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Les « temps longs » de l’École des Annales

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PREMIÈRE PARTIE :

2. Du côté de l’histoire

2.1 Les « temps longs » de l’École des Annales

Le grand théoricien de l’histoire structurale et totalisante, Fernand Braudel, expliquait ainsi comment il en était arrivé à son histoire politique de la Méditerranée entre 1550 et 1599 : « Ma vision de l’histoire a pris alors sa forme définitive, sans que je m’en rende compte aussitôt, en partie comme la seule réponse intellectuelle à un spectacle -la Méditerranée-, qu’aucun récit traditionnel ne me semblait capable de saisir [...] Choisir

{'observatoire du temps long, c’était choisir comme un refuge la position même de Dieu le père » (Braudel 1990 : 15, nous soulignons). Le recours a la métaphore du spectacle (qui fait écho à la citation de Tocqueville ci-dessus) est capital, car elle vient se greffer à d’autres images chères à la vision braudélienne : les temps longs (« le temps court est la

plus capricieuse, la plus trompeuse des durées »'^), qui s’offrent à la vue de l’historien comme dans un théâtre ; une certaine quiétude opposée au rythme saccadé de l’événement ; le point de vue de « Dieu le père », omniscient, à qui l’histoire s’offre d’elle même, cette histoire qui coule malgré les actions des grands hommes (« ...pendant que le roi poursuit son oeuvre, le monde autour de lui ne cesse de faire entendre son immense rumeur »'^). Ici, le récit est opposé au spectacle (la narration est opposée à la description), qui s’offre aux yeux de l’ohservateur, lequel ne se laisse pas leurrer par le temps de l’événement, le temps court, dans la mesure où celui-ci est le résultat du regard du contemporain, mais aussi parce qu’il ignore le temps géographique et le temps social. Le récit, «fait de retours insistants, de cycles sans cesse recommencés [...] définit les équilibres fragiles entre l’homme et son milieu, les animaux et les plantes, la terre et la mer, le sol et le climat » (Burguière 1986 : 99). Le spectacle, « plus proche et plus mobile », est le temps « des économies, des états, des sociétés, des civilisations dans leur dynamique et leur rapport conflictuel » {ibidem).

Porte-parole de la deuxième génération de l’École des Annales, fondée en 1929 par Marc Bloch et Lucien Fehvre avec la revue Annales d'histoire économique et sociale^^,

Braudel continue cette tradition par le biais de son œuvre théorique mais aussi institutionnelle. Tout au long de sa carrière, il s’efforcera de marquer les limites de l’histoire dite événementielle en privilégiant une approche économique et sociale des phénomènes étudiés, en pratiquant ime histoire du détail, en donnant un statut historique aux petits personnages, à leur mode de vie, à leurs comportements. Fortement penchée vers les sciences sociales, éloignée de l’histoire politique truffée de grands événements, de biographies célèbres et de dates importantes'^, l’histoire annaliste va se baser sur de nouvelles échelles de temporalité. Comme le remarquent Delacroix et al. (2003), le titre même de la thèse doctorale défendue par Braudel en 1947, dirigée par Lucien Febvre, est révolutionnaire ; en effet, dans La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, ce qui est mis en valeur est l’espace méditerranéen et non

Braudel 1969 : 46. ’’Braudel 1984 : 241.

Au fil du temps et des tournants théoriques, la revue changera plusieurs fois de nom : de 1939 à 1945,

Annales ou Mélanges d’histoire sociale ; de 1946 à 1993, Annales, économies, sociétés, civilisations, et à partir de 1994, Annales, histoire, sciences sociales.

Ce que l’historien François Simiand, proche de l’école des Annales, dénonce en 1903 comme les «trois idoles de la tribu des historiens» : l’idole politique, la démarche chronologique et le rôle excessif dévolu aux individualités (Delacroix 2003 : en ligne).

l’homme politique, ce qui représente une véritable mpture historiographique. Les trois axes qui divisent son étude sur la Méditerranée nous donnent une idée de son approche : la première partie est consacrée aux temps longs (correspondant à la structure) de la géographie et aux régularités du climat, la deuxième porte sur les temps moyens (correspondant à la conjoncture) des cycles économiques et la troisième sur les temps courts de la politique. Il laisse ainsi pour la fin le chapitre intitulé « Les événements, la politique et les hommes ». Nous pouvons paraphraser cette tripartition en ces termes, à la suite de Pomian (1984 : 87) ; « structures, conjonctures, l’événementiel ».

Ce travail faisait écho à celui de Febvre, Philippe II et la Franche-Comté, œuvre pionnière en matière d’histoire non événementielle, dont Pomian dit qu’elle ne se détourne pas des événements, mais qu’elle « leur confère une signification nouvelle, celle des symptômes d’un clivage dont on dirait aujourd’hui qu’il appartient à la structure de la société comtoise du XVI® siècle » (Pomian 1984 : 14). Ainsi, Febvre donne une place aux événements, non à cause de leur singularité mais dans la mesure où ils font partie d’un panorama plus large, « en tant qu’éléments d’une série, en tant qu’ils dévoilent les variations conjoncturelles des rapports entre les classes sociales dont le conflit reste constant tout au long de la période étudiée » {ibidem : 15). Même si le concept de structure n’est pas encore à l’ordre du jour, on le voit survoler l’œuvre de Febvre et préfigurer celle de Braudel. En effet, « la découverte de toute ime nouvelle dimension de l’histoire : de l’histoire structurale, très lente, ‘quasi immobile’, ‘faite bien souvent de retours insistants, de cycles sans cesse recommencés’, est im des plus grands apports de La Méditerranée à la pensée historique de notre temps » (Pomian 1984 : 86). En conséquence de tout cela, c’est le temps historique même qui s’en trouve changé, car l’écriture de l’histoire n’est plus dictée par la chronologie événementielle, contrairement à celle de la « micro-histoire », telle que l’appelle Braudel.

