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La critique de la critique de Ricœur par Cohen, la voix lévinassienne

3 Troisième étude : synthèse comparative

3.2 L’altérité comparée

3.2.3 La critique de la critique de Ricœur par Cohen, la voix lévinassienne

Des critiques qui ont comparé Lévinas et Ricœur, Cohen est sans doute celui qui a le mieux cerné l’objet de la discorde. En effet,

« No one more than Lévinas has made the relation of the self to other, as ethics, more central to philosophy. And now in Oneself as Another Ricœur, too, wants to highlight the ethical character of selfhood and its intimate relation to the alterity of other persons »234.

230 P. Ricœur, Soi-même comme un autre, p. 387. 231 P. Ricœur, Soi-même comme un autre, p. 387. 232 P. Ricœur, Soi-même comme un autre, p. 388. 233 E. Lévinas, Totalité et infini, p. 34.

234 Richard A. Cohen, Ethics, Exegesis and Philosophy – Interpretation after Levinas, Cambridge, Cambridge University Press, 2001, p. 283.

Cohen retrace très minutieusement tout au long de son chapitre « Ricœur and the lure of the self-esteem »235 l’argumentaire de Ricœur des chapitres sept et neuf de Soi-même

comme un autre contre la conception de l’altérité de Lévinas. Il souligne les arguments

utilisés par Paul Ricœur à l’encontre de Lévinas et constate ainsi une différence qui s’enracine depuis leur compréhension respective de la philosophie de Kant et d’Heidegger.

Ainsi,

« For Lévinas, in contrast to Ricœur, as we have seen, recognition of the other as superior – morality superior – is recognition of alterity as such. Alterity, in other words, in the most radical sense possible, that is, as unassimilated transcendence, can only “appear” to the self as moral alterity, the alterity of moral command »236.

L’apport de Cohen est indéniable, il parvient à tirer de l’exégèse toute une articulation éthique qui se rapproche d’une conception humaniste :

« Because philosophy – like life – must be exegitical and ethical does not mean that it is not also critical, argumentative, analytical, logical and reflexive. Rather, it means that these approaches, all crucial to philosophical thought concerned with truth, find their ultimate context – their significance – in the unsurpassable yet non-encompassable encounter of one human being with another, and with all others, and hence on the overriding exigencies of kindness and fairness »237.

Cet humanisme ne se cantonne pas à une prescription théorique, mais encourage bel et bien l’individu à rencontrer son prochain. Mais au-delà de tout discours philosophique, Cohen recentre sa problématique sur son rapport avec le divin. En effet,

« It is true that Lévinas for the most part eschews invoking the name of God, or speaking about God directly. He certainly never relies on the Bible or any sacred literature as “proof” text. Exegesis is not authoritarianism. This is so because when he speaks about ethics and justice he is speaking

235 R. Cohen, Ethics, Exegesis and Philosophy.

236 R. Cohen, Ethics, Exegesis and Philosophy, p. 305. 237 R. Cohen, Ethics, Exegesis and Philosophy, p. 326.

about God. Morality and justice are the passage of a divine transcendence through the world »238.

Le regard de Cohen est on ne peut plus éclairant pour saisir l’entièreté de la pensée de Lévinas. Critique averti, Cohen parvient à dresser les thématiques essentielles de la philosophie de Lévinas pour en faire des piliers de réflexion sur lesquels il s’appuie afin de formuler une conception nouvelle de l’humanisme. Ma démarche se rapproche de la sienne dans la mesure où il se base sur l’exégèse pour élargir sa réflexion à l’éthique et au pragmatisme qui en découlent.

Le regard de Cohen, bien qu’il parvienne à discerner les forces et les faiblesses de chacun des deux philosophes, est souvent trop orienté vers les divergences entre Ricœur et Lévinas (malgré que celles-ci soient évidentes et profondes). Cette perspective serait motivée, à mes yeux, par une peur d’assimilation d’une pensée à une autre ou de résolution d’une philosophie par l’autre, voire de complémentarité tel que peut le préconiser Kemp. Si la réponse de Cohen à la critique ricœurienne est passionnée, il n’omet pas pour autant de mentionner en exergue un extrait d’entrevue de Lévinas qui montre le respect du philosophe pour Ricœur :

« I have much admiration, as you know, for Paul Ricœur. In all of contemporary philosophy, he is a spirit of both audacity and perfect honesty. But there is a small disagreement between us regarding good relations with the other »239.

Peut-être est-ce là la « définition » de l’altérité ? Reconnaissance des différences mais surtout (et avant tout), reconnaissance de l’intégrité de l’Autre. Au regard de l’intensité des échanges et du contexte dans lequel ils ont évolué, la relation qu’entretenaient Lévinas et Ricœur me paraît plus complexe que celle de deux philosophes aux théories parfois identiques, parfois opposées qui se faisaient écho en se répondant parfois par l’entremise d’articles universitaires. Malheureusement, nous n’en aurons jamais à proprement parler la réponse. Une chose demeure certaine, cette amitié aux allures de rivalité intellectuelle s’est faite au service des Idées (au sens platonicien du terme) et a

238 R. Cohen, Ethics, Exegesis and Philosophy, p. 337, en italique dans le texte.

239 R. Cohen, Ethics, Exegesis and Philosophy, p. 337, extrait d’une entrevue de Lévinas au « Quotidien de Paris » du lundi 10 février 1992.

indéniablement contribué à revoir la perception collective de l’altérité. Leur relation démontre, me semble-t-il, la nécessité d’échanger « avec audace et honnêteté ».

