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La communauté de recherche favorise-t-elle l'émergence de l'expérience démocratique en philosophie pour enfants?

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Texte intégral

(1)

GILLES ABEL

3

J¿

La communauté de recherche favorise-t-elle

!,émergence de !,expérience démocratique en

philosophie pour enfants ?

Mémoire

présenté

A la Faculté des études supérieures

de l’Université Laval

pour l’obtention

du grade de Maître es arts (M.A.)

FACULTÉ DE PHILOSOPHIE

UNIVERSITÉ LAVAL

MAI 2001

(2)

RÉSUMÉ

L’étude qui fait l’objet de ce mémoire, entre philosophie et pédagogie, a pour but d’évaluer dans quelle mesure la communauté de recherche, « l’espace » méthodologique de la démarche de Philosophie pour enfants, autorise chez l’enfant l’émergence d’un comportement démocratique. Pour ce faire, la réflexion s’effectuera d’une part, à partir de la conception « communicationnelle » de la démocratie, issue des travaux de Jürgen Habermas, Karl Otto Apel et Jean-Marc Ferry. Elle explorera ensuite les dimensions démocratiques attachées à la communauté de recherche et laissera finalement la place à une comparaison entre les deux analyses. Il sera ainsi possible de comprendre jusqu’à quel point !’apprentissage effectué dans la communauté de recherche répond aux critères d’une éducation porteuse d’une attitude démocratique, telle que nous en donnons la définition.

(3)

REMERCIEMENTS

Je tiens à remercier parents, amis et professeurs, qui ont contribué, de

près ou de loin, à la réalisation de ce mémoire, et plus spécialement Louis,

pour ses très patientes et sévères relectures.

Mes remerciements s’adressent plus particulièrement à Pascale Seys,

pour les réflexes méthodologiques, analytiques et synthétiques, acquis à ses

cotes.

Ils vont ensuite à Alexandre Herriger et Mathieu Gagnon, pour les

précieuses conversations dans le défrichage de mon sujet, ainsi qu’à

Brynhildur Sigurdardottir et Maughn Gregory, pour la mise en perspective

de mon sujet qu’ils m’ont donné l’occasion de réaliser.

Enfin, je voudrais remercier Monsieur Michel Sasse ville pour sa

disponibilité et ses judicieux conseils, qui m’ont précieusement guidé tout au

long de mes recherches.

Un remerciement tout spécial s’adresse à Pauline et Yan pour leur aide

discrète, mais précieuse, durant la dernière semaine de mon travail.

(4)

TABLES DES MATIÈRES

Résumé

I

Remerciements

II

Table des matières

ΙΠ

1

7

8

12

17

21

22

27

30

34

35

37

40

Introduction

Chapitre 1 : Démocratie et communication

1.1.

Jürgen Habermas et la Théorie de l’agir communicationnel

1.1.1. Théorie de la communication et théorie critique

1.1.2. La rationalité communicationnelle

1.1.3. Un fondement pragmatique

1.2.

Karl-Otto Apel et l’éthique de la discussion

1.2. !.Penser avec Habermas et contre Habermas

1.2.2. L’éthique de la discussion

1.2.3. Ethique et responsabilité

1.3.

Jean-Marc Ferry et la philosophie de la communication

1.3. !.Une philosophie de la communication

1.3.2. Communication et démocratie : l’idée de procédure

1.3.3. Ethique de la discussion et identité politique

44

Conclusion du premier chapitre

Chapitre 2 : La communauté de recherche en Philosophie pour enfants 48

2.1.

Le dialogue comme outil de développement moral et social

51

2.1.1.Recherche de l’identité personnelle et moralité

52

2.!^.Développement moral, développement social

54

2.1.3.Le dialogue, médium de développement intersubjectif

56

(5)

