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Les pratiques cliniques de l'évaluation intellectuelle

2.4. Un modèle intégré d'approche théorique de la pathologie mentale

2.4.2. L'évaluation des troubles des contenants de pensée cognitif et psychopathologie. psychopathologie

2.4.2.1. L’évaluation des contenants de pensée cognitifs

L'organisation de la pensée cognitive se construit au fil des expériences rencontrées par le sujet depuis le début de sa vie et elle suit une ligne de complexification croissante avec le temps. Elle ordonne les perceptions que nous avons du monde pour donner naissance à l'objet, le temps, l'espace, les relations, la logique, etc. Tout au long de son développement, elle repère des invariants, elle construit les représentations des relations et des transformations entre les objets pour édifier les structures de base à la production des performances cognitives.

Pour prendre en compte ce fonctionnement spécifique de la cognition et parvenir à une compréhension plus fine des troubles cognitifs, B.Gibello (1984) a entrepris un rapprochement avec le modèle structuraliste piagétien du développement des opérations logiques chez l’enfant. En postulant, au début de la vie psychique, l’indépendance de "l’objet

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épistémique", tel qu’il est défini dans le modèle structuraliste, et de "l’objet libidinal " conçu par la psychanalyse, notamment dans le modèle de M.Klein, il insistera sur la nécessité de réaliser, en psychopathologie de l'enfance et de l'adolescence, une observation fine du fonctionnement cognitif et de prêter une attention particulière aux contenants de pensée cognitifs. Pour cela, il préconisera de compléter l’évaluation classique des capacités intellectuelles par une évaluation construite à partir du modèle théorique de l’épistémologie génétique.

Dans le cadre de ses recherches cliniques, les capacités intellectuelles sont mesurées à l'aide du WISC alors que les troubles d'organisation de la pensée cognitive sont évalués à partir de l'Echelle de la Pensée Logique (EPL) de Longeot F. Il est ainsi parvenu à l’élaboration d’une nouvelle classification, plus précise, des troubles intellectuels.

Gibello184 B. (1991) propose de distinguer trois grands groupes de troubles cognitivo-intellectuels :

• L’un est constitué par des troubles en rapport avec les performances et les compétences de l’appareil intellectuel. Il s’agit des classiques déficiences mentales (et plus exceptionnellement les démences) qui sont spécifiées par un retard global du développement de la cognition. Les épreuves psychométriques de Wechsler permettent de constater un QI inférieur à 70 avec des niveaux de gravité selon que le chiffre obtenu est plus ou moins bas. Les épreuves piagétiennes montrent que l'organisation de la pensée ne dépasse pas la structure opératoire concrète chez les sujets adolescents déficients légers ou les logiques des stades antérieurs pour les sujets présentant des déficiences moyennes (niveau préopératoire) ou profondes (niveau sensorimoteur). Trois caractéristiques supplémentaires sont généralement associées au diagnostic : un déficit linguistique plus ou moins important selon le type de déficience ; un déficit de socialisation nécessitant des mesures d'aide et d'accompagnement ; un retard scolaire justifiant le recours à un enseignement spécialisé. Ces déficits vont de pair avec un développement insuffisant des contenants de pensée, notamment ceux relatifs à l'espace, au temps et au nombre. L'étiopathogénie des déficiences n'est pas univoque ; on peut évoquer des causes organiques liées ou non avec des causes mettant en scène des conditions psychologiques diverses comme un environnement carentiel, un hospitalisme ou des pathologies comme les psychoses précoces ou l'autisme.

Le deuxième groupe concerne les inhibitions intellectuelles fonctionnelles d'origine névrotique, c’est à dire sans anomalies des contenants psychiques, mais avec des perturbations des contenus de pensée et des investissements de ces contenus. Dans ce contexte psychopathologique, le sujet présente des défaillances au niveau des performances cognitives sans altération de l'organisation de la pensée et du raisonnement. Autrement dit, les résultats sont faibles à l'évaluation psychométrique, alors que le développement de la pensée logique et opératoire poursuit un développement normal. On peut reconnaître ici, par exemple, les névroses d'échec, mais outre le champ névrotique, on observera toutes les formes d'inhibitions plus générales où le moi est empêché par des conflits intrapsychiques d'utiliser les ressources cognitives dont dispose le sujet.

