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L’être humain est-il libre ou déterminé ?

Dans le document Jacques Lecomte (Page 122-126)

La question de la liberté est centrale en sciences humaines et plus spécifiquement en psychologie. Elle se trouve d’ailleurs au cœur de plusieurs autres fiches de ce livre, qu’il s’agisse de l’influence des gènes(fiche 25), de la situation concrète dans laquelle nous nous trouvons(fiches 2, 5 et 29)de notre milieu culturel(fiche 26) ou encore de notre héritage animal(fiches 9 et 31).

Nous nous trouvons certes au centre de multiples influences, mais ce serait une erreur d’en conclure que l’être humain est réduit à cela. Car au-delà de ce polydéterminisme perdure en chacun de nous une aspiration fondamentale à la liberté.

1. LE BESOIN FONDAMENTAL DE LIBERTÉ

La psychologie humaniste(fiche 3)a été la première à souligner ce besoin de l’être humain, face au double déterminisme, externe décrit par le behaviorisme, interne présenté par la psychanalyse. Cette thématique de la liberté est aujourd’hui reprise, en particulier par les chercheurs travaillant sur l’autodétermination1. Richard Ryan et Edward Deci, chefs de file de ce courant, ont travaillé sur de multiples domaines. Ils constatent par exemple que les politiques publiques visant à modifier les comportements des gens reposent souvent, soit sur des « récompenses » en cas de changement, soit sur des punitions en cas d’absence de changement2. Cette politique de la carotte ou du bâton obtient certes des résultats, mais présente plusieurs inconvénients car les personnes qui constituent la cible présentent alors une moins bonne santé psychologique et éprouvent de la défiance et du ressentiment.

Ceci a pour conséquence que ces politiques sont inefficaces à long terme ou lorsque le contexte change, sauf si les incitations ou sanctions sont maintenues.

Par ailleurs, cette manière d’agir génère fréquemment un processus psychologique appelé « réactance3». Ce terme désigne l’état émotionnel désagréable ressenti lorsque l’individu se sent contraint, et qui l’incite à restaurer sa liberté, généralement en agissant d’une manière contraire à celle qui est demandée. Un postulat de la théorie de la réactance est que lorsque l’on interdit un comportement aux gens,

1. Ryan R.M. et Deci E.L. (2006). « Self-regulation and the problem of human autonomy : Does psychology need choice, self-determination, and will ? »,Journal of Personality, 74 (6), 1557-1585.

2. Moller A.C., Ryan R.M. et Deci E.L. (2006). « Self-determination theory and public policy : Improving the quality of consumer decisions without using coercion »,Journal of Public Policy and Marketing, 25 (1), 104-116.

3. Brehm S.S. et Brehm J.W. (1981).Psychological Reactance, New York, Wiley and Son.

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Fiche 24L’être humain est-il libre ou déterminé ?

celui-ci devient plus attirant à leurs yeux, ce que les chercheurs appellent processus du fruit défendu. Par exemple, les avertissements du type : « En raison du contenu violent (ou sexuel) de ce film, la prudence parentale est recommandée » incitent les personnes à le regarder plus que s’il n’y a pas cette mise en garde1. Il en est de même pour les avertissements relatifs aux aliments riches en graisse ou au tabagisme chez les jeunes.

À ce propos, signalons que l’industrie du tabac organise des campagnes de prévention du tabagisme chez les jeunes ! Et que cette stratégie lui est très bénéfique...

En 2001, l’entreprise Philip Morris se vantait d’être impliquée dans plus de cent trente programmes de ce type dans plus de soixante-dix pays. Ces programmes se résument à ce type de slogan : « Réfléchissez. Ne fumez pas ! » Résultat : cela augmente l’attrait pour le tabac chez les jeunes. Une analyse de documents internes de ces entreprises a montré que cette stratégie est parfaitement calculée2.

2. FACILITER L’AUTONOMIE ET LA RESPONSABILITÉ D’AUTRUI Selon les spécialistes de l’autodétermination, une alternative pertinente aux stratégies de la carotte ou du bâton consiste à soutenir l’aptitude à l’autonomie (ou autodétermination) des personnes ; ce qui consiste à aider les gens à faire des choix pour eux-mêmes en leur fournissant les informations et les conditions utiles, sans chercher à les effrayer ou à faire pression sur eux.

