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II L’A CADIE AU RYTHME DES VAGABONDS : LA CONTRE CULTURE DE LA BEAT GENERATION

LE RETOUR – RETROUVER L ’A UTRE EN S O

III. II L’A CADIE AU RYTHME DES VAGABONDS : LA CONTRE CULTURE DE LA BEAT GENERATION

À l’opposé de « ceux qui n’admettent pas la différence », le poète déclare viser une ouverture qui explore la diversité culturelle et créative de ce qui le touche : la diversité linguistique et culturelle de Moncton. S’« il n’y a pas de frontières dans [s]es poèmes225 », c’est que « le monde qu[’il] revendique est inouï226 » et que le caractère hétérogène d’une ville comme Moncton donne lieu à des frictions (à la fois conflits et contact sexuel). C’est (encore une fois) grâce au corps et au désir que le poète arrive à explorer l’exaltation de créer dans une réalité représentant l’éclatement qu’il constate à Moncton : « j’éclate en mille miettes à l’appel/d’une sexualité vibrante/où les mots ne suffisent plus227 ». Comme pour signifier que là où les mots ne suffisent plus, il y a la musique, Leblanc termine ce poème avec une citation de la célèbre chanteuse Patti Smith « I haven’t fucked much with the past, but I’ve fucked plenty with the future228 ». Cette citation est tirée de Babelogue229, un extrait poétique en introduction à une chanson qui parle d’une star noire du rock’n’roll (on suppose qu’il s’agit de Jimi Hendrix). Sans se lancer dans l’analyse de la chanson (et du poème introductif) de Patti Smith, il est néanmoins possible de comprendre que Leblanc revendique un « monde inouï », qui tire ses exemples et inspirations dans la contre-culture américaine.

Il existe un « rapport privilégié entre Moncton et New York230 » dans la poésie le Leblanc qui fait en sorte que « [l]a présence active de la métropole américaine permet de métamorphoser l’espace […] de la communauté d’origine et 







225 G. Leblanc, Comme un otage du quotidien, p. 37. 226 [Sic.] Ibid., p. 39.

227 Ibid. 228 Ibid.

229 De l’album Easter, 1978.

de penser à Moncton à partir d’une tout autre échelle de grandeur231 ». Paré indique que « [l’]évocation de "New York City" s’inscrit, bien entendu, dans le cadre plus large d’une culture acadienne affirmant son américanité232 ». Leblanc provoque une rencontre du moderne et du traditionnel dans ses textes : au retour de « New York City », il écrit « mes musiques/mes mantras/de moncton/ville d’automne233 ». Leblanc utilise le mot sanskrit « mantra » du bouddhisme traditionnel dans un poème qui, par son titre, fait allusion à la ville cosmopolite par excellence, New York, lieu emblématique du jazz et des beatniks. Paré souligne que Leblanc « ne cessera de puiser à ce répertoire234 » de « termes relevant des mystiques orientales [reflétant l’influence de] Ginsberg qui a énormément contribué à leur popularisation en Amérique du Nord235 ». L’influence qu’ont eu les poètes beat sur l’écriture de Leblanc est importante à plus d’un niveau, mais c’est du point de vue moral, c’est-à-dire de la tolérance, de l’éthique d’une écriture de la liberté créative, qu’il s’en est le plus inspiré : « À bien des égards, cet humanisme orientalisant demeure le véritable fondement de l’écriture chez Leblanc, dans la mesure où il fournit à l’écrivain le cadre de son intervention dans le monde et la cohérence thématique et morale de son propos236 ». Nous percevons des aspects micro-cosmopolites dans cette démarche parce que c’est par elle que Leblanc vise à se joindre à toute une génération d’écrivains anticonformistes américains, créateurs d’une culture populaire qui influença plusieurs générations d’artistes à travers le monde; les poètes beat ont, en quelque sorte, misé sur quelque chose de marginal en Amérique, afin de se mettre en rapport avec quelque chose de plus grand : sexualité, vagabondage et mystique orientale caractérisent leur besoin de questionner leur rapport à l’américanité – ce à quoi Leblanc fut sensible.

