• Aucun résultat trouvé

L’événement, un produit de la société de masse

Dans le document Disponible à / Available at permalink : (Page 61-65)

PREMIÈRE PARTIE :

3. Le point de vue des sciences sociales

3.3 L’événement, un produit de la société de masse

Ainsi confrontée à la surenchère événementielle des médias, les sciences sociales ne peuvent que s’interroger sur le phénomène, avec souvent des a priori très négatifs envers notamment la télévision, comme dans le cas de Nora. Cependant, ce qui constitue un véritable apport à la théorie de l’événement est son recadrage diachronique, qui lui restitue son historicité et, en conséquence, permet de le voir comme un révélateur du fonctionnement social.

En 1973, le Centre d’Études de Presse de l’Université de Bordeaux publie le dossier La presse et 1 ’événement, qui aborde de façon à la fois théorique et critique la question de

l’événement dans les médias, en traitant la couverture d’événements très médiatisés (le débarquement siir la Lime, le voyage d’Apollo XI), ce qui témoigne d’une volonté d’articuler support et genre discursif, notamment avec une réflexion finale intitulée « L’énonciation de l’événement ». Le dossier s’inscrit au-delà de l’opposition événement/structure :

L’historiographie contemporaine a établi une distinction d’abord nécessaire mais ensuite excessive entre événement et ce que l’on a appelé, peut-être abusivement, stmcture ; il faut maintenant réintégrer l’un dans l’autre ; mais cette relation du quotidien et du durable, du nouveau et du permanent, c’est précisément dans la presse qu’on la trouve exprimée : l’étude de presse doit permettre de distinguer l’un de l’autre en utilisant des méthodes différentes puisque l’événement présenté dans la presse est à la fois récit ou dénotation utilisant des signes, un langage, et résonance, connotation le rattachant à un environnement qui est à la fois historique, social, psychologique (Tudesq 1973 : 20).

On commence par explorer une définition de l’événement en soulignant son caractère relatif ; ainsi, « une catastrophe naturelle (éruption volcanique, tremblement de terre...) n’est un événement que dans la mesure où les hommes en sont les victimes. Il y a là un élément de subjectivité que l’on retrouve dans tout événement : c’est moins par la réalité que par son apparenee que se définit l’événement » {ibidem : 14). On pointe également le rôle que joue le discours de l’information dans l’établissement de l’agenda médiatique, en soulignant que « certains événements s’imposent à la presse », tandis que d’autres réalités n’apparaissent comme des événements que parce que la presse les constitue comme tels (une rencontre de chefs d’États, un vote parlementaire, une fusion de grandes sociétés industrielles, etc.). Et pour preuve, affirme Tudesq, ce qui est un événement ici ne l’est pas à l’autre bout du monde, phénomène qu’ils désignent sous le nom de « relativité géographique », à quoi s’ajoute la relativité sociologique : « lorsqu’un qualificatif est ajouté ; un événement théâtral, sportif, scientifique ou diplomatique par exemple, c’est que la réalité ainsi présentée n’apparaît un événement qu’à une catégorie nettement définie et minoritaire de l’opinion » {ibidem).

Ce n’est pas un hasard si dans le recueil La presse et l’événement, à part André-Jean Tudesq, éditeur général de la publication et directeur du Centre d’Études de Presse,

nous ne trouvons aucun spécialiste des médias mais un historien, un philosophe, un spécialiste des sondages d’opinion médiatiques et des spécialistes en littérature. Autrement dit, il est trop tôt, en 1973, pour que l’articulation entre discours et événement soit faite. Ce qui est par contre à l’ordre du jour, c’est la relation entre le support (le médium) et l’information, ou plutôt la qualité de l’information et sa perception massive, comme le soulignait Barthes déjà en 1968.

L’un des objectifs de cette publication est de montrer l’évolution simultanée de la presse et de la notion d’événement. Par rapport aux avancées technologiques des médias au fil du temps, Tudesq remarque que

alors qu’elle [la presse] commentait et expliquait l’événement (c’est-à-dire l’intégrait dans une opinion), à l’époque où un événement n’était diffusé par le journal qu’après son déroulement, l’information instantanée de la presse d’aujourd’hui provoque la constitution de l’événement (je ne dis pas la création) et parfois le choc en retour des réactions d’une opinion sensibilisée provoque un événement plus important que celui qui a mobilisé l’opinion (Tudesq 1973 ; 15).