Deci et Ryan opposent ainsi les concepts de motivation contrôlée et de motivation autonome. Dans le premier cas, les personnes se sentent surveillées, contrôlées, sont stressées par les objectifs imposés et elles ont peur des sanctions. Dans le second cas, elles se sentent respectées, estiment que leur point de vue est pris en compte et intériorisent facilement les comportements qui leur sont bénéfiques. Diverses études ont montré que cette seconde approche est particulièrement efficace, dans divers domaines tels que l’éducation, le travail, le sport, la santé ou encore les comportements écologiquement responsables.

Par exemple, dans une étude menée auprès d’adolescents, des chercheurs comparent l’efficacité de deux messages délivrés par un médecin pour la prévention et la cessation du tabagisme3. Dans une condition, l’accent est mis sur la peur, au travers de dix diapositives particulièrement inquiétantes (par exemple, la photographie des poumons noirs d’une personne morte de cancer). Durant toute sa présentation, l’intervenant insiste sur le fait que les jeunes ne doivent pas fumer et, s’ils le font, doivent s’arrêter immédiatement. Dans l’autre condition, les diapositives

1. Bushman B.J. et Stack A.D. (1996). « Forbidden fruitversustainted fruit : Effects of warning labels on attraction to television violence »,Journal of Experimental Psychology : Applied, 2 (3), 207-226.

2. Landman A., Ling P.M. et Glantz S.A. (2002). « Tobacco industry youth smoking prevention programs : Protecting the industry and hurting tobacco control »,American Journal of Public Health, 92 (6), 917-930.

3. Williams G.C., Cox E.M., Kouides R. et Deci E.L. (1999). « Presenting the facts about smoking to adolescents : Effects of an autonomy supportive style »,Archives of Pediatrics and Adolescent Medicine, 153, 959-964.

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présentées insistent sur la nature séductrice des publicités de l’industrie du tabac et sur le caractère addictif de la nicotine. L’intervenant souligne que le fait de fumer ou non constitue une décision que chaque adolescent doit prendre pour lui-même sur la base d’informations solides.

Les jeunes qui ont bénéficié de cette seconde forme de présentation fournissaient ensuite des raisons plus autonomes de ne pas fumer. Ce changement de conceptions était prédictif de la réduction de tabagisme au cours des quatre mois de suivi de l’étude.

Dans une étude déjà ancienne (1976), mais qui a marqué les esprits, Ellen Langer étudie les effets de la prise de décision et de responsabilités chez les pensionnaires d’une maison de retraite1. Elle répartit ces personnes en deux groupes. Dans l’un, les personnes âgées sont encouragées à prendre davantage de décisions simples : choisir l’endroit où elles recevront leurs visiteurs, décider si elles veulent voir un film, et si oui quel jour, soigner une plante verte.

On confie également des plantes aux personnes de l’autre groupe, mais en leur précisant que ce sont les infirmières qui s’en chargeront et on leur rappelle que le personnel est là pour les aider.

Dans le suivi réalisé trois semaines plus tard, les chercheurs constatent une nette amélioration du groupe responsabilisé. Ces personnes participent beaucoup plus aux activités de l’établissement, sont plus sociables et éprouvent un meilleur bien-être.

Ce résultat est toujours présent lorsque les chercheurs reviennent dans la maison de retraite un an et demi plus tard. Plus étonnant encore, alors que l’état de santé des deux groupes était comparable avant l’étude, celui du groupe expérimental s’est amélioré tandis que celui de l’autre groupe s’est aggravé. Le résultat le plus frappant est la différence de taux de mortalité : dix-huit mois après le début de l’expérience, 30 % des personnes du groupe « dépendant » sont mortes contre 15 % de celles du groupe responsabilisé. Des résultats comparables ont été obtenus dans une étude plus récente2.