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• Le troisième groupe est celui des anomalies de la structure des contenants psychiques : ce sont des sujets pour lesquels les capacités intellectuelles ne paraissent pas atteintes, en ce sens qu'ils ne se comportent pas comme des déficients, alors que l'organisation du raisonnement montre des troubles du développement. Comme nous l'avons déjà évoqué, l’évaluation des degrés de maturité de ces contenants cognitifs est rendue possible par l’utilisation de l’échelle de pensée logique qui mesure en fait les structures de raisonnement telles qu’elles ont été identifiées par Piaget J.. Deux cas de figure peuvent être rencontrés dans la clinique : le premier, lorsque l'évaluation réalisée avec l'EPL montre des résultats hétérogènes où coexistent des processus de pensée et des raisonnements normaux avec des altérations graves de ces mêmes processus ; le second, lorsque l'évaluation réalisée avec l'EPL montre un retard global de développement de ces processus et du raisonnement. Dans le premier cas, il s'agit des dysharmonies cognitives

pathologiques (DCP), alors que le second cas correspond aux retards d'organisation du raisonnement (ROR).

Selon Gibello185 B. (1991), les dysharmonies cognitives pathologiques concernent 3 à 4 % des enfants en âge de scolarisation et 10 à 30 % des sujets âgés non déments. Elles constituent souvent chez l'enfant la forme préliminaire de ce qui deviendra un retard d'organisation de raisonnement avant d'évoluer plus tardivement vers une déficience mentale. Elles ont d'abord été mises en évidence chez des sujets présentant une psychopathie, puis elles ont été progressivement généralisées aux dysharmonies évolutives qui intègrent le tableau des pathologies limites de l'enfance. On peut également les observées dans certaines formes de psychoses infantiles. Bref, elles intègrent des tableaux de troubles graves de la personnalité au premier rang desquels nous trouvons, pour résumer, les dysharmonies évolutives, psychotiques ou névrotiques, ou les perturbations narcissiques graves. La période des premières relations entre l'enfant et son environnement humain intervient souvent dans le déterminisme de ces troubles. A l'origine des Dysharmonies Cognitives Pathologiques (DCP) ou des Retards d'Organisation du Raisonnement (ROR), lorsqu'elles ne sont pas imputables à des événements secondaires bien identifiés tels qu'une maladie ou un traumatisme crânien, nous retrouvons très fréquemment des failles dans la mise en place de relations primaires et la constitution des premières enveloppes où les enjeux fantasmatiques et narcissiques apparaissent au premier plan.

Ainsi, à partir de cette nouvelle classification, les travaux de Gibello B. ont permis de compléter une nosographie classique qui distinguait traditionnellement trois variétés principales de troubles des fonctions intellectuelles : les démences, les retards mentaux et les inhibitions intellectuelles. En introduisant la notion de contenants de pensée cognitifs et avec elle la distinction entre les capacités intellectuelles et les troubles de l'organisation de la pensée, il a complété la conception classique d'une nouvelle variété de troubles incluant les

dysharmonies cognitives pathologiques et les retards d'organisation du raisonnement, plus

spécifiquement présentes dans le cadre des troubles de personnalité.

Cette extension de la classification classique a manifestement apporté une compréhension complémentaire des troubles des fonctions cognitives intégrés à des tableaux plus complexes se rapportant à des organisations psychopathologiques. Cette remise en

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question des notions classiques a souvent débouché sur des innovations multiples tant sur le plan clinique que sur les plans thérapeutique, éducatif et pédagogique. Notamment en psychiatrie de l'enfant et de l'adolescent où nous constatons que les troubles des contenants de pensée cognitifs sont très souvent associés aux demandes de consultation et, où l'échec scolaire et plus généralement les troubles des apprentissages font partie des motivations premières de la demande parentale.