58

2.2. La pensée critique, fondement et finalité de la communauté de

recherche

2.2. !.Curiosité et pensée critique

59

2.2.2. La pensée critique, aussi auto-critique

62

2.2.3 .Pensée critique et pensée créatrice

66

2.3. La communauté de recherche, une pensée en mouvement

71

2.3.!.L’intériorisation d’un processus

72

2.3.2. A la découverte de ses opinions

74

2.3.3. Une meilleure expression pour une meilleure communication 76

78

Conclusion du deuxième chapitre

81

Chapitre 3 : Communauté de recherche et démocratie

86

3.1. La communauté de recherche : un espace de légitimité

86

88

91

3.1.1. L6 principe de légitimité : un fondement normatif

3.1.2. Légitimité démocratique et comportement moral

3.1.3. Légitimité démocratique et réalités pédagogiques

95

3.2. L’esprit critique : une garantie de démocratie

97

100

3.2. !.Société de la connaissance et esprit critique

3.2.2. Développement psychologique et pensée critique

3.3. L’intersubjectivité : un facteur de cohérence démocratique

104

3.3.1. Un apprentissage solidaire

104

3.3.2. Communauté de recherche et participation démocratique

106

3.3.3. La communauté de recherche, une communauté

communicationnelle

109

112

113

122

Conclusion du troisième chapitre

Conclusion

Bibliographie

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INTRODUCTION

Affirmer aujourd’hui que nous vivons dans un monde en pleine mutation, qu’est-ce d’autre qu’un truisme ? Car le fait se vérifie aisément dans tous les domaines.

H s’impose avec évidence dans le domaine scientifique et technologique. Car d’une part les progrès de la biologie et de la génétique n’ont pas seulement commandé une nouvelle approche de la nature ou une révélation de nos pratiques médicales. Ils nous imposent également le réajustement de notre idée de l’homme. De son côté, l’essor de la cybernétique est venu révolutionner le monde de la communication. La transmission quasi-instantanée des informations, via Internet, devient ainsi une réalité.

Le rétrécissement de notre terre manifeste également ses effets sous l’angle écologique et social. Qui ne voit aujourd’hui que les problèmes environnementaux (qu’il s’agisse de !’accumulation des déchets ou d’un trou dans la couche d’ozone), que les inégalités sociales et économiques, que les problèmes d’immigration n’ont de solution qu’au niveau mondial et postulent la nécessité d’un agir collectif ? Et cependant, dans ce « village global »1 que cherche à devenir notre planète, on constate un déficit de solidarité,—L’éclatement des repères géographiques, culturels et symboliques, constitutifs de l’identité tant individuelle que collective, ne rend pas seulement difficile la découverte par chacun de sa personnalité. Rarement aussi l’intégration opérée par la mondialisation ne se voit accompagnée d’une prise de responsabilité morale, afin d’assumer les retombées collectives de nos attitudes individuelles.

Cette transformation rejaillit donc dans ses conséquences au plan politique et économique. En l’espace de 20 ans, l’échiquier géopolitique international a en effet vu sa morphologie profondément transformée. La fin de la guerre froide fut,

1 Selon la célèbre expression de Marshall McLuhan, in McLUHAN, M., The medium is the massage, New York, Random House, 1967.

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en apparence seulement, le détonateur d’une fragmentation internationale. Car bientôt, la mondialisation des échanges commerciaux et culturels dans une planète devenue « libérale » n’a fait que renforcer !’interdépendance entre les individus ainsi qu’entre les États.

Deux institutions, telles des oasis, semblent avoir dans tout ce remue- ménage, gardé quelque stabilité : la démocratie et l’école, deux espaces où peuvent le mieux venir germer un agir collectif. Est-ce toutefois plus qu’une apparence ? Qui en effet n’a jamais entendu déplorer la perte de pouvoir des États au profit des entreprises multinationales ? Réduits bien souvent à ne gérer que les affaires courantes, comment les États peuvent-ils encore rester les garants d’un ordre public démocratique ? Comment encore parer à l’un des résultats de cette crise : le fossé entre gouvernants et gouvernés qui tend à se creuser chaque jour davantage ? Et qui n’a pas ailleurs entendu les doléances, sinon les jérémiades, à l’endroit de l’inefficacité de nos systèmes actuels d’éducation ? Qui n’entend des appels en tous sens pour les réformer ?

La mutation en cours ne va donc pas sans poser de multiples questions. Dans ce contexte, celles qui entretiennent un rapport avec ce travail de maîtrise peuvent se classer en deux catégories.

Sous l’angle épistémologique d’abord, comment comprendre la complexité résultant de cette évolution ? Comment, dans le magma d’informations qui les assaille, aider les jeunes à se situer ? Sur quelle base de principes pourra demain se situer notre agir ? En définitive, comment peuvent encore aujourd’hui se légitimer nos régimes démocratiques ?

