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Une démarche lexicologique

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PREMIÈRE PARTIE :

1. Une démarche lexicologique

« Événement ; d’après le latin evenire, arriver, et eventus, événement, sur le modèle de

avènement. Il a remplacé event (XV s.) ; latin eventus. || événementiel 1959 »

{Dictionnaire étymologique Larousse). Le vocable est à mettre en relation avec

accident et occurrence, qui proviennent de accidit et evenit, mots avec lesquels le latin marquait la connotation négative de ce qui arrive ou sa neutralité, respectivement, contrairement à evenit dont la connotation est positive.

Selon le Dictionnaire de l’Académie Française, l’événement est (a) un fait auquel aboutit une situation (sens vieilli), ce qui se produit par la suite (sens actuel), mais aussi (b) tout ce qui se produit, tout fait qui s’insère dans la durée, (c) fait d’une importance notable pour tout individu ou une communauté humaine, (d) qui attire l’attention par son caractère exceptionnel. Dans le registre familier, « fait auquel on accorde ime importance démesurée », et souvent au pluriel ; (e) ensemble des faits plus ou moins importants de l’actualité (sens spécialisé).

On va donc du résultat d’une situation (a) à la situation elle-même (b). Ce deuxième sens est déterminé par la présence d’un récepteur ou témoin, disons simplement un sujet qui lui accorde un sens (c), même un sens exceptionnel ou démesuré (d), et par son lien avec l’actualité (e). À en croire l’étymologie, un événement arrive, s’impose, d’une certaine manière, et s’il n’est pas forcément incontrôlable ou imprévisible, aucun trait sémique ne spécifie un agent : l’événement est là pour être constaté, il se produit pour quelqu’un, et s’il n’est pas nécessairement inattendu, il a certes quelque chose hors du commun. En diachronie, le mot fi'ançais ayant perdu le trait [-1- résultat d’une situation] (sens vieilli), il est perçu comme inattendu, imprévisible.

Essayons de fixer les traits sémiques d’après ces définitions ; [+ situation], [-1- remarquable], [+ exceptionnel], [- agent]. Le trait [+ actualité] n’est pas compris dans la plupart des usages historiques du lexème, ce qui prouve l’historicité du sens moderne d’événement. Dans l’acception familière « fait auquel on accorde ime importance démesurée », l’actualité importe moins que le caractère exceptionnel, comme en témoigne cette citation littéraire :

Les grands événements, pour nous, c’était le mariage de Kou, d’Aazi, une sehja réussie, la fin de la récolte des figues, l’ouverture de Taasast, le dernier discours du cheikh à

l’assemblée. Mais à côté de nous Akli et les néophytes de la civilisation et des idées éclairées se tenaient au courant de l’actualité. Un jour nous lûmes, effarés, sur les gros titres des journaux que la paix ne tenait plus qu’à un fil et que des millions d’hommes, mécontents de leur sort, allaient, pour l’améliorer, se jeter sur des millions d’autres hommes (Mouloud Mammeri, La colline oubliée).

Ce fragment rend compte de deux temporalités de l’actualité : celle du village et celle du monde qui l’entoure, celle de l’immobilité et celle de l’histoire. Pour le narrateur de

La colline oubliée, le grand drame (ce qui donne lieu au récit) est la superposition des deux actualités, l’une venant briser l’autre. Le trait [+ remarquable] est peut-être le plus important, car il implique un témoin du fait survenu, ou plutôt quelqu’un qui juge si le fait est un événement ou pas. Les événements sont ainsi des faits marquants mais quotidiens, prévisibles (contrairement à la guerre), qui entrent dans l’ordre des choses, et qui constituent des événements en raison de leur importance sociale, car ils organisent la vie commune (contrairement à la guerre).

