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CHAPITRE 2 : REVUE DE LA LITTÉRATURE

3.2 Design analytique

3.2.2 L’approche de la théorie ancrée

Dans la dernière section, nous avons présenté l’objectif de cette recherche, qui est de mener une analyse qui nous permettra de compléter les théories existantes et de les revisiter, en proposant une modélisation originale de l’atrophie de la vigilance dans le secteur public.

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Cette thèse doctorale en théorie des organisations et management public suit un design de recherche ancrée (Glaser et Strauss 2010 [1967]). Une théorie ancrée est une théorie « dérivée de manière inductive de l’étude du phénomène qu’elle représente » (Corbin et Strauss 1990, 23, cité par Bourke, Cikoratic et Mac 1999, traduction libre). Dans ce type de recherche, la construction théorique se fait à partir d’un état de connaissances théoriques et la mise à l’épreuve (ou la confrontation) de ces connaissances sur un terrain d’analyse particulier.

« C’est le développement de la théorie qui guide le choix des unités d’observations en théorisation ancrée: la collecte des données ne vise non pas la description exhaustive d’une situation, mais la compréhension théorique d’un phénomène étudié dans la diversité la plus extensive possible de ses manifestations empiriques du phénomène mais plutôt de saturer les articulations et caractérisations théoriques » (Laperrière 1997a,324).

L’induction représente : « un type de raisonnement qui consiste à passer du spécifique vers le général; cela signifie qu’à partir des faits rapportés ou observés (expériences, évènements, etc.) le chercheur aboutit à une idée par généralisation et non par vérification d’un cadre théorique pré-établi » (Blais, Martineau 2006, 4-5). Les études employant la théorie ancrée se prêtent aisément à cet exercice itératif par le biais de ses méthodologies, notamment, le codage ouvert (initial) axiologique (ou hiérarchisé) puis sélectif, qui intègre les catégories axiologiques dans un modèle explicatif, causal (Strauss et Corbin, 1998).

L’induction se fait par la revue systématique des faits relatifs à cette théorie. Les principes théoriques, autrement dit, « dérivent » d’une situation ou d’un phénomène empirique. En ce sens, une théorie ancrée est: « une théorie qui est découverte, développée et provisoirement vérifiée à travers la collecte systématique de données et l’analyse des données relatives à ce phénomène » (Gray 2004 référant à Glaser et Strauss 1967).

Nous avons cependant choisi un design d’analyse qui se distingue de la méthode inductive stricte, en privilégiant ce que Charles Peirce (Moore 1972) a théorisé comme la troisième forme de raisonnement (Weick 2006) : l’abduction. « Le raisonnement abductif est un raisonnement qui forme et évalue les hypothèses afin de rendre compte [« make sense »] de faits énigmatiques » (Weick 2006 en référence à Magnani 2001). Selon Charles Peirce, les concepts sont le produit d’une réflexion logique (Peirce 1877 dans Moore 1972, 125). « L’objet du raisonnement est de découvrir, en considérant ce que nous connaissons déjà, quelque chose d’autre, que

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nous ne savons pas » (Peirce [1877] dans Moore 1972, 122). L’habitude, dans cet ordre d’idées, déterminera la validité de l’inférence (généralisation). L’abduction signifie, autrement dit, la comparaison d’hypothèses existantes et la génération simultanée d’hypothèses nouvelles. Cette construction se bâtit dans le cadre d’une recherche orientée sur un objectif précis à partir d’indices empiriques considérés révélateurs, pertinents ou significatifs.

L’abduction est un processus de sensemaking selon Weick (2006). Weick se base sur les travaux de la tradition du pragmatisme (Dewey 1922) selon lesquels la vie est :

...“interruptions et récupération” (Dewey 1922/2002: 178–179). Ordre, interruption, récupération. C’est le processus de génération de sens, en un mot. Et organiser est l’action à travers laquelle on tente de cimenter les choses par des moyens comme le texte et la conversation, la justification, la croyance et l’effort mutuel (l’interrelation réfléchie, prudente [heedful interrelating]), la mémoire transigeant, la résilience, le vocabulaire, et par le fait de voir ce que l’on dit pour l’assigner à des catégories qui nous sont familières. Ces efforts pour tenir le coup sont rendus nécessaires par les interruptions telles que la régression, l’agitation, l’inconsistance, les épisodes cosmologiques, l’oubli, l’inattendu, les menaces et les désastres. Notre travail, comme chercheurs, est de développer des théories concernant ce que signifie « cimenter les choses », ce dont cela dépend, et à quel moment ces conditions dont l’acte de cimenter dépend surviennent. (Gilbert 1998: 139). Nous pouvons faire mieux en ce qui concerne cette théorisation-là (Weick 2006, 1732).