Sous l’angle à la fois éthique et politique ensuite, comment aider chacun à trouver ses repères identitaires ? Comment amener chacun à une prise de conscience de la dimension mondiale des divers problèmes qui se posent à nous ? Comment surtout provoquer un engagement collectif pour tenter de les résoudre ? Comment, en bref, en unissant la théorie et la pratique, recréer pour les temps

(8)

présents une éducation démocratique qui puisse à la fois favoriser un esprit de solidarité et proposer un apprentissage porteur de structuration identitaire cohérente ?

En premier lieu, que s’agit-il de mettre sous le vocable de démocratie et comment légitimer celle-ci ? Il ne manque certes pas d’auteurs qui peuvent servir de guide à une telle réflexion. Assez intuitivement viennent à l’esprit des noms comme Hannah Arendt, Theodor Adorno, Max Horkheimer, Herbert Marcuse, Karl Otto Apel, Niklas Luhmann, Jürgen Habermas, Hilary Putnam, John Rawls, voire encore des penseurs comme Karl Popper, Jean-Marc Ferry, Claude Lefört ou Cornélius Castoriadis. Ce travail n’en retiendra néanmoins que trois. Qu’on ne s’en étonne pas. Car ce n’est pas ici le lieu de faire le tour des querelles entre les différentes chapelles philosophiques sur la question.

Qu’on ne s’étonne pas davantage de voir prendre pour point de départ de la réflexion les analyses du pilier de la seconde génération de l’école de Francfort, Jürgen Habermas. Il y a trois raisons à ce choix.

La première est que ce philosophe a consacré une grande partie de son œuvre à la question des fondements théoriques de la réalité démocratique contemporaine. C’est dire qu’il en connaît la problématique sous nombre de ses aspects.

Une deuxième raison renvoie à l’esprit de liberté et d’ouverture dans lequel il a mené ses recherches. Ayant abandonné les illusoires conforts d’une « pensée unique » subordonnée à un quelconque dogmatisme idéologique, il a préféré entreprendre une réflexion critique argumentée et sans cesse révisable.

Une troisième raison enfin tient au fait que son universalisme l’a aidé à ne pas évacuer la dimension morale du problème. Pour lui, éducation et justice sont aussi importants pour une véritable collectivité que l’économie ou la politique.

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Habermas n’est pas pour autant à l’abri des critiques. Son modèle de démocratie délibérative vient parfois se heurter à la réalité des sciences sociales. Le lien qu’il a voulu garder avec le marxisme peut ici le gêner quelque peu aux entournures2. C’est pourquoi à la première analyse fera suite l’examen qu’a pu faire Karl Otto Apel de son bien fondé tant théorique que pratique. Tout en partageant les prémisses de la théorie habermassienne, Apel en pointe les incohérences logiques et les impasses potentielles. À sa suite, plus récemment, Jean-Marc Ferry s’est donné pour tâche de dégager, au-delà de leurs divergences, la pertinence commune de la pensée d’Habermas et d’Apel. En étudiant Ferry, on peut s’apercevoir que le prisme d’analyse commun aux deux penseurs, concentré autour de la notion de communication comme critère de légitimité collective, constitue sans conteste l’un des paradigmes réflexifs les plus fertiles de la philosophie politique contemporaine. Son étude fera ainsi, en trois étapes, l’objet du premier chapitré de ce mémoire.

Le second chapitre se verra consacré à l’analyse d’un autre concept, celui de

communauté de recherche, noyau central de la méthode initiée par Matthew Lipman

dans sa démarche de Philosophie pour enfants.

Tout imprégné du volontarisme pragmatique de John Dewey et de son idée de la démocratie, Lipman s’est interrogé, à la fin des années 60, sur l’opportunité d’une éducation philosophique des adolescents, puis des enfants. Guidé par une perspective maïeutique, il a en effet rapidement été convaincu qu’un esprit critique, dont la nécessité se manifestait dans les sociétés démocratiques, se trouvait déjà en puissance chez l’enfant. La question était alors de savoir comment l’amener à se traduire en acte. La solution trouvée fut la pratique du dialogue et de la discussion

