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2 Deuxième étude : Paul Ricœur

2.1 L’herméneutique de la Bible

2.1.1 Aperçu des commentateurs : Eslin et Stevens

La force argumentative de la pensée ricœurienne en fait une référence incontestable dans la philosophie contemporaine (postmoderne ?) ; par conséquent, un sujet de prédilection pour bon nombre de critiques. Dans mon choix de littérature seconde, je me suis davantage concentrée sur des publications auxquels Ricœur a collaboré et ouvrages collectifs dans lequel il a participé. L’orientation bibliographique que nous avons adoptée traduit notre souci de justesse interprétative à l’égard de la philosophie de Ricœur.

99 Paul Ricoeur, « Herméneutique philosophique et herméneutique biblique » dans Du

texte à l’action, Paris, Seuil, 1986, p. 133- 149.

100 Paul Ricoeur, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990.

101 Paul Ricoeur, « Entre philosophie et théologie I : La Règle d’Or en question » dans

L’article « Paul Ricœur, lecteur de la Bible» de Jean-Claude Eslin s’avère une introduction de qualité pour cerner l’herméneutique ricœurienne102 qu’il considère comme un art. Guidé par quelques citations de Ricœur, Eslin souligne la singularité de la démarche ricœurienne :

« prendre en compte les genres littéraires bibliques, dans l’Ancien et le Nouveau Testament, par exemple distinguer le discours narratif, le discours prescriptif, le discours prophétique, le discours sapientiel, c’est comprendre que la signification des textes dépend entièrement de la forme du discours »103.

En accordant ainsi à la forme un rôle essentiel, l’approche exégétique se trouve privilégiée par rapport au commentaire théologique. Eslin aborde différentes thématiques telles que la paternité, la révélation, mais encore la foi biblique. L’analyse du couple parole-écrit (en lien direct avec la notion de révélation), prépondérante dans la réflexion biblique de Paul Ricœur est amenée de façon intéressante :

« il [Paul Ricœur] insiste sur le fait que nous avons en mains des Écritures, que dans la prédication chrétienne la parole a toujours été en dialectique avec une écriture antérieure qu’elle interprète : Jésus lui-même interprète la Torah »104.

En s’appuyant sur l’étude de l’article « Herméneutique philosophique et herméneutique biblique » de Paul Ricœur105, Eslin discerne la primauté de l’appropriation dans la compréhension de la foi biblique106 : « L’inter-prétation, c’est l’appropriation, par laquelle nous nous comprenons nous-mêmes devant l’œuvre »107. Eslin parvient dans ce bref exposé à mettre en valeur les points forts de la philosophie herméneutique de Paul Ricœur et le rapport on ne peut plus singulier qu’entretiennent les herméneutiques biblique et philosophique. Cependant, son approche plutôt méthodologique ne me

102 Jean- Claude Eslin, « Paul Ricœur, lecteur de la Bible » dans François Azouzi(dir.),

Paul Ricoeur, vol. 1, Paris, Éditions de l’Herne, 2004, p. 250-274.

103 J-C. Eslin, « Paul Ricœur, lecteur de la Bible », p. 253, en italique dans le texte. 104 J-C. Eslin, « Paul Ricœur, lecteur de la Bible », p. 262.

105 Paul Ricoeur, « Herméneutique philosophique et herméneutique biblique ».

106 Je tiens ici à souligner d’emblée l’importance de cette thématique pour le dialogue judéo-chrétien dans la mesure où cette notion d’appropriation sera exploitée ultérieurement dans mon développement (cf. page 63)

semble saisir que partiellement la particularité de l’herméneutique biblique de Ricœur qui, malgré des apparences analytiques indéniables, demeure un système de pensée à part entière.

Bernard Stevens s’est intéressé à l’article de Paul Ricœur « Herméneutique philosophique et herméneutique biblique » dès sa parution en 1989. Stevens reformule108 habilement les théories déterminantes qui sous-tendent la philosophie de Ricœur telles que la théorie narrative, la valeur de la métaphore, le récit ou encore la temporalité. Il discerne dans l’herméneutique établie par/pour le sujet, un tournant dans la pensée de Ricœur qui rejoint dès lors dans le courant de la philosophie réflexive confrontée à:

« La transparence absolue que recherche la philosophie réflexive traditionnelle dans la coïncidence de soi avec soi-même, la phénoménologie et l’herméneutique la reportent constamment dans un horizon de plus en plus éloigné, transformant l’ambition fondationnelle initiale en un projet inachevable, celui d’une interprétation de soi à travers les signes de sa propre réalisation »109.

La spécificité de l’herméneutique philosophique par rapport à l’herméneutique biblique est ambigüe : d’après Stevens, Ricœur parle d’une inversion possible de primauté, mais de manière tout à fait éphémère, dans la mesure où la singularité catégorielle de l’herméneutique biblique (à savoir « les catégories de texte, de structure, de sens et de référence, de parole et d’écriture, de monde du texte, de distanciation et d’appropriation »110) renverse en quelque sorte la catégorisation usuelle d’un texte, étant donné que le récit biblique « apparaît comme la seule expression possible de la théologie propre à la foi qui unit Israël à son Dieu »111.

108 Bernard Stevens, « Herméneutique philosophique et herméneutique biblique dans l’œuvre de Paul Ricoeur », Revue Théologique de Louvain (1989), numéro 20, p. 178- 193.

109 B. Stevens, « Herméneutique philosophique et herméneutique biblique dans l’œuvre de Paul Ricoeur », p. 185.

110 B. Stevens, « Herméneutique philosophique et herméneutique biblique dans l’œuvre de Paul Ricoeur », p. 188.

111 B. Stevens, « Herméneutique philosophique et herméneutique biblique dans l’œuvre de Paul Ricoeur », p. 190.

Tout en soulignant la concentration sur le couple parole-écriture établi par Ricoeur, Stevens oriente davantage sa réflexion sur la « chose du texte », telle qu’énoncée par Paul Ricœur, qui induit la mise en évidence de l’herméneutique biblique comme discipline à part entière – non plus « régionale » sinon indépendante de toute herméneutique générale –, mais également la mise en abyme de la compréhension de soi par l’appropriation :

« La catégorie existentielle d’appropriation […] conduit au moment de la compréhension de soi à travers le monde du texte et au moment de la décision face à la chose du texte. L’être nouveau, qui est la chose du texte, est ce qui permet de constituer la foi. Sans nullement vouloir réduire la foi au travail de l’interprétation – la foi reste un excédant en aval et en amont de l’herméneutique –, Ricœur veut souligner le lien nécessaire qui unit la foi biblique au mouvement de l’interprétation qui l’élève au langage »112. Autant Eslin que Stevens insistent sur l’appropriation113, qui se révèle à travers leurs deux perspectives comme une thématique clé pour bien comprendre l’articulation interne de l’herméneutique ricoeurienne. Que ce soit à travers le couple parole-écriture ou par la multiplicité des formes de discours bibliques, Ricœur articule son herméneutique philosophique (voire même toute sa philosophie ?) autour de l’herméneutique biblique. Ce que je retiens des deux perspectives apportées par Eslin et Stevens, c’est l’impact de l’herméneutique biblique sur l’ensemble de la philosophie de Paul Ricoeur. En effet, l’herméneutique biblique semble tout autant influencer l’éthique que l’altérité (les thèmes de nos deux prochaines sections).