Le dispositif d'intégration scolaire que nous avons mis en place s'inscrit dans la continuité de cette démarche qui consiste à replacer le fonctionnement cognitif de l'enfant au premier plan des préoccupations des soignants et notamment de reconsidérer l'importance des obstacles à l'apprentissage dans un contexte de troubles graves de la personnalité. Pour autant, une fois reconnu le sens de la démarche, il faut bien admettre qu'une application de cette classification montre rapidement ses limites et mérite d'être interrogée.

2.4.2.2. L'approche critique de cette "nouvelle classification".

Nous avons défini la population clinique de cette étude en fonction de la Classification Française des Troubles Mentaux de l'Enfant et de l'Adolescent186 et nous avons spécifié deux groupes diagnostics bien différenciés ; les dysharmonies psychotiques et les dysharmonies

évolutives.

Nous sommes partis de la naissance des représentations pour suivre les chemins d’une pensée naissante et promise à une complexification croissante liée aux aléas de la rencontre du sujet avec son environnement et nous avons ainsi postulé que ces pathologies présentent des troubles de l’organisation des processus de pensée qui trouvent leur origine dans des perturbations précoces des relations entre le sujet et son environnement, entre le moi et ses objets. Nous distinguons, d’un côté les dysharmonies psychotiques qui s’inscrivent dans une problématique de la perte, et de l’autre côté, les dysharmonies évolutives qui soulèvent une problématique de l’absence. Pour les deux catégories la dimension dysharmonique révèle les troubles de la représentation et de la symbolisation.

Il n'en reste pas moins que la classification proposée par Gibello B. (1984) pose un problème diagnostique dans le cadre de son application auprès des enfants bénéficiant de l'intégration scolaire. En effet, compte tenu des caractéristiques psychopathologiques des patients qui constituent la population clinique de cette recherche, nous pouvons constater que ces enfants présentent des troubles graves de la personnalité et qu'ils vont, le plus souvent, obtenir des scores très bas sur les deux échelles (WISC / EPL). Autrement dit, les enfants que nous accueillons dans le cadre du dispositif d'intégration scolaire sont, la plupart du temps, apparentés à des déficients intellectuels dans la mesure où la passation des tests montre toujours de faibles performances intellectuelles (WISC) aussi bien qu'un retard dans le développement des capacités cognitivo-intellectuelles (EPL). Ils sont donc normalement relégués dans la catégorie des retards mentaux, diagnostic qui introduit l'idée d'une organisation déficitaire relativement fixée qui ne rend pas plus compte de la situation psychopathologique de ces enfants et des potentialités évolutives qui sont, paradoxalement, pressenties à partir de l'expérience clinique.

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CFTMEA (2002), Classification française des troubles mentaux de l'enfant et de l'adolescent - R 2000 – sous la direction de R. Mises et du Dr N. Quemada. 4ème édition du CTNERHI.

Les termes de retards mentaux apparaissent ici péjoratifs puisqu'à en croire Gibello187 B. (1984) ces enfants ne dépasseront jamais le stade des opérations concrètes pour les déficients légers, le niveau préopératoire pour les déficients moyens et le stade sensori-moteur dans le cadre des déficiences sévères. Le tout étant pris dans des possibilités d'autonomie sociale qui sont d'autant plus réduites que le déficit est important et qui prédisent à ces enfants une vie nécessitant un étayage institutionnel à vie pour les deux catégories les plus déficitaires. Une étiologie biologique est souvent évoquée dans ce cadre diagnostique même si Gibello188 B. (1995) évoque, à côté de ces retards mentaux, des sujets dont les compétences cognitives ne sont pas déficitaires initialement, mais qui le deviennent sous l'influence de processus pathologiques : psychoses, dysharmonies évolutives déficitaires, ou encore traumatismes crâniens.

