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II R EVISITER L ’A CADIE DU PASSÉ

L’ ÉLAN COSMOPOLITE – LE VOYAGE VERS L ’A UTRE

II. II R EVISITER L ’A CADIE DU PASSÉ

« Gérald Leblanc a cru avant tout le monde à une poésie acadienne libre de toute imitation de modèle exogène87 », c’est-à-dire qu’il visait à entretenir une relation avec le monde plutôt que d’imiter ce que les modèles extérieurs pourraient fournir. Édouard Glissant explique l’importance de la Relation et de la mise en contact avec le monde : « ce qui devient important n’est pas tellement un prétendu absolu de chaque racine, mais le mode, la manière dont elle entre en contact avec d’autres racines : la Relation88 ». Le désir de créer quelque chose en évitant l’imitation du modèle exogène est étroitement lié au départ de l’Acadie folklorique et à la mise en relation avec l’Autre. Si Gérald Leblanc souhaite initier un voyage vers l’Autre (et il est impossible de parler d’un voyage vers l’Autre sans évoquer la notion du départ), il faut d’abord voir comment le poète exprime 







86 G. Leblanc, Comme un otage du quotidien dans Géomancie, p. 30. 87 R. Boudreau, « L’actualité de la littérature acadienne », p. 13-14. 88 E. Glissant, Introduction à une poétique du divers, p. 31

sa propre notion du départ, c’est-à-dire, ce qui motive l’élan cosmopolite vers l’Autre. Dans un premier temps, il est question de quitter la campagne acadienne perçue comme désuète. Sans les éliminer complètement, Leblanc neutralise les connotations négatives de l’Acadie campagnarde en entretenant une relation distante avec cette dernière – comme on le verra dans les premiers poèmes de

Comme un otage du quotidien.

La poésie de Gérald Leblanc n’arbore pas la même hostilité envers la campagne que celle de ses contemporains89. En fait, la campagne et la culture qui s’y trouvent sont des éléments que le poète ne saurait rayer complètement de sa cartographie micro-cosmopolite d’une nouvelle Acadie. Elles font partie de la

relation que le poète souhaite entretenir avec l’Acadie du passé, ou la culture

qu’en insistant sur « racine » telle que l’évoque Glissant. Certains textes de son premier recueil de poésie, Comme un otage du quotidien, revisitent le lieu rural (le village de Bouctouche, par exemple, d’où le poète est originaire), mais d’une manière différente de celle entreprise par ses contemporains. Dans son approche de la thématique rurale, il n’est pas question de glorifier ni de condamner l’Acadie de la campagne. Plutôt, Leblanc écrit le lieu de son enfance en s’assurant de situer les références au lieu rural dans le passé (historique, tant pour lui que pour d’autres Acadiens).

Les poèmes qui revisitent le lieu natal font des descriptions plutôt pittoresques et soutiennent l’idée du souvenir : « le long de la côte/un homme dans un champ/répète le rythme de son père90 ». Cet élément crée un contraste évident avec la poésie du quotidien urbain de la ville de Moncton : « le téléphone me réveille dans une chambre de motel/en matin de pluie91 ». Si Leblanc utilise le lieu natal de cette manière, plutôt les aspects négatifs qu’il comporte, c’est peut- être pour souligner l’importance du fait que, sans son passé et ses racines, si archaïques soient-elles, le poète ne pourrait pas s’identifier en tant qu’Acadien en ville : il serait tout simplement un homme comme tous les autres qui résident en 







89 Pour Herménégilde Chiasson par exemple, le petit village de Scoudouc semble évoquer

la mort, si on se fie au titre de son premier recueil, Mourir à Scoudouc.

90 G. Leblanc, Comme un otage du quotidien, p. 25. 91 Ibid., p. 29.

milieu urbain. C’est une différence subtile qui définit l’écart entre partir en ville et se faire assimiler, et partir en ville en emportant le souvenir des racines et les fondements culturels sur lesquels repose le Soi.