Une autre citation, cette fois de Georges Perec, nous montre un autre visage de l’événement, une autre actualité faite de quotidienneté mais cette fois imposée, subie :

Ce qui nous parle, semble-t-il, c’est toujours l’événement, l’insolite, l’extra-ordinaire : cinq colonnes à la une, grosses manchettes. Les trains ne se mettent à exister que lorsqu’ils déraillent, et plus il y a de voyageurs morts, plus les trains existent [...] Il faut qu’il y ait derrière l’événement un scandale, une fissure, un danger, comme si la vie ne devait se révéler qu’à travers le spectaculaire, comme si le parlant, le significatif était toujours anormal : cataclysmes naturels ou bouleversements historiques, conflits sociaux, scandales politiques... [...] Les journaux parlent de tout, sauf du journalier. Les journaux m’ennuient, ils ne m’apprennent rien ; ce qu’ils racontent ne me concerne pas [...] Ce qui se passe vraiment, ce que nous vivons, le reste, tout le reste, où est-il ? (Georges Perec,

L ’infra-ordinaire)

Faisons dialoguer ces deux textes, non pas en tant que citations d’autorité mais comme des textes qui circulent, qui, disponibles dans l’espace public, légitiment ou enfreignent des usages : « le reste », « tout le reste », se trouve dans la vie quotidienne de la Tasga de Mammeri, dans « le mariage de Kou, d’Aazi, ime sehja réussie, la fin de la récolte des figues, l’ouverture de Taasast, le dernier discours du cheikh à l’assemblée », qui sont, eux aussi, des événements. Perec veut nous parler de cette autre acception

d’événement, le médiatique. Dans l’événement médiatique, les traits sémiques saillants sont [+ exceptionnel] et [+ actualité], c’est-à-dire qu’il s’impose aux deux sens du terme : par son caractère exceptionnel et par le fait qu’il est imposé par les médias. Ce fragment de Perec confirme la citation de Mammeri : il y aurait deux actualités, celle du sujet ou de la collectivité et celle de l’histoire (la guerre) et des médias (les trains qui déraillent). Ce qui nous mène à un autre trait sémique du lexème, bien souligné par la citation de Perec, à savoir, [+ date] et [+ localisation]. En effet, la datation de l’événement, qui à simple vue n’apparaît pas dans nos exemples et nos définitions, se déduit du fait que l’événement, en tant que fait ponctuel, a un début et une fin bien délimités. Par ailleurs, si l’événement est exceptionnel, il ne peut qu’avoir lieu à un endroit défini.

Tout au long de cette étude, nous verrons que les sèmes « chose qui arrive » et « remarquable » vont orienter les emplois de la notion. Mais si l’événement par excellence est la catastrophe naturelle ou l’accident, l’histoire est faite de situations moins imprévisibles. Plus que son imprévisibilité, ce qui caractérise l’événement est l’irruption. Le trait sémique [- agent], que nous déduisons du sens premier du lexème, aujourd’hui perdu, le confirme : l’événement a lieu. Si ce trait n’est pas présent dans l’acception familière, il domine le lexème dans son acception historique et médiatique : « L’événement, c’est ce qui arrive w''*.

Pour l’instant, arrêtons-nous sur ce qui donne à l’événement ime dimension remarquable, contrairement à son parent pauvre, le fait divers. Dans le chapitre 7 la question sera réexaminée à la lumière de la littérature critique.

1.1 Événement vs fait divers

« Fait divers : menus événements du jour rapportés par la presse. Par métonymie : rubrique d’xm journal sous laquelle sont groupés ces événements. Synonyme populaire : ‘chiens écrasés’. Cette pièce est comme on dit dans les faits divers, un de ces drames malheureusement trop fréquents {Kemrà, journal, 1895, p. 282) » (Dictionnaire TLFi).