2 Le sociologue Alain Touraine exprime ainsi ses réserves : « Si cette position a beaucoup de force face à une conception instrumentale extrême qui réduit la vie sociale à l’action technique, au choc des intérêts et aux compromis, elle est exposée aux critiques souvent présentées dans ce livre, en particulier contre l’idée de la correspondance entre les institutions qui font respecter des valeurs et des normes et les individus socialisés par la famille, l’école ou d’autres agents de socialisation. Π existe en réalité un décalage constant entre le système et les acteurs cherchant leur autonomie individuelle de quelque type qu’elle soit (...)Habermas pense avec raison que la démocratie ne peut se réduire aux compromis, qu’il n’y a pas de citoyenneté sans consensus mais il cherche à canaliser cette tradition, qui est celle des lumières, avec le marxisme. Ce qui est difficile, car le marxisme parle de contradictions entre classes, de lutte à mort entre forces productrices et rapport sociaux de production », in TOURAINE, A.,

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raisonnée à l’intérieur d’une communauté de recherche. Elle lui parut la voie toute tracée pour permettre à l’enfant d’apprendre à penser par et pour lui-même. Ce faisant, il lui est en effet possible d’acquérir un nombre considérable d’habiletés morales et sociales.

Une brève parenthèse s’impose ici pour traiter d’une difficulté rencontrée à ce stade du travail. L’objectif est bien évidemment d’aboutir à comparer le projet de Lipman mêlant pédagogie et philosophie avec la réflexion théorique d’Habermas, comme l’énonce l’intitulé du mémoire. Mais comment comparer deux pensées qui s’inspirent de courants philosophiques en apparence si différents et qui se situent sur des plans si divers. H reviendra donc à un troisième chapitre, afin de dépasser la simple juxtaposition réflexive, de rechercher les liens de parenté qui rapprochent les deux structures conceptuelles.

Les sociétés abordent le XXIe siècle dans une euphorie d’apparence collective, grisées par une accélération inouïe des innovations technologiques dont l’incidence sur la vie quotidienne n’a fait que s’accentuer. Se développe en outre, parallèlement, une idéologie au succès visiblement indéfectible, pour laquelle la mondialisation - et son ambassadeur attitré, l’Internet - constituerait la réponse à toutes les questions, y compris celles que nous n’avons pas encore posées.

Le constat semble toutefois bien éloigné de ce qui s’apparente, jusqu’à maintenant, davantage

à

une utopie qu’à un réel projet de société. Dans un tel contexte, où les frontières identitaires semblent de plus en plus difficiles à tracer, il peut sembler judicieux, sinon nécessaire, de pouvoir redéfinir les concepts de démocratie et d’éducation. Ces deux espaces comptent en effet parmi les derniers lieux d’où peut émerger un agir collectif et solidaire.

Refuser d’en admettre la nécessité à une époque à laquelle, souvent malgré nous, nos comportements individuels et collectifs sont inextricablement liés, de manière directe ou indirecte, au sein d’une nébuleuse mondiale d’expériences,

(11)

équivaudrait à consacrer un individualisme radical constitué d’une liberté purement instrumentale. Ce serait, par conséquent, évacuer le fondement intersubjectif de l’identité humaine. En se proposant de refonder le lien entre un processus éducatif critique et solidaire, et le renouvellement d’une démocratie dans des sociétés tentées par le repli et la fatalité, ce travail souhaite nourrir une réflexion fondamentale dont la pertinence se révèle aujourd’hui plus que manifeste.

(12)

Chapitre 1 :

(13)

Chapitre 1 : Démocratie et communication

1.1. Jürgen Habermas et la théorie de l’agir communicationnel

Jürgen Habermas est un personnage incontournable de la pensée politique contemporaine. Tant par l’ampleur de sa réflexion que par les controverses et critiques que cette pensée n’a pas manquées de soulever, il est, pourrait-on dire, le grand théoricien de l’idée que la sauvegarde de la démocratie se doit de passer par la communication. Procédant à une critique en règle de l’évolution positiviste et réificatrice de la modernité occidentale, tout entière vouée aux dogmes de l’idéologie scientifico-technique, il a entrepris de démontrer l’urgence d’une restauration du débat démocratique au sein de la société.

Il est ainsi le précurseur d’un courant de pensée qui a pu nourrir la réflexion des deux penseurs abordés dans la deuxième et troisième partie de ce chapitre, Karl- Otto Apel et Jean-Marc Ferry. C’est donc à Habermas qu’incombe la tâche d’inaugurer cette réflexion sur la place qu’occupe l’idée de la communication au cœur du concept particulièrement riche et complexe de démocratie.