Dans une série d’études, Robert-Vincent Joule et Jean-Léon Beauvois montrent que le fait d’imposer des comportements ou inversement de donner de la liberté aux gens modifie fortement les résultats3. Par exemple, dans une recherche sur la formation professionnelle, le formateur, soit insiste sur le caractère obligatoire de la présence (avec retenue sur salaire en cas d’absence injustifiée), soit souligne le caractère volontaire de la formation. Résultat : 56 % des stagiaires du premier groupe trouvent un emploi contre 25 % des autres. Trois mois plus tard, les taux de placement sont respectivement de 69 % et de 35 %.

1. Langer E. (1990).L’Esprit en éveil, Pour échapper aux pièges des préjugés et des conditionnements, Paris, InterEditions, p. 86-87.

2. Kasser V.G. et Ryan R.M. (1999). « The relation of psychological needs for autonomy and relatedness to vitality, well-being, and mortality in a nursing home »,Journal of Applied Social Psychology, 29 (5), 935-954.

3. Joule R.-V. et Beauvois J.-L. (1998).La Soumission librement consentie, Paris, PUF.

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Fiche 24L’être humain est-il libre ou déterminé ?

Ces deux auteurs présentent d’autres expériences du même type sur des thèmes aussi divers que l’économie d’énergie, le port de casque de sécurité sur un chantier, l’adoption du préservatif par des adolescents.

Notons au passage cette différence de regard. Deci et Ryan parlent de soutien à l’autonomie, tandis que Beauvois et Joule parlent de soumission librement consentie.

Pour les premiers, la liberté de la personne est bien réelle alors qu’elle n’est qu’illusoire pour les seconds. Rappelons ici le propos du philosophe Paul Ricœur, selon lequel la présence d’influences externes n’interdit pas automatiquement d’agir librement1. Une personne peut être autodéterminée, même si elle agit sous l’effet d’une demande externe, dans la mesure où elle se sent pleinement en accord avec cette demande. Le meilleur exemple à ce propos est probablement celui du respect du Code de la route.

3. PEUT-ON APPRENDRE AUX ENFANTS À ÊTRE AUTONOMES ? Peut-on apprendre à quelqu’un à être autonome, en particulier un enfant ? La question n’est pas aussi paradoxale qu’elle peut le sembler au premier abord. Diana Baumrind a établi une typologie des styles d’éducation, à partir de deux attitudes : la chaleur et le contrôle, ce qui l’a conduite à distinguer trois styles d’éducation : autoritaire, permissif et « autoritatif2». Ce dernier terme caractérise une éducation associant chaleur humaine et contrôle du comportement de l’enfant, alors que les deux autres privilégient nettement l’une de ces deux attitudes au détriment de l’autre. Ce sont les enfants de parents autoritatifs qui acquièrent le plus nettement un sentiment de maîtrise de leur propre existence(fiche 13).

4. BIBLIOGRAPHIE

CLAVIEN C. et EL-BEZ C. (dir.) (2007).

Morale et évolution biologique. Entre déter-minisme et liberté, Presses polytechniques et universitaires romandes.

DENNETTD. (2004).Théorie évolutionniste de la liberté, Paris, Odile Jacob.

JOULER.-V. et BEAUVOISJ.-L. (2004).Petit Traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens, Grenoble, Presses universitaires de Gre-noble.

COTTRAUX(2007).La Force avec soi, Paris, Odile Jacob.

LANGERE. (1998).L’Esprit en éveil. Pour échapper aux pièges des préjugés et des condi-tionnements, Paris, Interéditions.

MILGRAMS. (1994).Soumission à l’autorité, Paris, Calmann-Lévy.

TOSTAINM. (1999).Psychologie, morale et culture,Paris, PUF.

1. Ricœur P. (1993).Philosophie de la volonté,t. I :Le Volontaire et l’Involontaire, Paris, Aubier-Montaigne.

2. Baumrind D. (1966), « Effects of authoritative parental control on child behavior », Child Development,37(4), 887-907. Baumrind D. (1968). « Authoritarianvs. authoritative parental control », Adolescence, 3(11), 255-272.

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Quelle est la part

Dans le document Jacques Lecomte (Page 122-126)