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De l’Amérique à l’Afrique: la diffusion de la culture du manioc

P ARTIE I : L’INSERTION DU MANIOC DANS LES SYSTÈMES DE PRODUCTION DE LA ZONE SOUDANIENNE DU TCHAD

1.1.1. De l’Amérique à l’Afrique: la diffusion de la culture du manioc

a ) Une production mondiale en forte croissance

Le manioc (Manihot esculenta Crantz) est une des 199 espèces d’arbres, d’arbustes et d’herbes constituant le genre Manihot, dont la distribution s’étend du Nord de l’Argentine au Sud des États-Unis d’Amérique. D’un point de vue botanique, le manioc est un arbuste ligneux pérenne, dont la hauteur varie de 1 m à 5 m. Sa mise en culture, essentiellement pour ses racines tubéreuses riches en amidon, est estimée remonter à 9 000 ans, ce qui en fait l’une des productions agricoles les plus anciennes (Allen, 2002 ; FAO, 2014). À cause de sa sensibilité au froid et de l’étalement de la durée de sa croissance sur presqu’une année, la culture du manioc est circonscrite presque exclusivement dans les zones tropicales et subtropicales entre les latitudes 30°N et 30°S. Il est cependant cultivé dans une grande diversité de conditions climatiques et de sols depuis les sommets très pluvieux des Andes situés à plus de 2 000 m d’altitude aux zones climatiques d’Afrique avec une pluviométrie irrégulière et des quantités annuelles inférieures à 1 000 mm. L’insuffisance de l’eau ou les ruptures pluviométriques ne peuvent entrainer des dégâts irrémédiables sur le manioc, si la culture est déjà installée. Cette absence de période critique, contrairement aux autres cultures, en fait une plante particulièrement adaptée pour les zones qui ont des rythmes pluviométriques aléatoires et incertaines (Cock, 1985). Le manioc est aujourd’hui cultivé par des millions de petits agriculteurs dans plus de 100 pays, depuis les American Samoa jusqu’à la Zambie, sous toutes sortes d’appellations locales: mandioca au Brésil, yuca au Honduras, ketela pohon en Indonésie, mihogo au Kenya, akpu au Nigéria et sanau Viet Nam (FAO, 2013).

Les utilisations des produits dérivés du manioc sont aussi variées que les régions de culture. En Afrique, il est utilisé principalement pour l’alimentation humaine aussi bien par ses racines que par ses feuilles. En Asie, la production sert essentiellement comme matière première industrielle pour la fabrication de l’amidon et de l’éthanol, tandis qu’en Amérique latine et dans les Caraïbes il est destiné aussi bien à l’alimentation humaine qu’animale (FAO et IFAD, 2005).

De 1980 à 2011, la superficie totale cultivée en manioc a augmenté de 44 %, passant de 13,6 à 19,6 millions d’hectares, soit le taux d’accroissement le plus élevé des cinq grandes cultures

65 alimentaires mondiales. Au cours de la même période, la production mondiale a plus que doublé, passant de 124 à 252 millions de tonnes (FAO, 2013).

En 2014, la production mondiale du manioc était de plus de 260 millions de tonnes. Le Nigéria est le premier producteur mondial, suivi de la Thaïlande et de l’Indonésie. Quatre pays africains figuraient parmi les 10 premiers producteurs mondiaux (Fig. 5).

Figure 5 : les 10 premiers producteurs de manioc dans le monde (Source : FAOSTAT, 2014)

En Afrique, le manioc est cultivé dans une quarantaine de pays, sur une large bande qui s’étend depuis Madagascar, au Sud-Est du continent, vers le Sénégal et le Cap-Vert au Nord-Ouest (FAO et IFAD 2005). En 2014, la production du manioc en Afrique dépassait 142 millions de tonnes et représentait 55,6 % du volume mondial. Six pays s’étaient partagé les 73 % du manioc produit en Afrique. Il s’agissait du Nigéria, de l’Angola, du Ghana, de la République démocratique du Congo, du Malawi et de la Tanzanie (Fig. 6). Avec plus de 47 millions de tonnes, le Nigéria se détache largement des autres pays, et totalise à lui seul 33,3 % de la quantité produite en Afrique. Il est suivi respectivement de l’Angola (16,4 millions de tonnes), du Ghana, (15,9 millions de tonnes), et de la République démocratique du Congo, (14,6 millions de tonnes) 17.

