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2 Deuxième étude : Paul Ricœur

2.2.1 Aperçu des commentateurs : Kemp

Peter Kemp dans son article « Pour une éthique narrative – Un pont entre l’éthique et la réflexion narrative chez Ricœur »154 propose de démontrer le caractère indispensable de la théorie narrative pour l’éthique ricœurienne et ainsi d’illustrer le rapport entre le soi et l’autre.

Le soi et l’autre sont d’après Kemp liés par la narration (ou une certaine forme de narrativité) dont il apparaît difficile de les éloigner. Loin de vouloir intégrer une théorie supplémentaire à mon étude ricœurienne, l’entreprise de Kemp permet d’évoquer cette théorie déterminante pour la philosophie de Ricœur avec un prisme éthique. En effet, la narration convoque le lecteur à une décision éthique :

«[…] le monde quotidien qui constitue l’arrière-fond de la figuration narrative est plein d’approbation et de réprobation des actes humains, et la lecture du récit oblige le lecteur à prendre position par rapport à l’éthique ou à la vision de la vraie vie que l’œuvre du moins implicitement, donne à entendre »155.

Kemp discerne la Règle d’Or comme fondement essentiel de cette théorie. Écho direct de la textualité biblique, ce principe altruiste universel de non-violence explique la relation que l’autre et le soi entretiennent : c’est une « attitude éthique fondamentale »156. L’auteur souligne l’importance de l’intention éthique dont les origines sont dès lors synonymes de liberté :

154 Peter Kemp, « Pour une éthique narrative – Un pont entre l’éthique et la réflexion narrative chez Ricœur » Jean Greisch et Richard Kearney (dir.), dans Paul Ricoeur – Les

métamorphoses de la raison herméneutique, Actes du colloque de Cerisery, Paris, Cerf,

1988, p. 337-356.

155 P. Kemp, « Pour une éthique narrative – Un pont entre l’éthique et la réflexion narrative chez Ricœur », p. 337.

156 P. Kemp, « Pour une éthique narrative – Un pont entre l’éthique et la réflexion narrative chez Ricœur », p. 338.

« L’éthique, dit Ricœur […] est née d’un projet par lequel l’être humain veut prendre position de lui-même, s’affirmer comme liberté. […] Par cette intention la liberté s’arrache à la nature et à ses lois en vue de

s’attester ou rendre témoignage d’elle-même par le moyen d’œuvres dans

lesquelles elle se rend objective »157.

Cependant, si la problématique de mon mémoire se concentre davantage sur la question de l’altérité, l’accent dans l’article de Kemp (qui se veut fidèle aux dires ricoeuriens) est mis sur l’attestation du sujet, c’est-à-dire sur la prise de conscience par le sujet de sa propre liberté. C’est ici que se situe l’écart conceptuel quant à l’altérité entre Lévinas et Ricœur. Kemp poursuit son analyse et distingue la nuance éthique entre les deux philosophes à partir de la notion de visage. En effet, « Ricœur considère le message tacite du visage plutôt comme une requête que comme une interdiction : une demande de l’aimer comme moi-même avant d’être une interdiction de le tuer » 158 . La reconnaissance du visage de l’Autre159 est le premier acte dans la voie éthique. Kemp saisit la singularité de Ricœur quant à la philosophie du sujet :

« […] bien que la rencontre avec le visage de l’autre soit le fait primordial de l’éthique, l’affirmation de ma propre liberté précède […] l’affirmation de la liberté de l’autre, car “si je ne comprenais pas ce que veut dire je, je ne saurais pas que l’autre est je pour lui-même, donc liberté comme moi” »160.

La reconnaissance de la liberté de l’Autre comme égale à la mienne s’avère un enjeu de chaque instant pour tout agir éthique. Kemp soulève ici un point déterminant dans la conception ricœurienne du sujet et retrace les fondements de l’éthique au-delà de toute narration. Cet agir éthique prôné, reconnu avec justesse par Kemp se poursuit essentiellement dans l’inter-action : la fraternité, l’égalité et la justice sont dès lors réception de l’autre et manifestation éthique pour le sujet agissant.

157 P. Kemp, « Pour une éthique narrative – Un pont entre l’éthique et la réflexion narrative chez Ricœur », p. 339, en italique dans le texte.

158 P. Kemp, « Pour une éthique narrative – Un pont entre l’éthique et la réflexion narrative chez Ricœur », p. 339.

159 Cf. Note 56.

160 Paul Ricoeur « Le problème du fondement de la moralité » p. 43, cité par P. Kemp, « Pour une éthique narrative – Un pont entre l’éthique et la réflexion narrative chez Ricœur », p. 337.

Pour achever la lecture de l’article de Kemp, je me permettrai de mettre ce qui a été dit précédemment en lien avec la narrativité, à savoir que c’est par l’action que l’analyse théorique de l’éthique esquissée trouve écho dans le récit :

« Ensuite, c’est un monde dont l’action est toujours déjà articulée dans des signes, des règles et des normes. Ce sont des “codes culturels” qui en tant que “programmes” de comportement, donnent forme, ordre et direction à la vie. C’est en fonction de ces normes – coutumes ou mœurs – immanentes à une culture, qu’on peut juger les actions selon une échelle de préférence morale »161.

Kemp offre un regard extrêmement intéressant sur l’éthique qu’il perçoit comme fondement même de la narrativité, alors que Ricœurlui-même considérait la narrativité comme précurseur à l’éthique. Son regard perspicace et sa perspective éthico-narrative font de cet essai une critique de qualité pour comprendre l’éthique de Ricœur et saisir au mieux les enjeux connexes à sa philosophie.

L’herméneutique de Kemp ouvre l’éthique à une perspective « théosophique » nécessaire pour mieux saisir la portée de l’altérité dans philosophie de Ricœur. L’originalité de Kemp illustre, à mon sens, l’actualité d’une philosophie forte et atemporelle qu’est celle de Paul Ricœur.