Tudesq adopte une perspective historique pour situer l’événement avant et après la grande presse d’information en France. Il observe que l’événement se modifie au fiir et à mesure que se constitue l’espace public, avec ses réseaux de communication, ses masses urbaines alphabétisées et l’apparition de l’opinion publique. L’événement est ainsi intrinsèquement lié à la société de masse, et par conséquent également au médium de transmission et de reproduction. Comme Nora, Tudesq situe l’apparition de « l’événement de presse » à la fin du XIX®. Il le distingue du fait divers par « le commentaire du journal et aussi par sa rareté [...] en réalité, le commentaire fait l’événement » {ibidem : 16), c’est-à-dire qu’il se définit en même temps par son essence et par son traitement discursif, tous deux tenant compte de l’intérêt du lecteur (le bourgeois). L’événement de presse concerne donc une majorité de citoyens, contrairement au fait divers, et provient surtout du champ politique. La presse, nouvelle force financière des grandes métropoles, en fera l’un de ses principaux chevaux de bataille ; tout spécialement les journaux d’information générale, qui construisent un discours purement « événementiel », où tout est événement, irruption, rupture, où tout mérite de le devenir.

Si, ainsi que l’écrit Tudesq, l’événement n’est plus une entité objective qu’il faut simplement décrire mais un fait que la presse sélectionne en fonction de l’intérêt qu’il représente pour une majorité de citoyens, et qui évolue parallèlement aux progrès techniques médiatiques, on peut dès lors parler de « construction de l’événement » par les médias, que Tudesq décrit comme un compromis entre le réel et le discours médiatique : « La presse ne fait pas l’événement, mais on ne peut pas dire non plus que la presse enregistre seulement l’événement » {ibidem : 20).

La perspective diachronique adoptée par Tudesq montre à quel point l’événement est façonné par l’espace public de la société de l’information, qui atteint sa configuration actuelle peu après la Deuxième guerre mondiale. Comme le note l’auteur, aux événements spontanés s’ajoutent les événements attendus ou provoqués, auxquels la radio et la télévision donnent un accès presque immédiat. En conséquence, les événements se multiplient et se globalisent, avec pour corollaire la hiérarchisation de l’opinion publique (opinion mondiale, nationale, régionale, etc.), en même temps que se raccourcit la distance entre l’événement et le public. Et plus la presse d’information multiplie et diversifie l’événement pour un public de plus en plus massif, plus l’événement se dilue, gommant légèrement la fi'ontière avec le fait divers et se rendant de plus en plus spectaculaire.

Cette publication, rarement citée dans la bibliographie sur l’événement, pointe cependant deux aspects fondamentaux : d’une part, le contexte où naît l’événement médiatique moderne, et d’autre part, sa différence avec l’événement historique. S’ils présentent des points communs, le dernier se caractérise par un certain recul par rapport à la situation d’énonciation :

L’événement tel que la presse le présente est distinct de l’événement historique dont l’importance n’est souvent perçue que longtemps après son déroulement [...] Événement historique et événement retenu par la presse n’en présentent pas moins des éléments communs ; ils se datent et se localisent avec précision, ils se situent dans un temps très court (quelques heures, tout au plus quelques jours) ; au moins pour leur déroulement, leurs conséquences peuvent durer très longtemps {ibidem : 13).

Une fois le concept adopté par les sciences humaines, plusieurs publications entreprennent la tâche de le réinterroger, en lui consacrant des dossiers multidisciplinaires (les revues Raisons pratiques, 1991 ; Réseaux, 1996 ; le collectif

Historiens et géographes face à l'événement, 1999 ; Terrain, 2002 ; Pensée plurielle et

Hermès, 2006). Ce qui frappe d’emblée dans ces publications est, d’une part, le fait que très souvent, elles s’ignorent mutuellement (sauf lorsque les signatures se répètent de l’une à l’autre), comme s’il fallait à chaque fois faire table rase, et d’autre part la fascination que continue à exercer l’événement au sein des sciences humaines et sociales, l’intérêt se déplaçant progressivement de l’histoire vers la sociologie, l’ethnologie et les sciences du langage. En suivant les différentes approches de l’événement, il devient clair que dans le déplacement de l’histoire vers les sciences sociales, il s’est produit également un changement de point de vue, qui a déplacé l’accent de l’événement lui-même à ses formes de présentation, notamment dans le discours qui est le sien par excellence : celui des médias.

Dans le document Disponible à / Available at permalink : (Page 61-65)

Documents relatifs