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A – L’assimilation du régulateur à un simple intermédiaire

Projetée dans la perspective de la régulation économique, l’idée d’un « Government as

a platform » poursuit l’objectif « de créer les conditions pour que la multitude puisse inciter le marché à aller dans la bonne direction »692. Dans cette optique, les autorités de régulation sont sommées d’abandonner leur posture tutélaire vis-à-vis des opérateurs au profit d’une posture d’intermédiaire. Selon le Conseil National du Numérique, une plateforme « est un service

occupant une fonction d’intermédiaire dans l’accès aux informations, contenus, services ou biens le plus souvent édités ou fournis par des tiers »693. Les plateformes collaboratives incitent les usagers « à participer directement à la création de contenus et à échanger entre eux » et « en canalisant l’interaction et l’échange de contenus entre usagers et la diffusion et rediffusion

des contenus, les dispositifs jouent un rôle central de coordination (…) »694.

Le modèle de la plateforme se caractérise donc par sa fonction de mise en relation. La « plateformisation » de l’État ambitionne précisément de faire de la puissance publique une

690 Pierre PEZZIARDI, Henri VERDIER, Des starts-ups d’État à l’État-plateforme, Rapport pour la Fondation pour l’innovation en politique, janvier 2017

691 Jacques CHEVALLIER, « Vers l’État plateforme ? », RFAP, 2018/3, n°167, pp. 627-637

692 Contribution de l’ARCEP au projet 2017-2027 de France Stratégie, Fiche 4, 13 mai 2016, ISSN n°2258-3106, p. 11

693 Conseil National du Numérique, Ambition Numérique, Rapport 2015, p. 59

694 Lorna HEATON, « Formes et enjeux de la collaboration numérique », TIC & Société (en ligne), vol. 7, n°1, 2013

puissance qui agit « en facilitant l’accès à différentes ressources, biens publics, biens communs,

infrastructures cognitives, au lieu de prétendre réguler par l’interdiction »695. Alors que la fonction originellement assignée au régulateur est une fonction d’interposition – par la fixation de règles, par l’octroi d’autorisations, par l’infliction de sanctions – le concept de plateforme induit un glissement vers une fonction d’affordance696. L’affordance désigne la capacité d’un objet à suggérer au sujet sa propre utilisation et à inciter l’interaction, et ce en limitant les risques de « catachrèse » c’est-à-dire de détournement par un utilisateur de l’usage prévu initialement. Plus simplement, le rôle du régulateur consisterait davantage à susciter des situations d’affordance entre, d’une part, le cadre juridique d’une activité et les objectifs de politique économique poursuivis à travers celui-ci et, d’autre part, le comportement des opérateurs régulés et des usagers-consommateurs ; et ce plutôt que d’imposer unilatéralement une règle de conduite rigide et d’en contrôler l’application.

Ce glissement se manifeste dans les outils promus par les régulateurs. Dans la rubrique « Missions », le site internet de la CNIL indique que cette dernière « accompagne les

professionnels dans leur mise en conformité et aide les particuliers à maîtriser leurs données personnelles et exercer leurs droits (…) ». Au titre de ses quatre missions principales, les

missions d’information, de conseil et d’accompagnement sont placées devant celles de contrôle et de sanction. L’AMF insiste également sur son rôle d’information des épargnants et des investisseurs et sur sa mission d’accompagnement via un dispositif de médiation. Figure de proue de cette évolution, l’ARCEP entend quant à elle s’appuyer sur « l’expertise

décentralisée »697 des utilisateurs pour maximiser l’effet levier sur le marché. Le président de cette autorité, Sébastien Soriano, considère ainsi que la régulation par la donnée est un « outil

de substitution pour arriver à un résultat proche de celui d’une obligation réglementaire, sans risque de commettre une erreur ou de rigidifier le système »698.

695 Des starts-ups d’État à l’État plateforme, préc., p. 31

696 Sur ce concept: James J. GIBSON, The theory of affordances, in Robert E.SHAW, John BRANSFORD (Dirs.),

Perceving, acting, and knowing : toward an ecological psychology, Lawrence Erlbaum Associates, 1977, pp.

67-82

697 Célia ZOLYSNKI, « Loyauté des plateformes. De la réglementation à l’inter-régulation », Cahier du droit de

l’entreprise, n°3, mai 2017, dossier n°16

698 Sébastien Soriano, « La régulation combine les avantages du marché et du secteur public », interview,

Cette consécration inéluctable de la régulation par la donnée parmi les instruments de la régulation tiendrait à la conjugaison de deux facteurs. En premier lieu, « du fait de ses

caractéristiques intrinsèques que sont la rapidité d’innovation, par nature incompatible avec le temps législatif, d’une part, et l’extraterritorialité de certains acteurs régulés, d’autre part, le numérique constitue un défi considérable pour les pouvoirs publics qui cherchent à l’encadrer »699. Cet objectif ne peut être atteint par les seuls outils de régulation traditionnels, dont la pesanteur et la rigidité sont opposés à « l’agilité » désormais requise par la liquéfaction et la massification des rapports marchands. En second lieu, les données constituent désormais une « substance de régulation »700 à part entière et une « infrastructure à ouvrir »701, comme ont pu l’être les réseaux de l’ère industrielle. Alors que l’instrument archétypal du mode de régulation de ces réseaux était l’autorisation administrative préalable, la mise à disposition des données constituerait l’instrument totem de la régulation économique à l’ère post-industrielle. Symétriquement, les droits d’accès et à la portabilité des données imitent la fonction du plus classique droit d’accès au réseau, corollaires nécessaires à l’effectivité du principe de concurrence. Cette évolution illustre le phénomène de mimétisme sus-évoqué : dès lors que la donnée tend à devenir la matière première des échanges économiques, la régulation qui entend s’y appliquer doit emprunter le même canal et le même langage.

L’assimilation progressive du régulateur à un intermédiaire se reflète également dans le discours des autorités de régulation quant à leur positionnement vis-à-vis des acteurs du marché. En effet, ces dernières se présentent comme un élément parmi d’autres d’un « écosystème » économique et non comme un élément extérieur. Ainsi, l’ARAFER entend être « en dialogue

constant avec son écosystème »702, de même que l’ARCEP qui se définit comme « architecte

et gardien des réseaux d’échanges et plus largement acteur de l’écosystème numérique »703. L’usage récurrent du terme « processus » traduit également cette nouvelle appréhension organiciste de la régulation économique. Laurence Calandri relève en ce sens que « les étapes

699 La régulation économique par les données, synthèse des 8ème rencontres dauphinoises de la régulation, RLDC, n°75, 1er sept. 2018

700 Ibid.

701 Ibid.

702 Site internet de l’ARAFER, rubrique « Consultations publiques », http://www.arafer.fr/les-consultations-publiques-de-larafer/

703 Site internet de l’ARCEP, Rubrique « Grands dossiers » : « Bac à sable » réglementaire, 19 janvier 2018,

de la création de l’acte de régulation ne relèvent (…) pas d’une procédure mais d’un processus »704. A la différence du terme « procédure » qui suggère la succession temporelle d’une série de formalités organisées pour parvenir à un résultat donné, le terme « processus » renvoie à l’idée d’un flux temporellement indéterminé et dont la finalité – si elle existe – ne peut être anticipée. Cette rhétorique, qui participe du brouillage entre la sphère publique et la sphère privée705, est le symptôme d’une transformation des procédés de régulation (B).

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