Le mouvement dialectique de la théorie communicationnelle d’Habermas articule une théorie critique de la société à un projet de sauvegarde d’une pratique politique démocratique. Malgré les critiques qu’elle a pu susciter, la pensée habermassienne offre, sans conteste, une réponse fort riche à la déliquescence de la pratique politique. Cette première partie se donne pour objectif d’en cerner tant les atouts que les limites.

Une première étape de la réflexion se donne pour tâche de formuler une théorie critique de la société, dans l’optique choisie par Habermas. On y rencontrera le concept éminemment habermassien de « rationalité communicationnelle ». Il traduit son souci constant de rendre sa place à la légitimité discursive des mécanismes sociaux et d’identifier le système normatif dont

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ils dépendent. Il s’agira donc d’interroger le fondement de cette nouvelle rationalité, de préciser sa légitimité et son champ d’application en tentant de faire ressortir le caractère éminemment politique de la dynamique qu’elle propose.

1.1.1. Théorie de la communication et théorie critique

L’orientation réflexive de la théorie habermassienne de la communication le situe dans !’environnement philosophique de l’École de Francfort. C’est là qu’une tradition de théorie critique des sociétés industrielles avancées, à forte saveur sociologique et d’inspiration principalement marxiste, rassemblait, outre Habermas, différents penseurs tels Theodor Adorno, Max Horkeimer, Herbert Marcuse ou encore Walter Benjamin3.

Dans ce chœur de penseurs, l’originalité d’Habermas consistera à privilégier le point de vue de la communication. Tout au long de sa réflexion, il ne cesse d’en chercher les occurrences, les conditions d’existence et les fondements légitimes au sein de la réalité sociale. Pour désigner le caractère proprement politique de la communication, il emploiera le terme spécifique de pragmatique universelle, qu’il délaissera rapidement au profit du terme de pragmatique formelle. Dans un de ses récents ouvrages, il se propose lui-même d’en synthétiser ainsi la portée formellement universalisante. Il explique :

le principe d’universalisation oblige les participants de la discussion à examiner les normes litigieuses sur la base de cas dont on peut prévoir

qu’ils seront typiques, afin d’établir si elles pourraient trouver

l’assentiment réfléchi de toutes les personnes concernées4.

Ce principe directeur, soumis à l’assentiment du groupe, devient alors selon lui l’élément fondateur de l’action communicative et de ses implications. Comme il le résume,

3 Pour une excellente présentation de l’école de Francfort, WIGGERS HAUS. R., L’école de

Francfort : histoire, développement, signification, trad. L.Deroche-Gurcel, Paris, PUF, 1993.

(15)

les présuppositions pragmatiques universelles de l’action communicationnelle constituent des ressources sémantiques à partir desquelles des sociétés historiques créent et articulent, chacune à leur manière, les représentations de l’esprit et du corps, les concepts de personne et d’action, la conscience et la moralité, et ainsi de suite5.

Habermas considère ces présuppositions pragmatiques comme la base conceptuelle sur laquelle échafauder sa théorie communicationnelle. H insiste sur la nature inter-subjective de cette définition de l’espace public constituant et, par principe, légitime. Dans le même texte, il explicite cette question relative aux présuppositions de la discussion intersubjective :

dans l’action communicationnelle, les suppositions de l’auto- détermination et de !’auto-réalisation engagent une signification rigoureusement intersubjective : quiconque pose des jugements et des actes moraux doit être capable d’anticiper l’assentiment d’une communauté illimitée de communication, et quiconque se réalise lui- même dans une histoire assumée et responsable doit être capable d’anticiper la reconnaissance de cette communauté illimitée6.

Cette intersubjectivité normative engendre donc un certain type de responsabilité théorique des individus moraux. Elle présuppose en effet que ceux- ci, de par leur agir moral, sont spontanément et, d’une certaine manière

mécaniquement, investis de pré-requis (ou conditions d’existence), qui sont en même

temps finalités, de cette communauté de communication.

5 « The universal pragmatic presuppositions of communicative action constitute semantic resources from which historical societies can create and articulate, each in its own way, representations of mind and soul, concepts of the person and of action, consciousness and morality, and so on », HABERMAS, 1., « Individuation through Socialization : On George Herbert Mead’s Theory of Subjectivity ». in

Postmetaphysical Thinking. Philosophical Essays, trad. W.M.Hohengarten, Cambridge, MIT Press,

1992, p.191. Il est à noter que, tout au long du mémoire, les traductions non référencées sont le fruit du travail de l’étudiant.