Quoique le poète choisisse le lieu urbain pour vivre et créer, il garde tout de même la campagne dans le souvenir poétique. Le poème intitulé « portrait92 » est un exemple des racines campagnardes qui perdurent malgré la réalité urbaine à partir de laquelle l’auteur écrit. Parce que le passé ne peut pas être effacé et ne doit pas être renié, le poète l’emporte et le garde dans ses souvenirs sans chercher à l’éliminer ou à le glorifier. Le titre du poème (portrait) connote à la base quelque chose de statique : comme la photo d’un ancêtre qu’on accroche à un mur, c’est quelque chose qui n’est pas susceptible de changer. On voit dans ce poème l’importance de l’histoire qui décore le présent sans toutefois dominer le quotidien. Leblanc trace des images rurales en soutenant l’idée de l’éloignement par rapport à ce qu’il décrit : « le long de la côte/un homme dans un champ […] son fils travaille à la ville/rêve des fois à l’aire de la grange […] se souvient de la senteur du bois93 ». La ville est pour le poète un lieu de travail et d’avancement, alors que la campagne est un lieu de souvenirs qui appartiennent au passé.

L’énonciation à la troisième personne que l’on retrouve dans ce poème fait en sorte que c’est un Autre qui rêve de la campagne : comme si le poète urbain voulait se déculpabiliser d’une « rêverie régressive94 » sur le passé campagnard en utilisant la figure du « fils » comme alter ego. C’est effectivement en utilisant la troisième personne que le poète impose une distance avec la thématique du lieu rural; il est à noter que ce type d’écriture est loin d’être négligeable pour un auteur qui favorise largement la personnalisation et la description de l’intimité dans sa poésie. En utilisant le fils comme alter ego, le poète met la campagne à distance sans renier ses racines.

Avec « le passé qui se promène dans ses veines95 », le poète signale un lien important entre le fils urbain et le père paysan. Il s’agit d’un lien familial, 







92 Ibid.

93 Ibid. Je souligne.

94 G. Scarpetta, Éloge du cosmopolitisme, p. 11.

sanguin et ethnique : un lien omniprésent sans nécessairement faire partie de la quotidienneté urbaine de l’auteur. L’importance de ce lien est dans sa présence fondatrice de même que formatrice. Le père est une figure de laquelle on apprend et une figure dont chaque enfant doit se détacher afin de voler de ses propres ailes. Dès son premier recueil, Leblanc définit son univers par le biais de « références aux lieux géographiques [et] aux espaces réels [:] un des moyens privilégiés par lequel s’effectue [l’]ancrage dans l’univers concret96 » avec tout ce qui l’entoure. Au-delà de l’ancrage géographique, l’évocation du lieu rural laisse transparaître une « conscience ethnique97 », c’est-à-dire une conscience des origines acadiennes de l’auteur, de son passé et du passé historique de sa culture. La figure du « fils » dans le portrait statique du poème permet à la « conscience ethnique » de demeurer dans l’espace urbain, c’est-à-dire que le poète exprime une conscience du passé sans nécessairement établir une opposition entre la ville et la campagne, entre le présent et le passé. De cette manière, le poème ne régresse pas dans l’historicité parfois envahissante du questionnement sur l’identité acadienne. Si pour Édouard Glissant l'important c'est la manière dont différentes racines entrent en contact les unes avec les autres98, ici, Leblanc démontre son propre mode de mise en contact de l’espace rural avec la ville. On y remarque un désir de s'éloigner de l’isolement que d’autres poètes ont pu associer au lieu acadien; par exemple, Herménégilde Chiasson qui parle de l’Acadie comme d'un lieu « au bout du monde99 ».

Dans le poème « en descendant un chemin de terre100 » la campagne apparaît comme un souvenir encore plus lointain que dans celui intitulé « portrait ». Parmi la panoplie de termes qui renvoient au lieu rustique décrit dans le poème, Leblanc évoque le « chemin de terre », le « ruisseau », le « temps des foins et/des jeux derrière la grange » en tant qu’éléments qui sont étroitement liés









96 R. Boudreau et M. White, « Gérald Leblanc, écrivain cartographe », p. 43. 97 G. Leblanc, Comme un otage du quotidien, p. 25.