3.2.4 Acquis pour le dialogue

L’altérité s’avère centrale dans les philosophies de Lévinas et de Ricœur car elle est liée à leurs herméneutiques des Écritures et prédispose leurs éthiques.

En quoi la comparaison des conceptions lévinassienne et ricœurienne quant à l’altérité contribue-t-elle à l’avancement du dialogue judéo-chrétien ? En quoi les philosophies de Lévinas et Ricœur interfèrent-elles avec le dialogue judéo-chrétien ? Quelles sont les perspectives que ces philosophies offrent à cette médiation interreligieuse ? Les prismes

lévinassien et ricœurien sont éminemment différents. Lévinas voit dans l’Autre la possibilité d’un agir éthique qui passe par son accueil ; Ricœur voit dans l’autre une affirmation potentielle de l’identité du Soi. Différents, mais pas pour autant diamétralement opposés, le soi et l’Autre sont liés par la recherche d’un équi-libre. Le respect de la liberté du soi et de l’Autre me semble incontournable dans la mesure où toute atteinte à cette liberté compromettrait la suite de la relation. Force est de constater que l’altérité n’est plus seulement théorisée mais s’avère éprouvée, ressentie, vécue par les philosophies mêmes d’Emmanuel Lévinas et de Paul Ricœur.

Jusqu’alors, je n’ai évoqué dans cette section que des différends, des conflits ou autres critiques qui ne font qu’accentuer les divergences sur la question de l’altérité entre Lévinas et Ricœur. Pourtant, Bernard Dupuy évoque le caractère indestructible du lien qui unit juifs et chrétiens : « Car cet indestructible apparaît au cœur d’une déchirure. Il ne se découvre qu’au travers de ce qu’on a appelé le « schisme primordial ». Il ne s’exprime pas de façon claire et sereine, mais dans l’opposition et la contradiction »240. Dupuy replonge dans l’Histoire et situe vers 240 la rupture réelle entre judaïsme et christianisme. Dès le début, l’identité chrétienne est construite sur l’identité juive

240 Bernard Dupuy, « Judaïsme et christianisme : le lien indestructible » dans Bernard Dupuy (dir.), Juifs et chrétiens : un vis-à-vis permanent, Bruxelles, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, 1998, p. 13.

puisque le christianisme est issu d’un schisme au sein du judaïsme. Entre séparation et proximité, les relations judéo-chrétiennes connaîtront d’autres déboires, mais l’intérêt de la perspective de Dupuy est bien dans l’évocation du conflit d’élections sur lequel repose la considération de l’altérité ; ce conflit d’élections ce transforme avec l’ère moderne en conflit d’identités :

« Quand il définit le juif, le chrétien le considère donc, lui aussi, tel qu’il le voit et non tel qu’il se comprend lui-même. Pourtant, le chrétien dissimule moins la réalité que ne le fait le juif à son égard, dans la mesure où il reconnaît – et ne peut pas ne pas reconnaître – sa spécificité hébraïque et biblique»241.

Dupuy reconnaît l’asymétrie des motivations à concevoir l’altérité et les difficultés théologiques qui s’ajoutent comme obstacle supplémentaire. Cependant, l’apport de ce critique et de sa relecture de l’histoire judéo-chrétienne réside dans le caractère indestructible de la relation qui lie juifs et chrétiens (quand bien même les juifs n’ont théologiquement pas besoin des chrétiens) dans la nature du lien qui les unit.

Comment appréhender l’Autre ? Les risques auxquels le rapprochement judéo-chrétien

se confronte sont nombreux et réels : les différents points de vue évoqués tout au long de cette sous-section font davantage état de divergences ou de conflits que de convergences. Cependant, le caractère indestructible de la relation judéo-chrétienne lui appose une valeur positive et optimiste. De plus, que ce soit chez Lévinas ou Ricœur, il n’y a pas d’Autre sans Soi, pas d’identité sans altérité. L’altérité prend sa source dans les Textes Sacrés, la première altérité est sans aucun doute divine et se retrouve dans le premier Commandement « Tu n’auras qu’un seul et unique Dieu ».

L’apport des philosophies de Lévinas et Ricœur au dialogue judéo-chrétien se situe à cette orée : entre éthique, reconnaissance de l’altérité et réflexion religieuse herméneutique. L’essence de la philosophie est touchée et mise en avant pour que la voie vers la sagesse ne soit pas marginale mais bel et bien accessible à tous. Leurs

religions respectives promeuvent ce message pacifique et c’est donc tout naturellement que l’éthique apparaît en filigrane comme la philosophie première.