La présence de l’altérité fourmille un peu partout dans l’œuvre de Leblanc. Non seulement est-elle présente en Acadie, mais elle vient s’accorder (comme on 







231 Ibid. 232 Ibid.

233 G. Leblanc, Éloge du chiac, p. 89. Je souligne.

234 F. Paré, « Leblanc, Ginsberg, Bey et autres visionnaires », p. 87. 235 Ibid.

accorde une guitare, comme on accorde des choses disparates entre elles ou, comme dans le vers suivant de Leblanc, « à nos têtes ») et c’est par cet accord qu’elle s’intègre au « nous » acadien : « les rythmes viennent de partout/accordés à nos têtes de frolic237 ». Rappelons que le cosmopolitisme part de la croyance que les grands esprits forment une communauté morale qui transcende la définition traditionnelle de la nationalité238. Conséquemment, dans la citation de Leblanc, l’« accord » est peut-être cosmopolite, mais parce qu’il se fait « avec nos têtes de

frolic239 », c’est surtout le micro-cosmopolitisme qu’il met de l’avant : il valorise le petit en tant qu’objet d’ouverture à l’Autre. D’après Clint Bruce,

[l]e micro-cosmopolitisme vise […] généralement à pourvoir tous les espaces situés en dehors du circuit cosmopolite traditionnel, telles l’Irlande et l’Acadie, d’un moyen théorique d’assumer leur spécificité avec générosité et ouverture compte tenu de la mondialisation que nous connaissons240.

Dans l’esprit cosmopolite de l’auteur, l’Autre s’harmonise avec ce qu’il y a de plus dionysiaque et de plus traditionnel en Acadie : le frolic241. Ce mot est d’ailleurs un acadianisme provenant de l’anglais242 et dans cette langue, il peut avoir une connotation plutôt sexuelle. Le frolic, en Acadie, est l’occasion de maints excès : dans les écrits de Leblanc, cette référence entre dans la sémantique de la débauche festive. En fait, l’esprit de fête dont témoignent les écrits de Leblanc d’une manière générale est une facette incontournable de l’esprit cosmopolite de l’auteur, qui rejoint les « rythmes » et les excès de la musique rock. D’une manière connexe, la célébration fait souvent place au délire et a fortiori, à la débauche. L’exploration de tels états d’esprits n’est pas rare chez les poètes beat, et particulièrement chez Kerouac. On se souvient que chez Kerouac, comme pour plusieurs des poètes beat américains, la débauche et la fête sont des 







237 G. Leblanc, Comme un otage du quotidien, p. 32. 238 M. Cronin, Translation and Identity, p. 7.

239 Je souligne.

240 C. Bruce, « Gérald Leblanc et l’univers micro-cosmopolite de Moncton », p. 208. 241 Le frolic est une fête musicale dansante traditionnelle acadienne. Ce mot est d’ailleurs

un acadianisme provenant d’un emprunt à l’anglais et dans cette langue, il peut avoir une connotation plutôt amorale, obscène, voire sexuelle.

éléments omniprésents dans leurs explorations du voyage et c’est ce qu’explore Fabienne Claire Caland en lien avec les écrits de Leblanc. Consciente du fait que les « substances illicites permettaient [à Gérald Leblanc] de s’échapper de son ipséité et que les lectures de poésie, les chants et la musique en public s’apparentaient à une transe243 », Caland souligne que

[l]’usage de drogues (marijuana chez Leblanc, LSD chez d’autres) et de la musique, amorce l’échappée verticale vers un état de béatitude, en contrepoint de vagabondage, comme échappée horizontale sur la route chez Kerouac. C’est pourquoi le rythme ne se limite pas à une gestuelle, mais il engage les sens, l’esprit et le cœur244.

Le voyage est pour Leblanc (comme pour Kerouac et ses contemporains) un élan spirituel comparable au déplacement physique qui l’emmène à la rencontre de l’Autre : même quand le poète est immobile et ne voyage pas physiquement, son esprit part à l’aventure de manière perpétuelle. Par exemple, le premier poème de

Comme un otage du quotidien voit le poète exprimer un dédoublement du Soi

autour du contraste entre l’ébriété et le fait d’être à jeun : « à jeun ce matin/j’ai lu les poèmes de la veille/comme si quelqu’un m’avait laissé un mot/d’avertissement245 ». Le poète ivre et le poète à jeun forment deux entités distinctes, comme si l’ivresse déclenchait un voyage intérieur vers soi-même comme un Autre. On voit aussi dans ce même texte que l’écriture est pour le poète l’occasion de retrouver l’Autre à même le Soi, et de le fixer de façon à ce que le voyage soit immortalisé dans le poème.