98 E. Glissant, Introduction à une poétique du divers, p. 31. 99 H. Chiasson, Mourir à Scoudouc, p. 41.

« au temps de [s]on enfance ». Mais comme ce souvenir le traverse101, on remarque que le poète retire une certaine clarté de la poésie qu’il écrit : « je comprends que toutes les Acadie que j’ai connues/reviennent et renvoient/jusqu’au bout du monde appris sur un chemin de/terre102 ». Les mots que Leblanc choisit rappellent le « bout du monde » qu’évoquait Chiasson dans

Mourir à Scoudouc, mais d’une manière différente : alors que pour Chiasson le

« bout du monde » fait de l’Acadie un univers isolé et inaccessible pour le reste du monde, Gérald Leblanc se réapproprie le « bout du monde » en tant que partie de lui-même, une partie de son passé, de son Histoire qui continue d’exister en lui, et par extension dans la ville.

Même si « en descendant un chemin de terre » semble être écrit à partir de l’espace rural, l’écriture laisse transparaître une distance. Mais cette distance n’est pas un déni, puisque l’écrivain ne succombe pas à l’opposition facile entre la ville et la campagne comme si un devait survivre et l’autre devait périr. L’impression de distance permet aux deux facettes de l’Acadie d’exister dans un même réseau : l’Acadie du passé perdure dans la mémoire, présente dans l’esprit du poète. Ce texte laisse une impression de survol au-dessus d’un souvenir de l’enfance du poète dans une Acadie paisible et champêtre : « vingt ans avant103 ». C’est de ce point de vue, avec une certaine distance par rapport à l’Acadie qu’il a autrefois connue, qu’il devient possible pour le poète de réaliser que « son » Acadie n’est pas singulière et qu’il est possible qu’elle puisse exister dans plusieurs espaces/temps.

Dans le même poème, « en descendant un chemin de terre », « toutes les Acadie que j’ai connues » supposent que le poète aurait connu d’autres Acadie que celle d’où il vient, l’Acadie de Bouctouche. Pour le poète, l’Acadie est à la fois grande et diversifiée. David Lonergan remarque que, dans la poésie de Leblanc, « [l]’Acadie n’est pas unique, elle n’est pas clairement définie ni dans la









101 Ibid., p. 26. Terme que Leblanc utilise lui-même pour décrire son expérience, à la

dernière ligne du deuxième vers.

102 Ibid.

tête du poète, ni dans l’espace104 ». On peut également voir dans la pluralisation de l’Acadie telle que présentée par Leblanc une culture d’origine qui se manifeste de multiples manières : cette culture serait présente ailleurs que dans le noyau qui est propre à l’auteur. L’Acadie est à Bouctouche, mais elle est également présente, par exemple, en Louisiane : « ma Louisiane, mon Acadie chaude105 ». Le repli culturel et l’enfermement sont rayés de l’équation et laissent libre cours à l’échange entre le Soi et l’Autre avec la proposition d’une Acadie plurielle.

En avançant l’idée d’une Acadie plurielle dans « en descendant un chemin de terre », Leblanc évoque l’aspect cosmopolite qui nous intéresse. Parce que l’auteur n’aurait pas pu connaître d’autres Acadies si cette dernière était un espace culturel hermétique, isolé et complètement fermé à ce qui l’entoure, l’Acadie plurielle de Leblanc permet d’entrevoir une culture ouverte et diversifiée, à la fois dans le lieu et dans son esprit. Quoique l'auteur ne soit pas des plus explicite dans ce poème, l’aspect cosmopolite naît « en descendant un chemin de terre106 ». Leblanc personnalise avec intimité le lieu qui définit le chez-soi, le noyau de l’auteur : l’Acadie. C’est un sentiment qu’il retrouve dans les autres Acadies et son cheminement l’amène à élargir ce sentiment de famille et de communauté au- delà de ses origines immédiates. Le poète encadre son Acadie, sans toutefois l’enfermer dans un espace unique qui ne pourrait survivre que dans le lieu rural.