6 «In communicative action, the suppositions of self-determination and self-realization retain a rigorously intersubjective sense : whoever judges and acts morally must be capable of anticipating the agreement of an unlimited communication community, and whoever realizes himself in a responsibly accepted life history must be capable of anticipating recognition from this unlimited community »,

(16)

Jean-Marc Ferry, l’un des plus fins spécialistes francophones contemporains de la pensée habermassienne, insiste quant à lui sur !’interprétation que requiert cette universalité en des termes plus « structurels ». Il devient ainsi possible d’appréhender plus précisément la relation entre le projet et la théorie d’Habermas. Dans son ouvrage Habermas, l’éthique de la communication, Ferry s’explique :

cette orientation originale de la « théorie critique de la société » est justifiée du point de vue de la « pragmatique universelle ». Celle-ci s’intéresse en effet aux conditions intersubjectives de la signification et de la validité possibles des pratiques sociales7.

Dans les deux cas manifestement, la question de la légitimation est inscrite dans une dynamique de communication et de participation collective. On peut de cette manière observer chez Habermas une espèce de transposition, dans la collectivité, du principe kantien d’universalisation morale, auquel s’ajoute une nouvelle étape. En effet, pour Habermas, le test d’universalisation n’est finalement qu’un outil méthodologique préalable à un processus d’assentiment du groupe. Avec son concept de pragmatique universelle, il privilégie donc une sorte de Kantisme « social » ou « pragmatique », purgé de sa composante subjective transcendantale pour s’orienter davantage vers une morale formelle « collective ».

Ces réflexions théoriques rejoignent souvent chez Habermas des préoccupations d’ordre historique. Dans l’esprit de l’école de Francfort, ce qui le préoccupe surtout, c’est l’évolution des sociétés capitalistes avancées. A ses yeux, la prédominance d’un mode de pensée scientifico-technique et la perspective sensiblement technocratique qui en découle paraissent en effet conduire nécessairement à un type de société anti-démocratique. Cette caractéristique lui fait craindre une rupture entre les instances de décision et les individus « de la base ».

Dans une perspective purement technocratique, en effet, seules les premières paraissent capables de gérer la complexité des questions qui se posent au niveau collectif. Il ne reste donc à leurs administrés qu’à acquiescer en se contentant de gérer leur vie privée. Le point d’aboutissement de cette logique est alors

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nécessairement la consécration de l’aliénation suprême : des citoyens au monde

vécu8 totalement coupé du système auquel ils appartiennent, lequel fonctionnerait

en complète autarcie. La seule contrainte que rencontrerait le système politique dans sa dynamique de régulation et d’intégration serait d’ordre purement technique. Les contraintes imposées aux individus n’auraient donc plus à être justifiées en rapport à un système de normes autonome.

C’est pour combattre cette perspective qu’Habermas s’est efforcé de reconstruire le chemin qui mène à une gestion davantage collective des affaires publiques. Le terme est pris ici dans un sens qui déborde le cadre de son acception purement institutionnel ou parlementaire. L’objectif premier du penseur de l’agir communicationnel est de redonner une place à la volonté individuelle dans sa relation avec l’universel, par !’intermédiaire de son concept de « volonté discursive ». En privilégiant la légitimité du système des pratiques sociales par rapport à un code de normes autonomes, il dessine les contours d’une rationalité nouvelle qui devrait permettre de restaurer la position de l’individu au sein de la société. Il s’agit pour cela de démontrer que la contrainte imposée par les décisions politiques se doit de reposer sur des motifs justifiés non pas par leur seule existence, mais bien par des raisons, autrement dit par des arguments rationnels.

C’est dans cette perspective que vient se poser en contexte démocratique la question du fondement rationnel des mécanismes de régulations sociales. Traditionnellement, deux critères sont reconnus comme nécessaires à l’existence d’une démocratie : l’absence de violence politique et le libre consentement à la contrainte politique. Pour Habermas, un troisième élément doit s’y ajouter : l’examen du caractère universalisable de la norme par la médiation du consensus discursif. Ce troisième paramètre constitue même pour lui le véritable critère et le principe fondamental de la légitimité démocratique. Il reste alors à observer quel

Habermas oppose traditionnellement les notions de monde vécu et de système. D’inspiration husserlienne, le concept de monde vécu (Lebenswelt) désigne globalement l’ensemble des attitudes et comportements inscrits au sein de la vie de l’individu et qui vont constituer la matrice de la vie morale et l’éthique du sujet. Le système serait alors, par opposition, l’ensemble des structures de régulation de la vie intersubjective.

