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L’aporie dialogique au profit de l’inter-action

3 Troisième étude : synthèse comparative

3.3 L’éthique pour l’inter-action judéo-chrétienne

3.3.1 L’aporie dialogique au profit de l’inter-action

Pour cette section, le point de départ de ma réflexion est le face à face tel qu’entendu par Lévinas – ce qu’il nomme l’épiphanie du visage. Développé précédemment dans la première étude, ce concept clé est lié à la transcendance vers l’Infini tout en portant en soi la valeur du langage. L’éthique auquel il renvoie est celle-ci : « Cet infini, plus fort que le meurtre, nous résiste déjà dans son visage, est son visage, est l’expression originelle, est le premier mot : “tu ne commettras pas de meurtre” » 242 . Le Commandement éthique est là, condition sine qua non au bon déroulement de toute ren- contre ; cependant, Lévinas souligne une autre condition au dialogue :

« Le langage comme échange d’idées sur le monde, avec les arrière- pensées qu’il comporte, à travers les vicissitudes de sincérité et de mensonge qu’il dessine, suppose l’originalité du visage sans laquelle, réduit à une action entre actions dont le sens nous imposerait une psychanalyse ou une sociologie infinie, il ne pourrait commencer. Si au fond de la parole ne subsistait pas cette originalité de l’expression, cette rupture avec toute influence, cette position dominante du parlant, étrangère

242 Emmanuel Lévinas, Totalité et infini, Paris, Livre de Poche, 1971, p. 217, en italique dans le texte.

à toute compromission et à toute contamination, cette droiture du face à face, la parole ne dépasserait pas le plan de l’activité dont, évidemment, elle n’est pas une espèce, bien que le langage puisse s’intégrer à un système d’actes et servir d’instrument »243.

« Aporie : contradiction insoluble dans un raisonnement »244. Le dialogue ne peut s’appliquer que sous certaines conditions afin d’éviter une aporie, une non-perspective de toute médiation dialogique. Une parole muette, une parole qui serait un regard, une reconnaissance de l’altérité, telle est la démonstration de l’aporie du dialogue. Quelle

forme de médiation entre juifs et chrétiens est envisageable ? Dialogue qui serait dès

lors une utopie rationaliste qui omettrait le ressentiment humain au profit d’un discours. Des enseignements délivrés par les philosophies de Lévinas et de Ricœur, le langage est un enjeu car des réalités différentes y sont exprimées et se ren-contrent. Il faut dès lors recentrer la médiation sur l’objectif du dialogue pour que l’aporie possible du dialogue s’ouvre à une alternative commune qui est esquissée par les deux penseurs : l’inter-

action.

Beaucoup de conditions semblent être requises pour un dialogue interreligieux accompli. Face à la conception ricœurienne d’appropriation (de l’Autre dans le dialogue pour attester le soi), il me semble que la voix de la philosophie – qui est avant tout la voie vers la sagesse – serait de privilégier le visage, c'est-à-dire l’épiphanie du visage de l’Autre au détriment d’un dialogue qui ne serait dès lors que fiction, illusion, chimère de compréhension de l’Autre. Le dialogue judéo-chrétien, s’il veut s’accomplir pleinement, doit en un sens se concentrer sur l’écoute (et non l’entendement de l’Autre) et privilégier l’issue éthique telle que prônée par Lévinas et Ricœur, en éliminant tout désir de compréhension ; pour ce faire, l’épiphanie du visage en est certainement la meilleure prescription :

« Ce que nous appelons visage est précisément cette exceptionnelle présentation de soi par soi, sans commune mesure avec la présentation de réalités simplement données, toujours suspectes de quelque supercherie, toujours possiblement rêvées. Pour rechercher la vérité, j’ai déjà entretenu

243 E. Lévinas, Totalité et infini, p. 221.

244 Définition extraite du Trésor de la Langue Française (TLF) électronique, consulté le 9 juin 2009, http://atilf.atilf.fr/dendien/scripts/tlfiv5/advanced.exe?8;s=2172573480.

un rapport avec un visage qui peut se garantir soi-même, dont l’épiphanie, elle-même, est, en quelque sorte, une parole d’honneur originelle »245. Comment la ren-contre peut-elle s’orienter vers l’interaction ? À mon sens, il faut que le dialogue soit orienté vers un projet commun, c'est-à-dire que les protagonistes juifs et chrétiens aillent au-delà de toute compréhension et orientent leurs discours vers l’élaboration d’un projet commun qui puissent correspondre à une visée commune : « la perspective éthique : viser à la vraie vie avec et pour l’autre dans des institutions

justes »246.

Quand bien même Paul Ricœur oriente sa réflexion, dans la septième section de Soi-

même comme un autre intitulée « Le soi et la visée éthique », vers l’intégration de la

visée éthique dans la société, plus particulièrement sur la justice (thème par excellence de la recherche de l’action éthique), il en vient à une conclusion extrêmement intéressante pour ma recherche :

« L’égalité, de quelque manière qu’on la module, est à la vie dans les

institutions ce que la sollicitude est aux relations interpersonnelles. La

sollicitude donne pour vis-à-vis au soi un autre qui est un visage, au sens fort qu’Emmanuel Lévinas nous a appris à lui reconnaître. L’égalité lui donne pour vis-à-vis un autre qui est un chacun. En quoi le caractère distributif du « chacun » passe du plan grammatical, où nous l’avons rencontré dès la préface, au plan éthique. Par là, le sens de la justice ne retranche rien à la sollicitude ; il la suppose, dans la mesure où elle tient les personnes pour irremplaçables. En revanche, la justice ajoute à la sollicitude, dans la mesure où le champ d’application de l’égalité est l’humanité entière »247.

Pour atteindre cette ambitieuse visée, où chacun est « irremplaçable » selon les dires de Ricœur, il faut que le cadre dialogique soit défini et permette à chacun d’accueillir la pluralité et la diversité auquel il va être confronté. Un espace se profile à l’horizon :

l’espace éthique.

245 E. Lévinas, Totalité et infini, p. 221.

246 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990, p. 211, en italique dans le texte.