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FAO. 2014. Base de données statistiques FAOSTAT (http://faostat.fao.org) - 5 10 15 20 25 30 35 40 45 50 P ro d uc ti o n d e m ani o c (e n t o nne ) M ill io ns Pays

66 Figure 6 : les 10 premiers producteurs de manioc en Afrique

(Source : FAOSTAT,2014)

b ) De nouvelles perspectives et opportunités pour l’Afrique

Le manioc a été introduit en Afrique par les portugais à partir du delta du fleuve Congo vers la fin du XVIe siècle. Sa culture s’est ensuite étendue sur les côtes Ouest africaines au XVIIIe siècle et a atteint les côtes de l’Afrique de l’Est au début du XIXe siècle (Jones, 1959). L’adoption et la progression de l’aire de culture du manioc ont été assez rapides. Le manioc était déjà fortement implanté en Afrique Centrale, au milieu du XIXe siècle (Cloarec - Heiss et Nougayrol, 1998).

L’expansion rapide du manioc s'explique pour une large part par la nécessité de sécuriser l’alimentation, perçue par les populations africaines bien avant le début de la colonisation. Le manioc était pour certaines populations des régions d’Afrique centrale une parade à l’insécurité alimentaire générée par les nombreuses guerres tribales et par les razzias provenant des royaumes esclavagistes situés plus au Nord. En effet, les réserves alimentaires étaient soit pillées par les assaillants, soit détruites par les incendies post affrontements. Le manioc s’est donc avéré plus adapté parce qu’il pouvait être cultivé sur des petits lopins de terres et ne nécessitait pas de grandes surfaces dégagées, observables de loin (Cordell et Montclos de, 2002). Il a permis aux agriculteurs de ces régions d’inventer, dans un réflexe de survie, des modes de production spécifiques qui ont été qualifiées par Dupré (1985) de « système de

production guerrier ».

Mais au-delà des circonstances particulières évoquées ci-dessus, ce sont surtout les caractéristiques agronomiques de la plante et la simplicité de son itinéraire technique qui ont

- 5 10 15 20 25 30 35 40 45 50 P ro d uc ti o n d e m ani o c (e n t o nne s) M ill io ns Pays

67 facilité sa propagation et expliquent la rapidité de sa diffusion en milieu paysan (Raffaillac, 1996). Comparé aux autres plantes cultivées, le manioc possède des aptitudes qui lui permettent de fournir des rendements appréciables sur des sols peu fertiles, là où de nombreuses autres plantes ne peuvent plus être cultivées (Anneke, 2009). Pour valoriser les terres déjà appauvries par quelques années de production dans les systèmes extensifs, le manioc est le plus souvent placé en fin de rotation sur des systèmes de culture associant céréales, légumineuses sur des cycles de trois à quatre années (Silvestre, 2000). La productivité de la culture permet alors de se prémunir de manière satisfaisante des pénuries alimentaires épisodiques, intervenant en période de soudure18. Par ailleurs, son cycle cultural étalé sur deux à trois années, et les possibilités de récolte progressive en fonction des besoins, en font pratiquement une « plante grenier » (Desjeux, 1987). C’est pour tous ces attributs favorables que le manioc a été considéré par beaucoup d’agronomes comme la plante du pauvre (Mollard, 1992).

Malgré la rapidité de sa diffusion et son adoption comme principale culture dans certaines régions d’Afrique, le manioc a été longtemps le « parent pauvre » des programmes d’appui aux productions vivrières, et cela même dans les zones où il a réussi à s’imposer comme première source d’alimentation des populations (Nweke, 2004 ; Ortiz et Nassar, 2006). Pour la plupart des autorités de la période coloniale en Afrique, le manioc paraissait tout à fait adapté aux modes de production et à l’alimentation des populations autochtones. C’est ainsi qu’en Afrique de l’Est, les anglais l’imposèrent aux agriculteurs locaux sans un appui financier, alors que la production de maïs par les fermiers blancs était subventionnée (Jones, 1959). La perception plutôt négative du manioc n’a pas tellement changé après les indépendances des pays africains. En fait, le manioc a été desservi sur une assez longue période par tout un ensemble de préjugés défavorables qui ont contribué à sa marginalisation (Fermont et al., 2010). Le manioc était considéré, comme une culture qui ne se prêtait pas à l'intensification, par ce qu’on ne pouvait lui appliquer les recettes qui ont permis le succès de la révolution verte en Asie, c’est à dire le recours aux variétés améliorées uniformes, des apports considérables d’intrants chimiques et l’irrigation. De ce fait, le manioc pour la plupart d’acteurs paraissait beaucoup plus convenir aux modes de production extensifs des petits agriculteurs pauvres (FAO et IFAD, 2004a). La faible teneur en protéines et en vitamines des racines était mise en avant malgré leur forte

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Période située entre l’épuisement des stocks vivriers et les nouvelles récoltes (du mois de juillet à celui de septembre pour le cas du Tchad)

68 valeur calorique. La valeur nutritive des feuilles qui sont pourtant largement consommées dans beaucoup de régions n’étaient souvent pas considérée comme un élément positif pouvant être pris en compte (Wargiono et al., 2011).