(18)

contenu le philosophe donne à ce qu’il qualifie de « rationalité communicationnelle », pivot selon lui de cette citoyenneté à laquelle chacun aspire en tant qu’individu.

1.1.2 La rationalité communicationnelle

Soucieux, à l’instar de ses collègues de l’École de Francfort (Adorno, Horkheimer, Marcuse, ...), d’élaborer une théorie critique de la société et de trouver les instruments qui permettront de dépasser son aspect critique, Habermas forge le concept de « rationalité communicationnelle ». Il est ici guidé par la volonté d’opérer une critique en règle du positivisme à la base de la science politique. Ce positivisme tend en effet à identifier « état de fait » et « état de droit ». En d’autres mots, il vise à légitimer l’existence de la société et de ses institutions par l’argument purement pragmatique et mécaniste de son mode de fonctionnement. Habermas tient à restaurer, quant à lui, la place de la compréhension au sein de la réflexion sur le Politique. Car l’approche scientiste de la science politique impose de souscrire au seul point de vue des faits objectivables, empiriquement observables et explicables par le seul mécanisme de l’enchaînement des causes. Dans cette approche purement analytique, toute dimension proprement humaine - et donc complexe - du processus politique ne peut que disparaître.

Or Habermas ne peut se résoudre à brader cette complexité propre à l’agir humain. Pour lui, l’être humain n’est pas réductible à un simple agent mécanique d’un système. C’est ce qui l’amène à tenter d’élaborer une nouvelle rationalité. Sans doute celle-ci revêtira-t-elle aussi un caractère contraignant. Elle se révélera néanmoins incontestablement plus fidèle à une vision dynamique de l’être humain et de son rôle dans la société.

Cette volonté de mettre en œuvre une rationalité qui ne soit pas seulement celle des faits l’amène ainsi à penser qu’elle doit nécessairement s’articuler autour du pivot de la communication. De ce fait, il entrevoit le lien profond qui unit rationalité politique et légitimité démocratique. Dans cette voie, il postule que le

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médium de la communication constitue précisément l’endroit où se révèle l’essence même du lien social et politique. Car c’est dans ce lieu que s’expriment à la fois la subjectivité individuelle et l’intersubjectivité sociale qui la fonde. À ce titre, comme il le formule lui-même dans Raison et légitimité, la prétention à la validité de la norme se doit de passer par un accord motivé de façon rationnelle. Il en précise ainsi la manière :

le modèle approprié serait celui de la communauté de communication des parties concernées qui examinent dans une discussion rationnelle d’ordre pratique la prétention à la validité des normes et qui, dans la mesure où elles acceptent pour des raisons précises cette prétention à la validité, parviennent à la conviction que, dans les circonstances données, les normes proposées sont « correctes »9.

Cette nouvelle conception d’une rationalité communicationnelle distingue Habermas d’une tradition moderne d’inspiration kantienne. En effet, le concept de rationalité ne désigne plus chez lui le savoir « monologique » d’un sujet confronté à un monde d’objets. Elle ne peut pas davantage trouver son fondement dans l’adéquation de son contenu à un dogme de nature métaphysique ou religieuse. Selon ses propres termes, elle se veut l’endroit d’où peut émerger

!’expérience centrale de cette force sans violence du discours argumentatif, qui permet de réaliser l’entente et de susciter le consensus. C’est dans le discours argumentatif que des participants différents surmontent la subjectivité initiale de leurs conceptions et s’assurent à la fois de l’unité du monde objectif et de l’intersubjectivité de leurs contextes de vie grâce à la communauté de conviction rationnellement motivée10.

Les deux éléments fondamentaux de cette rationalité, la légitimité et la volonté, s’articulent au sein d’une observation de la situation réelle de la société à la lumière de son modèle communicationnel. Cette exigence amène Habermas à souligner l’importance de la pragmatique universelle. Par opposition à la « répression des intérêts universalisables », cette pragmatique permet en effet de

9 HABERMAS, J., Raison et légitimité : Problèmes de légitimation dans le capitalisme avancé, trad. !.Lacoste, Paris, Payot, 1978, p.146.

