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L’allocation : représentations et usages

Partie 3. L’expérience de la Garantie jeunes

1. L’allocation : représentations et usages

Énoncée comme un des instruments clés du dispositif de la Garantie jeunes, l’allocation mensuelle versée aux jeunes est censée leur permettre de faire face à des difficultés financières. Cumulable avec d’autres revenus (elle reprend, en ce sens, le mécanisme à la base du RSA), elle peut être sus- pendue si les jeunes ne suivent pas avec assiduité le programme d’accompagnement. Elle est donc à la fois un mécanisme incitatif et un moyen de subsistance. Pour rendre compte des usages de la Ga- rantie jeunes, notre enquête supposait d’être attentifs aux budgets des jeunes et à la manière dont ils utilisent l’allocation (moyen de subsistance et/ou de consommation, moyen de s’émanciper des pa- rents, moyen mis au service d’une recherche d’emploi, etc.). Notre hypothèse initiale consistait à envisager deux grands types d’usage de l’allocation en fonction des caractéristiques des jeunes : un usage de « survie » et un usage « coup de pouce ». Le premier aurait concerné des jeunes situés dans la « zone de désaffiliation »65 : l’allocation permettrait alors de subvenir à des besoins pri- maires (se nourrir, se loger, se faire soigner). Dans ce cas, l’accompagnement social aurait eu pour objectif principal un retour vers le droit commun. Le second type d’usage aurait concerné des jeunes « vulnérables » qui auraient eu besoin d’un « coup de pouce » grâce à un accompagnement vers l’emploi pour s’insérer sur le marché du travail.

L’enquête de terrain a finalement en partie invalidé cette hypothèse. Certes, l’allocation est bien un mécanisme incitatif qui fonctionne comme une sanction si les jeunes ne s’investissent pas dans le dispositif. Ce n’est cependant pas deux types d’usage qu’il convient de distinguer mais trois, et la temporalité du rapport des jeunes à leurs contraintes financières joue un rôle prépondérant dans leur manière d’utiliser cette allocation.

1.1. La carotte et le bâton : un cadre apprécié

De manière générale, la population enquêtée perçoit l’allocation comme une « carotte », c’est à dire comme une récompense à leur investissement dans le dispositif mais aussi comme un moyen de subvenir à une partie de leurs besoins quotidiens. C’est au nom de cette « carotte » que les jeunes doivent justifier leurs absences et laisser une trace de leur démarche d’emploi (en remplissant par exemple le classeur ou un agenda électronique). La suspension de l’allocation et/ou l’exclusion du 65

Castel Robert, 1995, op.cit.

La Garantie jeunes en action. Usages du dispositif et parcours de jeunes

dispositif sont alors perçues comme le « bâton », correspondant à l’application d’une sanction en cas de non-respect des règles. Dans l’ensemble, les jeunes disent avoir intégré ces règles et ne les remettent pas en cause, bien au contraire. L’extrait du focus group qui suit s’appuie sur le commen- taire d’une série de photographies prises par les jeunes. Une partie de ces photographies représente les objets du « contrôle » tels que le classeur, la feuille de présence, le formulaire de déclaration mensuelle de revenu66.

Question : Du coup vous reparlez des sanctions ?

Laura (E5): Ben oui, parce que c'est là où est tout ce qui est sanctions, con- ventions de stages, quoi.

Question :Vous trouvez ça contraignant ? Parce que ça revient beaucoup, le fait qu'on contrôle, qu'il y ait des sanctions...

Laura : Ben après, c'est normal, faut contrôler ! J'ai envie de dire, si tu con- trôles pas, dans ce cas-là tout le monde a son allocation et personne fait rien, quoi. […]

Tony (E9): J'ai l'impression qu'on... je vais pas dire qu'on nous respecte mieux, mais qu'on nous prend... plus pour des adultes, ici, que au CAQ. En fait, un petit peu.

Maëla (E1): Moi j'ai plutôt envie de dire que plus tu respectes les règles, moins on te contrôlera.

Marion (E6): Mais c'est ça en fait, plus on fait les choses bien et qu'on le re- marque, eh ben on nous embête pas. […]

Question : Du coup pour vous, c'est pas mal qu'il y ait un moyen de contrô- ler les présences ?

Marion : Ben oui, sinon on ferait ce qu'on veut, dans ces cas-là. Laura : C'est clair, tout le monde aurait leur allocation...

Marion : On a quand même une certaine liberté, dans le sens où moi qui me lève la nuit, qui est fêtarde, qui aime pas me lever le matin... euh, clairement je leur dis : je viens l'après-midi et ça les dérange pas. Tant que je viens, c'est l'essentiel.

Tony : Ce qu'ils ont dit à la réunion, c'est qu'il fallait venir à la première heure du matin ou de l'après-midi. Je crois ils ont dit qu'on est obligés de ve- nir ou à 9h ou à 14h. On peut pas venir plus tard.

Laura : Non après tu peux venir plus tard, du moment que ça fait deux heures. Et c'est soit matin soit après-midi.