Selon le Dictionnaire international des termes littéraires (DITL), cette catégorie, apparue vers 1838, renvoie à deux notions distinctes, l’une et l’autre teintées d’une

légère connotation péjorative : (a) employée le plus souvent au pluriel, l’expression désigne une rubrique et un genre journalistique, consacrés à la relation des menus événements du jour ; (b) au singulier et par extension, elle traduit l’événement proprement dit, catégorie d’occurrence insignifiante et futile. Au sens ancien (déjà sous le règne de Charles VIII), grâce à l’imprimerie, les occasionnels (feuilles volantes ou brochures colportées) ou bulletins imprimés servent à diffuser des nouvelles «extraordinaires» ou «exceptionnelles», « les événements marquants de l’actualité qui pouvaient aussi donner lieu à des chansons et des refi^ains en vogue ». Au fil du temps, le genre évolue grâce aux progrès techniques, toujours lié aux formes populaires à grande circulation : « un titre-sommaire destiné à être crié et qui accumule, dans une syntaxe heurtée, épithètes emphatiques et détails circonstanciés se fixent un vocabulaire et des thèmes spécifiques (faits d’armes et exploits héroïques, vie de personnages illustres, fléaux ou catastrophes naturelles, crimes et récits fantastiques) ».

Événement qui sort du commun et qui constitue la matière privilégiée de la presse populaire, le fait divers frôle l’incroyable, même si au début il se confond avec la nouvelle :

Le premier XIX® siècle lui préfère [...] le terme de nouvelle, affublé des épithètes « curieuse », « extraordinaire » ou « singulière » [...]. Celui-ci, en usage dès la fin du XVII® siècle, demeure d’un emploi fréquent dans la première partie du XIX®, désignant à la fois une fausse nouvelle et, par dérive métonymique, le support qui la véhicule. Mais le développement rapide de la presse à grand tirage durant le Second Empire impose progressivement l’expression « faits divers ». Attesté en 1863 dans Le Petit Journal, le terme devient alors d'un usage courant et le Grand Larousse Universel l’enregistre en 1872, au pluriel et sous sa définition journalistique (D. Kalifa in DITL).

Contrairement à l’événement, le fait divers est un fait quelconque qui fait surface par sa banalité même, par sa gratuité. Il est aberrant et atypique dans sa typicalité, dans la répétition :

Ne retenant de la société que ses convulsions, il impose un réalisme pointilliste qui hypertrophie le détail technique et pittoresque. Réactivant des lieux communs de mémoire et de représentation, il produit ainsi des certitudes qu'il inscrit dans un pseudo-espace informatif Pourtant, mpture de la norme et du prévisible, irruption de l’atypique à la surface de l’information, le fait divers peut exprimer avec un relief saisissant les

dysfonctionnements du corps social, révéler les dessous obscurs ou la « part maudite » de la société (D. Kalifa in DITL).

À la fin du XVIII®, « l’événement se distingue du fait divers par le commentaire du journal et aussi par sa rareté » (Tudesq 1973 : 16). L’événement mérite donc de dépasser le discours purement informatif du fait divers, qui ne vaut que pour ce moment d’irruption où il occupe momentanément l’espace public, pour ne demeurer que le bref instant de son irruption, lequel, pour l’événement, n’est que condition de possibilité. Il peut cependant devenir événement, « soit que la presse en donne une explication plus qu’une description, soit que les lecteurs y portent un intérêt qui en fait un événement » (Tudesq 1973 : 17).

Le fait divers, un type d’événement ? Si les différences ne sont pas faciles à établir, le moins que l’on puisse dire est que le premier se distingue du second par le trait sémique [+ agent] ; en tant que révélateur du « dysfonctionnement du corps social », le fait divers a un auteur que l’événement n’a pas. Cependant, les canicules, catastrophes et autres guerres ont des causes et des conséquences ; les coups d’Etat et les frappes aériennes ont certes des auteurs... La représentation linguistique d’un procès est-elle différente lorsqu’il s’agit d’une action ou de quelque chose qui arrive ? La philosophie analytique, en faisant la différence entre faits, actions et événement, affirme que oui ; car si la forme aboutie de l’événement et du fait (qui est son résultat) est le nom, celle de l’action est le verbe, capable d’exprimer la personne.

Nous entamons maintenant le parcours disciplinaire à travers lequel nous pourrons suivre l’évolution du concept avec, pour fil conducteur, des interrogations posées à partir de l’AD.

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