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1.1 L’herméneutique des Écritures

1.1.3 Acquis pour le dialogue

L’amplitude des thématiques abordées précédemment au fil de la lecture de L’au-delà

du verset d’Emmanuel Lévinas est indéniable. Loin de moi l’idée de conditionner la

philosophie de Lévinas à partir de son identité religieuse. J’entends plutôt – surtout à partir de son ouvrage L’au-delà du verset – souligner le lien qui existe entre l’herméneutique biblique et la conception de l’altérité dans une perspective de mise en relation judéo-chrétienne. Il s’agit ici d’aborder leur corrélation ainsi que leur pertinence pour appréhender l’altérité dans un mémoire de maîtrise en sciences des religions. Ainsi, deux points sont amenés par Lévinas : la pluralité des Écritures et l’importance du

dire sur le dit. Je choisis de mettre en relief ces deux intuitions et de les contextualiser

dans la réalité du dialogue judéo-chrétien.

D’une part, les Écritures sont la manifestation de l’Alliance de Dieu avec les hommes ; l’Alliance est dès lors la clé herméneutique puisqu’elle scelle la signification même du texte. Je n’entreprendrais pas ici de définir le judaïsme dans sa totalité, mais l’étude de l’herméneutique des Écritures illustre à mon sens un pan de sa spécificité par rapport à d’autres religions monothéistes. Emmanuel Lévinas se place dans une perspective religieuse qui correspond à son héritage juif (héritage qu’il revendique implicitement en s’inscrivant dans la lignée des rabbins qui ont commenté avant lui le Talmud).

40 Le sigle vocalisé des quatre niveaux de lecture énoncé ci-après, forme le mot pardès (verger).

Au terme de cette section, il convient de s’interroger sur ce qu’apporte concrètement

l’herméneutique lévinassienne au dialogue judéo-chrétien. Lévinas est-il en assonance avec le judaïsme ? Quelle est la réciprocité chrétienne de cette théorie lévinassienne ?

A mon sens, Lévinas illustre l’originalité du judaïsme qui réside dans sa pluralité herméneutique. C'est-à-dire, l’importance du « dire » par rapport au « dit » qui apporte au dialogue une dynamique d’échanges où le avoir-raison n’est pas l’objectif de l’échange. La tolérance, la diversité, voire même parfois la contradiction de certains propos les uns par rapport aux autres, façonnent le judaïsme. Lévinas s’inscrit dans cette veine et c’est de cette manière que son enseignement herméneutique permet d’enrichir la médiation judéo-chrétienne. Le chrétien doit être quelque peu bousculé par cette liberté herméneutique juive mais l’issue pacifique prend certainement le dessus sur les discussions interprétatives qui lui sont associées.

L’exemple du commentaire du passage talmudique de Lévinas dans L’au-delà du verset illustre la méthodologie exégétique de ce dernier mais également la pluralité interprétative omniprésente dans le judaïsme. La forme plurielle utilisée de manière délibérée par l’auteur se veut loin de toute prétention dogmatique, mais correspond aux « recherches d’une théo-logique, d’une raisonnable façon de parler de Dieu »42. Tout au long du chapitre « De la lecture juive des Écritures », Lévinas livre une réactualisation formidable d’un passage talmudique qui traite de l’application de la justice, notamment des châtiments corporels. Il revient à Lévinas de s’interroger sur l’application de ceux-ci dans notre société moderne. Ainsi, à travers un texte quasi-juridique qui relève de l’ordre public et où il est essentiellement question de châtiment, Lévinas délivre un enseignement éthique ré-actualisé.

D’autre part, si la pluralité herméneutique est mise en valeur par l’étude de l’herméneutique de Lévinas, celle-ci est d’une certaine façon remise en cause par la forme dialogique de la médiation judéo-chrétienne qui peut se voir le théâtre de monologues houleux dont l’unique but serait le renforcement identitaire d’un groupe par

rapport à l’autre. À l’instar de Jacob Neusner43, je crois que bien (trop) souvent, le dialogue n’a pas eu lieu :

« Some dialogue! It was not even a disputation. Christian aggression, Judaic dissimulation – nothing more. Not only has there been no dialogue, there has been even a moment of reflection on the requirements of dialogue, beginning, after all, with the condescension of courtesy – the condition of discourse if anyone really wants to talk. […] For each, dialogue provided the occasion of a monologue on affirmation of the faith »44.

Pourtant, Lévinas promeut le dire sur le dit c'est-à-dire le dialogue en lui-même pour sa valeur d’échange. De plus, chez Lévinas, l’épiphanie du visage non verbale est déjà une forme de dialogie. Et c’est là que son apport est pertinent pour le dialogue car il encourage la diversité, la pluralité, la tolérance dans un contexte où les vérités théologiques sont on ne peut plus fortes.

La possibilité d’un dialogue accompli demeure possible. Neusner et Lévinas se rejoignent car tous deux préconisent l’importance du dire sur le dit pour que les fossés théologiques ne prennent pas le dessus dans les échanges.

Neusner lui-même nous encourage dans cette voie car il reconnaît la dissimulation permanente et parle même d’hypocrisie, pour qualifier l’attitude des juifs vis-à vis des chrétiens45 et leur résistance à s’engager à proprement parler dans le dialogue. Lévinas prend la force du judaïsme – à savoir la pluralité – pour que les juifs eux-mêmes puissent s’en servir et ainsi s’ouvrir à une réelle médiation avec les chrétiens.

Le soi, l’Autre et Dieu sont unis autour d’une expérience unique intégrée par le vivre- ensemble, comme le démontre le choix thématique du commentaire établi par Lévinas46. Si la quête du sens du texte fait office de première étape exégétique pour mieux appréhender le monde du texte, la recherche de l’éthique – qui passe

43 Jacob Neusner, « There has never been a Judaeo-Christian Dialogue – But there can be one », Cross Currents, 42 (1992), p. 3-24.

44 Jacob Neusner, « There has never been a Judaeo-Christian Dialogue », p. 6.

45 Les rabbins ont nié l’existence des chrétiens dans leurs commentaires talmudiques. 46 Il s’agit du texte : Traité Sanhedrin, 6 b.

inconditionnellement par la ren-contre avec l’altérité – se profile comme une philosophie à part entière : voie vers la transcendance.