La dépréciation du manioc et de ses produits dérivés a été progressivement démentie par l’exceptionnelle croissance de la production mondiale du manioc à partir de 1980. C’est en Afrique Subsaharienne que la croissance de la production de manioc a été la plus marquée, avec une production de 142,4 millions de tonnes, soit 54.5 % de la production mondiale en 2013. De 1980 à 2000, la production a presque doublé, passant de 48,3 à 95,3 millions de tonnes, grâce à une expansion de 56 % de la superficie en culture et un accroissement des rendements de 25 %19. L’utilisation du manioc dans l’alimentation en Afrique a doublé entre 1961 et 1995 (Nweke, 2004). Le manioc se situe actuellement au 1er rang de la consommation humaine devant le maïs et constitue l’aliment de base de près de 40 % de la population en Afrique Subsaharienne (FAO, 2013).

Le premier facteur de changement favorable a été sans doute la forte urbanisation de certains pays d’Afrique, et la nécessité pour les citadins de disposer de nouveaux types d’aliments plus adaptés aux modes de préparation de repas en milieu urbain. Dans les pays comme le Nigéria et le Ghana, les produits dérivés du manioc tels que le « gari »ou les « cossettes » possèdent, en plus de leurs caractéristiques qui répondent à cette exigence, l’avantage d’être produits localement, et donc financièrement plus accessibles que le riz et le blé importés par exemple. L’accroissement de la demande a eu pour conséquence pour les agriculteurs, une hausse avantageuse du niveau des prix (Nweke, 2004). Dans ces pays, le manioc est finalement passé de son statut de culture de subsistance à celui de culture commerciale avec des taux de rentabilité qui place le manioc parmi les cultures à plus hautes valeurs marchandes (Sanni et

al., 2009). Cependant, la demande urbaine ne permet pas d’expliquer à elle seule tout l’essor du

manioc. Le stade auquel est parvenu actuellement le manioc en Afrique n’aurait pu être atteint sans les efforts qui ont été consentis en matière de recherche, et sans les effets de politiques agricoles favorables de certains pays (FAO et IFAD, 2005).

En matière de recherche - développement sur le manioc, c’est indiscutablement l’IITA qui est à l’origine des avancées majeures obtenues en Afrique aussi bien dans le domaine de

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69 l’amélioration variétale que dans celui de la mise au point des équipements et des procédés de transformation. Les recherches conduites par l’IITA sur le manioc ont commencé au début des années 1970. En s’appuyant sur les résultats antérieurs obtenus en Afrique de l’Est, les chercheurs de cette institution ont réussi à mettre au point plusieurs variétés de manioc à haut rendement. Elles sont également résistantes aux principales maladies, plus particulièrement à la mosaïque africaine du manioc et la Striure brune, véritables fléaux qui dévastaient les plantations de manioc (Hillocks, 2002 ; Ortiz et Nassar, 2006).

Les demandes urbaines croissantes n’ont pu être satisfaites que grâce aux variétés performantes à hauts rendements et résistantes aux principales maladies, qui ont été créées par l’IITA et mis à la disposition des pays africains producteurs de manioc (Jennings, 1976 ; Hahn, et al., 1980). La productivité du travail dans les champs de manioc a été améliorée par la mécanisation des opérations les plus exigeantes en main d’œuvre (récolte, transport et opération post récolte) (Ette et al., 2012). Enfin, les produits dérivés du manioc sont devenus plus attractifs et plus compétitifs avec l’utilisation de nouveaux procédés dans les processus de transformation (Agbor et al., 1995 ; Abass et al., 2013). La diffusion à grande échelle des innovations technologiques dans les pays d’Afrique Subsaharienne n’ont été possibles que par la mise en œuvre des politiques de soutien, et l’adoption de mesures incitatives à tous les niveaux de la filière (IFAD et FAO, 2004b ; Nweke et Haggblade, 2010, James et al., 2013a).