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1.2. Karl-Otto Apel et l’éthique de la discussion

1.2.2. L’éthique de la discussion

Ayant ainsi préalablement défini le fondement transcendantal de la rationalité communicationnelle, Apel va pouvoir en formuler les conséquences pratiques dans une éthique de la discussion26.

À ce niveau de la réflexion, il ne cesse de stigmatiser la tension entre la communauté idéale et la communauté réelle de communication. A ses yeux, elle n’a aucune raison d’être. Il refuse en effet l’existence, au sein du débat communicationnel, d’une distinction entre rationalité discursive et rationalité

stratégique (au sens d’une dynamique moyens-fin). Car il est impossible, selon lui,

d’assimiler le discours argumentatif à une entreprise rationnelle orientée en fonction des fins, comme le serait une entreprise privée. A moins de considérer en effet que la discussion argumentée ,est un espace où s’affrontent des intérêts égoïstes sans aucune visée constructive et collective, cette assimilation n’a aucun sens dans son esprit. Pour étayer son opinion, Apel s’efforce d’expliquer que

la discussion argumentative n’est pas une entreprise rationnelle en fonction d’une fin à laquelle on pourrait se résoudre ou ne pas se résoudre. Pour autant que l’on argumente (que l’on pense !), on est toujours déjà engagé dans cette entreprise et dans ses presuppositions normatives27.

Il est donc impossible d’opérer une distinction entre intérêt individuel et intérêt collectif dans le cadre communicationnel. Au contraire,

25 op.cit., pp.48-49.

26 APEL, K.-O., Éthique de la discussion, trad. M.Hunyadi, Paris, Cerf, 1994. 27 op.cit., p.56.

on est bien plutôt lié dans une indissociable solidarité au destin de la communauté illimitée des sujets arguméntame pour autant que l’on ait un intérêt pour la vérité - et cet intérêt, même celui qui doute de la possibilité d’une fondation rationnelle de l’éthique doit l’avoir28.

Il formule ainsi les deux premières valeurs inscrites au cœur de la discussion. Cette formulation l’autorise ainsi à aménager l’espace pour une éthique qui se devrait de respecter les principes de vérité et de solidarité. Soulignant la dimension strictement morale d’une violation de ces principes, il admet toutefois qu’une telle violation puisse se concilier avec une recherche de validité stratégique. En effet,

si quelqu’un enfreint les normes de la discussion (...), alors ce sont tous les participants à la discussion en tant que chercheurs en quête de

vérité qui sont perdants, y compris, précisément, les contrevenants

eux-même, en tant qu’ils sont des chercheurs en quête de vérité (...) Ce n’est que du point de vue moral que son comportement est

contraire aux normes ; il peut en revanche être conciliable avec les normes de la rationalité purement stratégique29 30.

Face à cette opposition toujours possible entre deux formes de rationalité, peut-on, en premier lieu, concevoir que la distinction entre la rationalité stratégique et la rationalité morale se conclut toujours aux dépens de la première ? Est-il nécessaire, en d’autres termes, de considérer que,

dans le cas de « l’entreprise » discursive - et dans ce cas seulement - l’intérêt commun et indépassable de la raison pour la recherche de la vérité soit indissolublement lié à l’observation de normes morales

fondamentales10 ?

Il s’agit, en second lieu, d’élucider le statut moral des normes de la discussion. Dans ce but, il convient d’évaluer si les principes normatifs de cette discussion, toujours présupposés dans sa pratique (égalité des droits, solidarité et coresponsabilité), peuvent être considérés comme des critères pertinents dans les conflits d’intérêt empiriques. Pour le formuler autrement, il s’agit d’apprécier si

28 op.cit., p.57. 29 op.cit., p.58. 30 op.cit., pp.59-60.

[ces normes] pourraient être comprises comme a priori déterminantes pour les normes de résolution de conflit habituellement comprises, au sein du monde de la vie des véritables conflits d’intérêts, comme morales ou s’il était possible [que], en tant que normes de la discussion « délestée de toute action », elles n’aient rien à voir avec cela31 32.

C’est pour tenter de résoudre à la fois l’une et l’autre de ces problématiques qu’Apel affirme l’importance d’une éthique de la discussion. Cette éthique s’inscrit en effet dans un processus spécifiquement et radicalement moral, se référant à

cette situation, c’est-à-dire au réel en tant qu’il est déjà rationnel (pour le dire dans les termes de Hegel), mais également au réel en tant qu’il ne l’est pas encore, que toute application de l’éthique de la discussion doit se raccorder de manière responsable ; et maintenant cela signifie, si l’on pense de manière suffisamment radicale : l’éthique de la discussion doit également assumer à tout moment, lors de son application, la responsabilité à l’égard des conséquences de sa propre

application a des situations historiques, en tant qu’application d’une éthique rationnelle postconventionnellé'1.

Si Apel met tant l’accent sur l’importance de cette éthique de la discussion, c’est qu’elle devrait permettre d’échapper au conflit entre communauté idéale et communauté réelle de communication. Pour aboutir à ce résultat, expliciter les normes attachées à la discussion idéale, contrefactuellement anticipées dans la discussion ne constitue encore que la première étape. Il s’agira ensuite d’évaluer !’application de cette éthique de la discussion, afin de s’assurer, au-delà de sa validité théorique, de sa pertinence pratique.

Comme Habermas, son adversaire sur l’idée d’une telle tension entre communautés idéale et réelle de communication, Apel cherche lui aussi à dépasser le solipsisme moral du formalisme kantien. Il entreprend de montrer en quoi l’espace discursif, par sa capacité d’information due à la formation d’un consensus et par sa capacité de délestage de la conscience individuelle du fardeau de !’universalisation des maximes, manifeste une solidité philosophique qui constitue,

31 op.cit., p.61. 32 op.cit., pp.66-67.

selon lui « le nouveau paradigme d'une philosophie transcendantale transformée par

l'apport d'une pragmatique du langage13 ».

Malgré son attachement au transcendantalisme de la philosophie kantienne, Apel n’en assume pas moins l’apport de la réflexion communicationnelle en reconnaissant la spécificité médiatrice du langage. Celui-ci devient en effet pour l’individu le lieu principal de la constitution du sens. Et ainsi se trouvent écartés au passage tous les courants philosophiques proclamant le rôle central de la raison dans cette constitution du sens. Après avoir consacré la nature inter subjective du rapport au monde et tout autant la formation du sens chez l’individu, Apel va alors pouvoir en dégager les conséquences pour le comportement de l’individu en ce qui a trait à une éthique de la responsabilité.