Selon Raoul Boudreau, la poésie acadienne est dotée « [d’]un non- conformisme distinctif […] [ :] elle ne tente d’imiter personne, sinon elle- même246 », ce qui est typique de l’écriture de Leblanc. Mais en véritable poète micro-cosmopolite, Leblanc relie ce mouvement de non-conformisme acadien à la









243 F. C. Caland, « Les vagabondages de Gérald Leblanc en terre poétique », p. 64. 244 Ibid.

245 G. Leblanc, Comme un otage du quotidien, p. 21.

246 R. Boudreau, « Choc des idiomes et déconstruction textuelle chez quelques auteurs

contre-culture américaine qui l’a lui-même inspiré ainsi que plusieurs de ses contemporains.

La figure hybride de Jack Kerouac permet à Leblanc de faire le pont et de comprendre la place de la littérature acadienne au sein de ces grandes voix du refus et de la non- conformité qui, partout sur le continent à la manière de [LeRoi] Jones, réclament « un art révolutionnaire en vue d’une révolution culturelle » […] s’identifiant à ces écritures contestataires, Leblanc s’estime l’héritier d’une Amérique transversale, éclairée par ces « passeurs de courage » (Ginsberg), ces marginaux illuminés […]247

La manière dont le poète choisit d’intégrer l’Autre dans l’espace et dans la culture du Soi confirme ce qu’écrit Boudreau de la littérature acadienne. Si Leblanc s’identifie aux poètes beat en tant qu’écrivain participant à un mouvement marginal en Amérique, il ne les imite pas pour autant. Il a plutôt tendance à ramener le grand vers le petit (la culture américaine vers la culture acadienne) en nommant ceux qui le fascinent pour marquer leur présence dans son quotidien : « je vois le vert de la voiture verte d’Allen Ginsberg qui est comme une machine à rêver sur la route de Jack Kérouac [sic]248 ».

Leblanc s’inspire également de l’anticonformisme pour pousser à la provocation. Il renverse le symbolisme ecclésiastique qui était autrefois un des piliers de la culture acadienne. : « je crois en Dieu/ton corps tout-puissant/créateur du ciel et de la terre249 ». On voit ici une référence très claire à la prière catholique, seulement, le « corps tout-puissant » est le corps d’un amant. Le renversement du religieux vers la passion charnelle incite à croire que rien n’est plus divin pour le poète que cette passion, ce désir, l’acte de l’amour physique et l’union de deux entités distinctes. On peut donc aller jusqu’à dire que pour Leblanc, la morale religieuse de l’Acadie d’antan est remplacée par l’érotisme. Il 







247 F. Paré, « Leblanc, Ginsberg, Bey et autres visionnaires », p. 79. Ouvrage cité : L.

Jones [Amiri Baraka], Four Black Revolutionary Plays : All Praises to the Black Man, 1968. Traduction française : Théâtre noir révolutionnaire : à la gloire de l’homme noir. (1972).

248 G. Leblanc, Géographie de la nuit rouge, p. 35. 249 G. Leblanc, L’extrême frontière, p. 23.

s’agit d’une proposition des plus révolutionnaires pour l’auteur, qui émet l’hypothèse que l’ancienne passion religieuse serait dorénavant une passion physique, charnelle, parce que l’acte amoureux n’est plus un péché (dans sa morale personnelle, du moins, ça ne l’est pas). Le désir physique (sexuel) est symbolique de quelque chose de beaucoup plus grand que l’acte charnel au sens strict de sa définition. Il y a une notion de plaisir et de jeu qui y est très importante pour le poète, mais aussi et surtout, c’est un plaisir intime et véritablement divin : par exemple, l’Autre est glorifié en tant que « corps tout-puissant » mais il n’est pas pour autant intouchable. Au contraire, c’est lui qui s’offre au poète dans ce poème : « quand tu m’offres ton ventre/pour que j’y goûte la couleur250 ». Le rejet de la vieille morale catholique fait place à une spiritualité où l’érotisme introduit une dimension nouvelle, exaltante et irréductible, à la fois découverte de l’Autre et transgression, transcendance et expérience mystique qu’on peut partager, vivre à deux. Les moments où l’Autre vient vers le lieu du Soi de l’auteur sont synonymes d’apogée pour Leblanc.

On retrouve donc bel et bien l’influence non négligeable de la beat

generation dans le projet poétique de Gérald Leblanc, tant au niveau des thèmes

abordés (New York, mystique orientale, musique, sexualité, etc.) que dans la révolte morale et spirituelle du poète, qui introduit un renversement dans l’ordre des valeurs traditionnelles de l’Acadie, sans toutefois que le poète quitte les repères acadiens ce qui correspond encore une fois à une attitude que nous qualifions de micro-cosmopolite.