Même s’il vit en ville, une partie du poète continue de se sentir chez-lui en campagne : « plus tard [il a] appelé ce lieu [rural] et tant d’autres/Acadie107 ». Ce que le poète appelle « Acadie » communique surtout le sentiment du chez-soi. En fait, dans « en descendant un chemin de terre », Acadie et chez soi sont synonymes. La relation que Leblanc crée entre le lieu rural et la ville est un lien d’harmonie, comme quoi vivre en ville (et aimer la ville) ne signifie pas ipso facto que la campagne doive être oblitérée du portrait. Le chez-soi part de la campagne, c’est le lieu racine de l’auteur, mais il ne s’y limite pas. L’espace rural est un chez









104 D. Lonergan, « Gérald Leblanc, poète de l’extrême frontière », p. 53. 105 G. Leblanc, Géographie de la nuit rouge, p. 44.

106 G. Leblanc, Comme un otage du quotidien, p. 26. 107 Ibid.

soi, donc une Acadie parmi « tant d’autres108 », c’est-à-dire que le nid n’est pas statique, un peu comme si l’Acadie n’était pas exclusive à un lieu en particulier. Comme l’écrit Leblanc, les souvenirs et « le temps me travers[ent]109 », comme quoi avec le temps, d’autres lieux évoqueraient chez l’auteur un même sentiment de chez soi que le « nid » campagnard qu’il décrit dans ce poème. L’auteur élabore d’ailleurs cette idée un peu plus en profondeur dans un poème de

Géographie de la nuit rouge dans lequel il voit dans l’Autre quelque chose qui le

renvoie figurativement chez lui, qui lui fait connaître une version alternative du chez-soi :

nous sommes dans le sud des États-Unis, quelque part en Louisiane […] un air cajun inonde la voiture. je reconnais les frères Balfa. c’est une complainte du fond des âges qui réveille la mémoire de Bouctouche […] c’est la Louisiane qui me ramène chez moi sur cette tristesse que j’ai appris à nommer le blues. je voyage dans une autre Acadie à 100 miles à l’heure. et à perte de vue je vois toute la côte du continent s’embrasser de rouge pendant que je m’endors en voyant le feu110.

Parce que son Soi est acadien et ses racines sont de l’Acadie, les lieux où le poète retrouve le sentiment d’être chez lui deviennent à leur tour une autre Acadie et de cette manière, Leblanc revisite le « Soi » à partir de l’Autre. Il décrit une Acadie (la sienne, celle qu’il connaît d’une manière intime) avec la conscience qu’il en existe d’autres, ailleurs, dans un espace pluriel.

Leblanc, ses critiques l’ont signalé, a une « prédilection pour l’espace urbain [et] la position centrale de Moncton111 ». En même temps, sa poésie jouit d’« un encadrement [géographique] précis et rigoureux112 » qui ne saurait réduire l’importance de la référence aux racines acadiennes dans le dessin de son imaginaire poétique, tel que le démontrent les deux derniers poèmes analysés. En 







108 Ibid. 109 Ibid.

110 G. Leblanc, Géographie de la nuit rouge, p. 36-37.

111 R. Boudreau et M. White, « Gérald Leblanc, écrivain cartographe », p. 43. 112 Ibid.

tant que poète cosmopolite, Leblanc veut certes garder une certaine distance par rapport à l’espace campagnard duquel il provient. Cependant, l'idée de départ nécessaire au principe du cosmopolitisme impose un contraste entre l’espace rural et la modernité convoitée (du lieu urbain) Le Soi ne peut pas se retrouver dans l’Autre sans d’abord définir un lieu de départ. En étant à Moncton et en faisant de cette ville (ou même tout simplement de la ville et de l’urbanité d’une manière générale) le lieu de sa poésie et de son présent, le poète souligne un départ, un pas vers l’avant et vers la modernité qui évite les pièges du dilemme cosmopolite (fermeture/assimilation). De cette manière le poète arrive à dépasser les enjeux angoissants de l’arrivée en ville et du départ de la campagne que manifestaient ses contemporains dans les années 1970.