2.1.1 Histoire et sciences sociales

Mais si cette critique de l’événement représente une nouvelle façon de faire l’histoire, elle ne va pas jusqu’à le nier : « La pire des politiques, vous le savez, serait ou d’ignorer tout à fait ces événements, ou de les accepter tels qu’ils se présentent à nous, de céder à leurs poussées répétées... » (Braudel 1997: 17). Il s’agit plutôt de le situer concrètement, de le resituer dans son environnement naturel, loin des abstractions

historiques qui tendent à isoler l’événement et les acteurs de leur contexte. Pour ce faire, il est nécessaire d’intégrer les sciences sociales au regard historique : l’économie politique, la sociologie et surtout la géographie, pour éviter de briser les cadres chronologiques du passé en se focalisant sur les faits politiques et diplomatiques. Ainsi, son histoire de la Méditerranée (ou son spectacle) est construite grâce à une myriade de petits faits, tous datés et situés avec précision, au point que « dans toute son oeuvre, Braudel n’a eu de cesse d’étendre l’acception même de l’événement. Si l’événement est partout, à la limite, tout peut être événement » (Boutier 2001).

Il s’agit donc pour l’historien non pas de nier l’événement mais de le recentrer (« comme toujours, les plus grands événements ne font, pour ainsi dire, aucun bruit ; la face du monde s’est trouvée changée sans que l’on y ait vraiment pris garde »^®) et de lui accorder sa juste place, en se méfiant du témoignage (« méfions-nous de cette histoire brûlante encore, telle que les contemporains l’ont sentie, décrite, vécue, au rythme de leur vie, brève comme la nôtre »^’). Plus que le nier, il n’a de cesse de revisiter le concept d’événement pour, au bout du compte, l’estomper. Or, selon sa propre conception, l’événement reste ce qui infléchit le cours des choses à long terme,

et dans ce sens il ne peut être perçu (et hiérarchisé) qu’a posteriori (des événements économiques ou climatiques, par exemple).

Le statut de l’événement dans l’œuvre braudélienne a aussi des origines biographiques, qui n’en sont pas moins intéressantes pour nous. Prisonnier des allemands lors de la Deuxième guerre mondiale, Braudel reçoit les échos des événements extérieurs par la presse. Comme l’écrit Boutier (2001), « ‘le perpétuel tourbillon de la grande histoire’ n’est alors jamais séparé des formes écrites de la notation et de la mise en circulation de l’information, qui devient ainsi ‘cette fabricante d'événements’ ». Ainsi, lié à cette forme de mise en mots et de circulation propre au discours de l’information, l’événement adopte une vitesse et une échelle sans mesure avec les vrais changements ; de sa prison coupée du monde, Braudel redimensionne ces bribes éparses de la mutation historique :

Le problème était d’échapper en quelque sorte aux événements qui bourdoimaient autour de nous, en nous disant : « Ce n’est pas si important que cela ». Ne pouvait-on

^“Braudel 1984 : 210. Braudel 1949 : XIII-XIV

dépasser ces mouvements de marée, ces montées, ces descentes, pour voir quelque chose de tout à fait différent ? C’est ce que j’ai appelé très tôt « le point de vue de Dieu le père ». Pour Dieu le père, une année, ça ne compte pas ; un siècle, c’est un clin d’œil (Braudel 1985 : 7).

2.1.2 L’influence de l’École des Annales sur les médias

Curieusement, les réflexions annalistes ne sont pas restées lettre morte pour les médias de l’époque. L’historien des médias F. James explique comment la rencontre entre l’histoire et le journalisme s’est produite dans les années 60. Dix ans plus tôt, dans les armées 50, « l’histoire ne peut devenir une science que si elle prend ses distances d’avec le journalisme » (James 2000 : conférence), comme le montrent les écrits de Braudel, et notamment la citation précédente. Avant l’avènement de l’histoire du temps présent (cf. § 3.6), l’événement était une catégorie naturelle pour le journaliste. Celui-ci, qui ne s’était jamais interrogé dans le cadre de sa pratique sur l’événement, considéré comme une notion intemporelle et une entité « pré-disponible », commence à le voir comme une entité historique susceptible d’être problématisée. Historiens et journalistes se rapprochent lorsque le présent commence à se constituer comme un objet historique à part entière. Lors de cette rencontre, le journalisme va emprunter à l’histoire des Annales une certaine conception de l’événement ; de l’événement crise on va passer à l’événement qui dure, qui s’installe, qui est lent, mis en perspective (James 2000). La problématisation de l’événement en cours va créer un arrière-plan, les journalistes vont s’investir dans la recherche de causes, de conséquences, de mise en signification. Ainsi, à partir des années 1960, c’est moins l’événement qui change, que ce que les nouvelles formes journalistiques lui font signifier.

Ce constat est confirmé par J. Arquembourg (2003), qui montre comment la télévision fi"ançaise de la seconde moitié des années 60 a modifié ses modalités de traitement des événements : elle passe du mode d’enquête au mode d’examen, en tentant d’accéder au substrat qui sous-tend l’événement, autrement dit, la structure. Le direct, qui était le mode « naturel » de présentation de l’événement aux débuts de la télévision, perd en fréquence. On convoque une série de formats qui tendent à contextualiser les faits (graphiques, récapitulatifs, etc.), dans les studios et non plus sur le terrain. La temporalité de l’événement s’en voit profondément modifiée. La télévision d’examen

prévaut jusqu’en 1991, avec la Guerre du Golfe, qui marque un retour à la modalité d’enquête, au direct, mais sans les acquis de la télévision d’examen.

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