il est renouvelé sous le signe de la multiplicité. La ville est un lieu communautaire dans le sens où elle facilite la rencontre des pairs, mais elle présente parallèlement l’occasion pour le Soi de rencontrer l’Autre. La multitude d’influences diverses se donne rendez-vous dans le lieu urbain afin de devenir le nous d’une communauté cosmopolite. Comme l’écrivent Raoul Boudreau et Mylène White à propos de l’œuvre de Leblanc, c’est dans la ville que l’on ressent la « fébrilité qui tient d’abord à la proximité de l’Autre, de l’inconnu, alors qu’à la campagne on a toujours l’impression d’être entre soi134 ». Voilà pourquoi Moncton est un lieu si puissant pour le poète : la ville offre l’occasion de la découverte de l’Autre au quotidien.