Ainsi, nous nous situons dans le paradigme constructionniste (ou le constructivisme49), impliquant que la théorisation ancrée est à la fois une réification

des modèles qui ont contribués à façonner nos perceptions et un acte de création susceptible d’altérer ou d’influencer la perception future des phénomènes organisationnels (Leonardi, Barley 2010 ; Weick 1989, 1996 ; Hatchuel 2005). La littérature scientifique actuelle permet de qualifier et catégoriser provisoirement (Latour 2007) les phénomènes que nous rencontrons et nous rendent sensibles aux dimensions analytiques à investiguer et à explorer, mais conformément à notre approche, c’est le cas lui-même qui permettra de décrire qualitativement l’influence des facteurs d’atrophie et leur interrelation (Deustcher 1984; Whetten 1989 ; Bryant et Charmaz 2007; Charmaz, 2014; Birks & Mills 2010, 2011; Birks Chapman et Francis 2008).

Les principes théoriques de la théorisation ancrée puisent à deux sources: le pragmatisme américain et la philosophie phénoménologique. Du pragmatisme

49 Le constructivisme (aussi appelé constructivisme-interprétatif) assume une réalité plurielle. Il s’agit

d’un paradigme d’interprétation dont les critères principaux sont la crédibilité, le fait d’être digne de confiance (trustworthiness), le caractère transférable et la confirmabilité (Denzin et Lincoln, 2013). Dans une approche constructiviste, ces critères « remplacent les critères positivistes ou post-positivistes de validité interne et externe, de fiabilité et d’objectivité » (Ibid, 27-28)

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américain, les instigateurs de la théorisation ancrée retiendront la nécessité d’enraciner la théorie dans la réalité pour l’avancement des disciplines scientifiques et l’importance de l’observation in situ pour la compréhension des phénomènes, cette observation se concentrant sur les changements, les processus et la complexité du réel (Strauss et Corbin1990: 25). Quand à la philosophie phénoménologique, la théorisation ancrée en conserve le principe de départ, qui consiste à mettre entre parenthèses les notions préexistantes relatives à un phénomène pour le laisser parler de lui-même (Laperrière 1997a, 311).

Par exemple, les organisations publiques n’ont pas, comme les organisations privées, le dilemme productivité versus sécurité, puisqu’elles ne sont pas dans une logique de profitabilité économique, mais bien sociale. Toutefois, elles voient parfois leur budget amputé pour des raisons politiques et elles présentent un certain nombre de caractéristiques qui favorisent la gestion en silo plutôt qu’une gestion intégrée, horizontale, fluide et efficace en temps de crise, comme la formalisation élevée des tâches et des processus, les obligations légales ne favorisant pas la souplesse décisionnelle et une culture de protection bureaucratique (Dupuys 1999 5). Or, l’intelligibilité du danger signifie que les organisations soient capables de se doter de moyens cognitifs et techniques afin de réduire l’écart entre un état perçu et un état voulu d’un système.

Résumé de la section 3.2

En postulant que les organisations publiques sont susceptibles d’incuber des pathogènes latents (Busby 2006), nous ne cherchons pas à confirmer une théorie existantes mais plutôt à comprendre quels sont ces pathogènes et comment les signaux précurseurs des crises peuvent être détectés de manière plus efficace au sein de l’appareil public. Ainsi, la littérature scientifique existante nous permet de structurer notre exploration du terrain et d’un phénomène jusqu’ici encore peu étudié en contexte québécois (l’atrophie de la vigilance dans le secteur public).

Nos assises théoriques nous servent d’outils d’explorations des relations entre différents concepts et phénomènes. Notre grille d’analyse s’affinera par l’addition des découvertes réalisées par les allers-retours entre nos construits conceptuels et les données recueillies sur le terrain (Bryant et Charmaz 2007; Charmaz, 2014; Birks et Mills 2010, 2011; Birks et al. 2008). Nous reviendrons sur ce processus plus en détails dans le prochain chapitre portant sur la méthodologie. Dans la prochaine section, nous décrirons comment la théorie de l’atrophie de la vigilance qui a été mobilisée pour structurer notre analyse abductive, exploratoire et ancrée.

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3.3 L’atrophie de la vigilance comme outil de structuration d’analyse et