Doit-on alors considérer que nous ne nous situons plus dans le cadre des dysharmonies développementales ? Où doit-on considérer que la classification proposée par Gibello B. ne permet pas de discriminer au sein du groupe des retards mentaux des "profils dysharmoniques" qui échappent à l'observation, tout simplement parce que la distinction entre performances intellectuelles et capacités cognitivo-intellectuelles, telle qu'elle est établie dans le cadre du modèle, n'est pas adaptée pour cette population clinique ? Pour répondre à cette question, il nous faut revenir sur la différence établie par l'auteur entre performances intellectuelles et capacités cognitivo-intellectuelles.

En effet, toute la classification repose ici sur une distinction entre l’intelligence et le raisonnement où il est acquis qu’en suivant Piaget J. on dépiste le raisonnement d’un sujet, que Weschler D. nous permet de mesurer son intelligence, et que les deux analyses sont complémentaires. Mais cette opposition entre intelligence et raisonnement est-elle valide ? Ces deux capacités sont-elles différenciées conceptuellement et différenciables dans la pratique psychométrique.

En fait, il est probable que par le terme de raisonnement, les piagétiens n’entendaient pas désigner quelque chose de différent de l’intelligence, mais bien au contraire ce qui en constitue l’essentiel. Ils considéraient que les tests classiques ne mesuraient qu’un certain nombre d’acquis et qu’ils ne permettaient pas de saisir l’intelligence dans son fonctionnement même, c’est à dire ses opérations. L’opposition intelligence-raisonnement ne trouve pas de fondement véritable chez Piaget J. qui cherchait à dégager l’organisation des structures logiques dans une perspective constructiviste. En ce sens, on pourrait même argumenter le point de vue selon lequel les épreuves piagétiennes répertorient les acquis d’un sujet étape par étape, à l’intérieur du modèle théorique, sans vraiment nous dévoiler ses opérations mentales. Elles ne sont donc pas si dissemblables des méthodes classiques. Nous avons d'ailleurs déjà évoqué, dans la première partie de ce travail, les fortes corrélations observées dans le cadre des comparaisons statistiques effectuées entre le WISC et l'EPL. Il semble bien que ces deux tests ne se différencient pas suffisamment pour permettre de repérer la composante dysharmonique de notre population clinique.

Dans le cadre de l’intégration scolaire en psychiatrie de l'enfant, une partie de la mission du psychologue consiste à comprendre la nature des processus cognitifs impliqués dans les difficultés rencontrées par les enfants au cours des apprentissages. Sans renvoyer dos à dos les tenants d’une psychologie du sens et les tenants d’une psychologie des déficits

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Gibello B (1984), L'enfant à l'intelligence troublée, Paris, Le centurion, p. 75. 188

(Georgieff189 N., 1995), il paraît important aujourd'hui de ne pas s'en tenir à un simple constat de retard mental à propos des profils diagnostiques de notre population clinique. Pouvons-nous actuellement dépasser la seule exploration des contenus de pensée cognitifs, recueillis à partir du WISC et dans une moindre mesure à partir de l'EPL, pour évaluer les mécanismes plus élémentaires qui sous-tendent ces organisations psychopathologiques ?

Aujourd’hui, il paraît possible d'invoquer d’autres modèles cognitifs pour se dégager du seul principe d’une évaluation basée sur les construits d’un sujet dans sa rencontre avec un environnement et ce, afin de s’attacher à repérer et à comprendre la nature des mécanismes élémentaires qui sous-tendent le développement cognitif. Dans une perspective clinique et psychopathologique, une telle démarche suppose un décentrage épistémologique pour redéfinir la notion de dysharmonie développementale au sein du groupe des retards mentaux. Cette entreprise compléterait les connaissances actuelles de ces organisations psychopathologiques, dégagerait de nouvelles voies diagnostiques et, permettrait éventuellement d'enrichir les modalités de prises en charge des enfants.

Pour atteindre cet objectif, nous nous appuierons sur un modèle néostructuraliste : celui de Pascual-Leone J. (1970) et de la Théorie des Opérateurs Constructif (T.C.O.).

2.5. Une approche néostructuraliste : la théorie des opérateurs