Marion : Parce que moi je suis déjà venue plus tard que ça, donc euh... Laura : Moi je suis déjà venue à 11h [sourire].

Question : C'est quoi la réunion dont vous parlez ? C'était avec toutes les cohortes ?

Marion : En fait non, c'était pas toutes les cohortes. Ils ont fait une réunion... Laura : En fait avec plusieurs jeunes qui restaient, qui étaient pas en emploi. Enfin malheureusement je suis tombée en plein dedans vu que j'étais pas en emploi. Pour faire un rappel des règles. Et ça s'est passé dans la salle en bas. Question : Donc c'était un peu remise au clair des règles, parce que y'avait un peu des abus ?

Marion : Ils ont raison hein.

Laura : Y'avait besoin. Après comme je dis, moi je suis tombée en plein de- dans... malheureusement... elle savait pas que je travaillais, quoi.

Question : Y'a un truc paradoxal, c'est que vous dites à la fois : c'est bien, ça nous aide, c'est pour nous, pour trouver du travail, on a besoin d’être ac- compagné etc. Donc on pourrait penser que ça suffit à vous motiver à venir. En même temps vous dites : mais si y'avait pas l'obligation et la feuille de présence...

Laura : Ah mais pas forcément pour nous, mais pour certains, oui. Y'aurait pas eu la feuille de présence... je crois que...

66

Cf. annexe figures 1 à 5.

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Rapport de recherche du Centre d’études de l’emploi et du travail, n° 101, novembre 2016

Marion : Ah ben c'est sûr que y'en a que ça motive, parce qu'ils savent très bien que si il y a plusieurs absences, coupure d'allocation, et puis après c'est renvoi. Ils savent très bien que si il y a pas leur signature sur cette feuille-là, c'est foutu pour eux. Donc euh... après non, enfin voilà, pour les personne entre guillemets assidues, et qui respectent le règlement... la feuille est vrai- ment qu'une feuille, quoi. À la limite on a pris l'habitude et voilà, quoi. Laura : Et encore si on veut, on la signe même pas. Parce que à chaque fois qu'on vient, nous, on passe dans le bureau, automatiquement. Focus group.

La discussion collective montre à quel point les jeunes se soumettent volontiers à une forme de con- trôle social les obligeant à respecter les règles, à justifier leur présence au sein du dispositif et à rendre compte de leurs démarches de recherche d’emploi. Selon eux, le respect du règlement et l’usage de la sanction sont les conditions nécessaires du maintien de l’ordre social et de la justice. Ils revendiquent la nécessité d'être contrôlés et sanctionnés pour mieux avancer. C’est le cas no- tamment de Tony (E9) dont l’allocation a été suspendue pendant un mois car il ne se rendait plus à la Garantie jeunes. Perçue comme une sanction positive, il explique que cette suspension lui a per- mis de se remotiver et de revenir à la Garantie jeunes. De la même manière, Laura (E5) avoue avoir été rappelée à l’ordre par les conseiller(ère)s de la mission locale car « y’avait besoin ». Si les jeunes perçoivent l’allocation comme une forme de récompense à leur investissement dans le dispo- sitif, l’usage de l’allocation prend des formes différentes selon les situations.

1.2. Trois usages de l’allocation : « passé », « présent », « futur »

Les données collectées sur le terrain nous ont amenés à modifier considérablement notre grille d’analyse et à distinguer les différents usages de l’allocation selon trois temporalités. Le premier usage est associé au « passé » : le jeune utilise l’allocation pour combler les dettes accumulées par des impayés de loyer, des soins, des emprunts. Le second renvoie au « présent » et permet au jeune d’assumer le coût de la vie quotidienne, les besoins primaires (se nourrir, se loger, se vêtir). Beau- coup expliquent que l’allocation représente une aide pour la famille et disent « aider leur mère ». Maëla (E1) déclare reverser la quasi-totalité de son allocation à ses parents bénéficiaires du RSA. Une partie conséquente de ce que le jeune touche est donc reversée par solidarité aux dépenses fa- miliales. Enfin, le troisième usage se rapporte au « futur » il s’agit pour le jeune de capitaliser pour financer le permis de conduire ou une formation. C’est le cas de Michaela (E27) qui a réussi à épar- gner environ 1 300 euros pour financer le permis de conduire ou celui d’Abdia (E44) qui a financé le troisième stage de son BAFA67

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L’allocation et ses usages constituent donc un des éléments fondamentaux pour comprendre le rap- port des jeunes au dispositif. Mais il n’est pas le seul. Pour comprendre ce qui se passe au sein de ce dispositif, il convient d’analyser la manière dont il est organisé, proposé par les missions locales, d’un côté, et perçu et vécu par les jeunes, d’un autre côté. Dans cette optique, nous avons choisi de raisonner en termes d’interaction en présentant l’expérience et le parcours des jeunes dans le dispo- sitif comme le résultat d’une rencontre entre une offre des missions locales et la manière dont celle- ci est reçue par les jeunes.