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Volontairement branchée sur le temps présent, la théorie communicationnelle refuse toute espèce de conception classique de la politique basée sur une métaphysique de la nature ou sur une philosophie du sujet de type kantien. Elle refuse tout autant les courants « quasi-métaphysiques » contemporains qui absolutisent le fait par rapport au droit et justifient ainsi les nouvelles formes de domination apparues dans les sociétés libérales avancées, du fait du développement scientifico-technique. Tantôt le citoyen-acteur sera réduit à la raison instrumentale et la société tout entière ramenée à un simple système de production. Tantôt cet acteur se verra réduit à une raison stratégique seulement soucieuse de fins et de moyens. La société se voit alors ramenée à un espace public destiné à sauvegarder au mieux les libertés privées et les particularismes. Mais dans les deux cas, aucun universel à l’horizon. La démocratie aura pour seul fondement un affrontement des intérêts avec pour seule fin un accord de compromis sur des procédures et des institutions.

Tout autre est l’approche universaliste de la théorie communicationnelle. Trois notions peuvent permettre de circonscrire une conception de la démocratie à laquelle aboutissent les développements de la théorie communicationnelle : la légitimité, la critique et l’intersubjectivité. Elles représentent en effet trois repères qui définissent chacun une dimension constitutive de la philosophie communicationnelle telle que l’ont conçue Habermas, Apel et Ferry.

Le raisonnement d’Habermas dans sa réflexion critique sur la société peut être qualifié de dialectique. Face à !’observation sociologique qu’il fait de la réalité sociale empirique, son agir communicationnel vient en effet jouer le rôle d’un médium méthodologique dont le résultat attendu relève du domaine de la légitimité des systèmes de normes et de représentations sociales et culturelles qui structurent une société donnée. Cette légitimité remplit ainsi la fonction d’un idéal régulateur qui anime l’espace communicationnel. Il s’agit donc autant d’interroger la légitimité de la réalité politique et sociale existante que d’établir des critères

méthodologiques qui peuvent permettre de la rétablir au besoin. En d’autres termes, pour reprendre la formulation de Ferry,

il ne s’agit pas de faire fonctionner systématiquement le « soupçon » à l’égard des légitimations politique et de leur authenticité. Car, pour Habermas, il s’agit plutôt de ne pas renoncer à la perspective d’où la validité des normes pourrait être fondée61.

La question de la démocratie se voit posée en premier lieu comme une problématique normative de prétention à la légitimité du système d’organisation et de représentations qu’elle constitue dans la société. Cette interrogation méthodique s’associe, presque par principe, à !’institution d’une théorie critique de la société. Il est en effet difficilement concevable d’exiger d’une société démocratique qu’elle puisse répondre d’elle-même en dehors d’une réflexion qui pose la critique comme pivot méthodologique de sa démarche.

La théorie critique désigne généralement l’ensemble du courant de pensée issu de l’école de Francfort. En effet, dans une tradition marxiste, ses membres, de la première génération (Adorno, Horkheimer, Benjamin, Marcuse) en passant par la seconde (Habermas, Apel, Wellmer, Tugendhat) jusqu’à la troisième, plus récente (Honneth, Ingram, Beck, Menke, Wingert...), ont nourri un projet philosophique résolument critique de la modernité et des effets de sa rationalité instrumentale. Si elle revêt un caractère sociologique, en tant qu’elle a pour objet la société, cette théorie critique, chez Habermas et Apel, se veut toutefois bien davantage qu’une simple étude descriptive ou positive sur le fonctionnement des sociétés modernes. Ils souhaitent en effet montrer qu’en instituant une procédure de discussion argumentée comme méthode critique dont la finalité est d’éprouver la validité d’un système de normes existant, la démocratie par exemple, il est possible d’en évaluer la pertinence pour les membres de la communauté. Comme l’explique Ferry,

la théorie critique de la société peut ainsi confronter le système de normes socialement en vigueur dans une société donnée à une époque donnée, et compte tenu du niveau de développement atteint, avec ce que ce système de normes aurait pu être s’il avait été établi

« idéalement », c’est-à-dire suivant le principe de !,universalisation des intérêts universalisâmes dans la discussion rationnelle62.

Il est à noter que cette théorie critique est fondée sur la conviction que cette discussion rationnelle, par la force de !’argumentation, constitue la méthode par excellence pour reconstruire la validité, dans un même mouvement, du monde vécu et du système. Ferry résume ainsi particulièrement bien la manière dont cette critique de la société, par !’intermédiaire du processus d’universalisation, engendre la légitimité des systèmes normatifs qui en sont issus. Il reste ensuite à observer la composante spécifiquement intersubjective de cet agir

communicationnel qu’a formulé Habermas. Elle s’inscrit en effet au cœur de la

conception de la démocratie comme système de représentations et d’organisation sociales à l’égard duquel la vigilance critique doit être de mise.

À côté de ces notions de légitimité et de théorie critique, c’est surtout celle d’intersubjectivité qui achève de définir le concept de démocratie tel que l’envisagent Habermas, Apel et Ferry. La notion d’intersubjectivité renvoie en effet directement à la position d’Habermas concernant la relation entre l’individuation de la personne et sa socialisation63. Lorsqu’il élargit cette position à la question de la démocratie, il conserve alors ses postulats conceptuels où l’intersubjectivité a une place centrale. En effet, l’espace communicationnel, dont il s’emploie à développer les constantes méthodologiques et philosophiques, repose tout entier sur cette notion fondatrice. En refusant de situer la validité normative des significations sociales soit dans l’objectivité soit dans la subjectivité radicale, il souhaite en effet montrer comment cette validité n’a de sens que dans une intersubjectivité constitutive. Autrement dit, souligne Ferry,

Habermas tient au contraire que la signification des pratiques sociales ne peut être acquise sur la base d’une rupture pure et simple de l’intersubjectivité. Et nous disons encore bien peu : aucune

62 op.cit., p.361.

63 telle qu’on peut la trouver en détail dans HABERMAS, J., “Individuation through Socialization : On George Herbert Mead’s Theory of Subjectivity”, in Postmetaphysical Thinking. Philosophical Essays, trad. W.M.Hohengarten, Cambridge, MIT Press, 1992.

. compréhension valable du social ne saurait se constituer en dehors du modèle méthodique de la relation intersubjective.64

Ce modèle de l’intersubjectivité normative est précisément ce qui fonde non seulement la compréhension mais également !'explication et surtout la légitimation des pratiques sociales et politiques, au premier rang desquelles se situe la démocratie. La conception communicationnelle de celle-ci voit donc s’articuler les notions de légitimité, de critique et d’intersubjectivité. Elle présente par conséquent une vision de la problématique particulièrement riche, dans la mesure où ses postulats, sa méthode et ses finalités procèdent d’une vision qui aujourd’hui, par la solidarité, la rigueur et la vigilance qu’elle stimule, ne peut que susciter le débat.

Une fois posées les balises de cette conception de la démocratie communicationnelle, il convient à présent de passer à la deuxième étape de cette analyse. En étudiant les composantes et les implications de la communauté de

recherche, cadre méthodologique de la démarche de Philosophie pour enfants,

l’objectif sera de déterminer quelles sont ses potentialités qui révèlent un intérêt au regard d’une éducation à la démocratie.

Chapitre 2 :

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