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3 Troisième étude : synthèse comparative

3.1 L’herméneutique biblique discutée : genèse d’une altérité

3.1.1 Aperçu des commentateurs : Poché

J’ai choisi d’étudier l’approche comparatiste entre Lévinas et Ricœur de Fred Poché. Son orientation comparatiste en fait un matériel de choix, d’autant plus qu’il est question d’une notion que je veux développer ultérieurement, celle de l’espace. La place de Lévinas dans la compréhension du christianisme chez Poché fait de l’herméneutique biblique le théâtre d’une rencontre entre Lévinas et Ricœur, entre judaïsme et christianisme.

Le sous-titre de la monographie de Fred Poché interpelle « L’hospitalité des intelligences ». En quoi la réflexion sur la philosophie d’Emmanuel Lévinas peut-elle mener à une hospitalité des intelligences ? Qu’est-il entendu derrière cette

208 Je fais ici référence au titre de l’ouvrage de Jean Greisch et Jacques Rolland (dir.),

Emmanuel Lévinas: L’Éthique comme philosophie première. Actes du Colloque de Cerisy-la-Salle, 23 août-2 septembre 1986, Paris, Éditions du Cerf, 1993.

nomenclature ? C’est à partir de l’agapè grecque, c'est-à-dire de l’hospitalité, que Poché construit cette métaphore pour mieux articuler le rapport de la philosophie de Lévinas avec la théologie et l’exégèse :

« Le choix de la fenêtre philosophique ou de la lucarne exégétique n’empêche aucunement des croisements de regards, des clins d’œil subtils, dans lesquels, par des procédés d’intertextualités, des dépassements, des frontières s’opèrent. Je préfère alors parler ici non pas de suppression des frontières mais d’hospitalité des intelligences, d’accueil d’autres modalités du pouvoir »209.

À propos de l’herméneutique, Poché souligne avec justesse l’entreprise ricœurienne : «Comme le souligne Paul Ricœur, la tâche de la christologie consiste à maintenir à l’intérieur du même espace clos de sens, comme deux tendances antagonistes de la même nomination : la célébration de la toute- puissance, qui paraît dominer l’Ancien Testament et la confession de la toute-faiblesse qui semble déclarée par le Nouveau Testament »210.

Le champ lexical de l’espace offre de nouvelles perspectives, notamment au plan herméneutique. Poché poursuit au-delà du texte et problématise la conception du sujet comparativement à sa pensée chrétienne, ainsi « Pour lui [Lévinas], le subjectif est la Révélation elle-même. Responsable d’autrui, l’homme est événement de la Révélation »211. La Révélation demeure dans la manifestation, c'est-à-dire dans une dimension phénoménologique.

Lévinas n’est pas, selon Poché, un philosophe de l’allocentrisme contrairement à la critique ricœurienne communément reprise : la subjectivité est comprise comme une élection, une obéissance aux commandements divins. Mais là encore, cette thématique d’élection n’est abordée que de façon approximative. Poché distingue même dans la philosophie de Lévinas une entreprise avant tout pro-subjective :

«[…] notre philosophe présente sa démarche comme une défense de la subjectivité. Une subjectivité qu’il s’agit de penser comme accueil d’autrui,

209 F. Poché, Lévinas, chemin ou obstacle pour la théologie chrétienne, p. 21. 210 F. Poché, Lévinas, chemin ou obstacle pour la théologie chrétienne, p. 62. 211 F. Poché, Lévinas, chemin ou obstacle pour la théologie chrétienne, p. 59.

comme hospitalité. Cette subjectivité n’est pas le Moi, mais moi, comme unicité de l’irremplaçable »212

Lévinas se manifeste avant tout comme un humaniste qui promeut un humanisme de l’Autre homme, car (toujours selon Poché) : « Lévinas ne veut rien définir par Dieu. Tout simplement parce que c’est l’humain qu’il connaît. C’est même Dieu qu’il désire penser par les relations humaines et non pas l’inverse »213.

En conclusion, l’ouvrage de Poché peint un portrait intéressant des valeurs essentielles à la philosophie d’Emmanuel Lévinas et illustre – me semble-t-il – comment un chrétien peut recevoir la philosophie lévinassienne. Tel qu’annoncé dans le titre, Poché applique aux religions juive et chrétienne ce qu’il prône pour la philosophie, la théologie et l’exégèse, c'est-à-dire l’hospitalité des intelligences. La comparaison des herméneutiques de Lévinas et Ricœur esquisse l’idée d’un espace – d’une spatialité en devenir214. De cet espace herméneutique pluriel, Poché reconnaît les limites de la dialogie judéo-chrétienne et va au-delà des préjugés couramment véhiculés à l’encontre d’une religion ou de l’autre. Il ne s’agit ainsi plus de voir en quoi Lévinas est un obstacle ou un chemin vers la théologie chrétienne, sinon de comprendre comment l’hospitalité des intelligences prescrite, en renvoyant le sujet à sa responsabilité pour/de l’Autre, s’avère incontournable pour un contexte dialogique.

Cependant, la critique que je peux formuler à l’encontre du travail de Poché réside d’une part dans la méprise de l’intention de la philosophie de Lévinas. En effet, il me semble inadapté de parler de Lévinas comme « chemin » ou « obstacle » à la théologie chrétienne, tel que le fait Poché, dans la mesure où l’intention du philosophe est davantage de promouvoir le judaïsme dans une démarche on ne peut plus éthique, et non pas de participer à la promotion du christianisme. Au regard de cette critique, Poché se révèle d’une certaine façon trop chrétien, au sens, où il s’approprie l’intention de Lévinas au point d’en faire « un chemin » à la théologie chrétienne (le concept

212 F. Poché, Lévinas, chemin ou obstacle pour la théologie chrétienne, p. 31. 213 F. Poché, Lévinas, chemin ou obstacle pour la théologie chrétienne, p. 16.

d’appropriation ricœurien prend dès lors tout son sens). D’autre part, la mise en parallèle des philosophies de Lévinas et Ricœur est, à mon sens, trop cantonnée au champ théorique dans la mesure où la dimension pragmatique est omise par Poché.