10 HABERMAS, !., Le discours philosophique de la modernité, trad. C.Bouchindhomme et R.Rochlitz, Paris, Gallimard, 1988, pp.371-372.

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mesurer le degré de rupture entre la réalité empirique et la légitimité normative des mécanismes de régulation sociale. Ainsi, en suivant la voie de la rationalité communicationnelle, on ne fait rien d’autre que de fournir une réponse à la question suivante :

comment les membres d’un système social, à un état donné du développement des forces productives, auraient-ils interprété collectivement leurs besoins de façon contraignante, et quelles normes auraient-ils acceptées et considérées comme justifiées, s’ils avaient pu et avaient voulu décider, avec une connaissance suffisante des conditions marginales d’application et des impératifs fonctionnels de leur société, et ce lors d’une formation discursive de la volonté, de !’organisation des rapports sociaux11 ?

Mesurer la distance entre l’être et le devoir-être pourrait permettre d’évaluer ce qui sépare la réalité politique empirique de l’idéal démocratique. Il paraît en effet évident, aux yeux du philosophe, qu’une tendance, inévitable et récurrente dans les sociétés capitalistes avancées, les pousse à s’éloigner de la démocratie en refusant de reconnaître le rôle fondamental de la reconnaissance rationnelle, par l’individu, du bien-fondé de la norme. Or cette reconnaissance lui paraît indispensable à l’intégration de cette norme à la volonté de l’individu et par conséquent, à son agir politique.

Habermas assigne ainsi à sa pragmatique la tâche de reconstruire les présuppositions universelles de l’intercompréhension possible entre des sujets sociaux. En d’autres mots, il vise une reconstruction des normes universelles de l’intersubjectivité communicationnelle. En articulant discussion et argumentation dans cet espace idéal de communication, on aboutirait à l’émergence de l’instance démocratique par excellence. Car c’est dans cette formation discursive de la volonté que viendrait s’inscrire la légitimité de toute norme ayant des conséquences sociales et politiques.

Ainsi la rationalité, tout entière située dans la communication, serait essentiellement constituée par !’argumentation. En effet, explique-t-il,

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la prétention normative à la validité est elle-même cognitive en ce sens qu’elle suppose toujours (même si c’est de façon contrefactuelle) qu’elle pourrait être admise dans une discussion rationnelle, autrement dit qu’elle pourrait être fondée sur un consensus des parties intéressées qui serait instauré grâce à des arguments12.

Pour Habermas en effet, c’est grâce à cette argumentation et à !’universalisation correspondante des intérêts qu’il est possible d’obtenir une rationalité propre aux questions d’ordre pratique. S’y trouve en effet interrogé le fondement de la validité des normes sociales et politiques. C’est dans ce cadre que s’illustre la nécessité d’une motivation rationnelle des intérêts exprimés. Dans cet espace intersubjectif de communication, ces intérêts doivent pouvoir être transformés en normes universellement admises et rationnellement fondées. Cette rationalité de la volonté ici à l’œuvre s’opère par la médiation des arguments échangés dans la discussion. Ainsi s’affine sa conception d’un processus où la rationalité communicationnelle, en vertu de son caractère essentiellement pragmatique, s’implante profondément dans un agir communicationnel. Cet agir consacre la dimension radicalement pratique du processus d’intercompréhension légitimé par le médium du mécanisme argumentatif.

L’auteur de Droit et Démocratie s’emploie à clarifier progressivement la structure de ce processus de rationalité communicationnelle. Il s’efforce d’en préciser les implications théoriques et pratiques. Ainsi, dans l’un des essais de La

pensée post-métaphysique, il explique comment

la théorie de l’agir communicationnel détranscendentalise le règne de l’intelligible en mettant à nu la force idéalisante de !’anticipation que contiennent les inévitables présuppositions pragmatiques des actes de parole, idéalisations qui se situent donc au cœur même de la pratique de l’entente et qui n’apparaissent que de façon plus visible dans les formes de communication pour ainsi dire non quotidiennes qui sont celles de !’argumentation.13.

12 op.cit., p.146.

13 HABERMAS, J., La pensée post-métaphysique. Essais philosophiques, trad. R.Rochlitz, Paris, Armand Colin, 1993, p.89.

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En identifiant la communication, sous sa forme argumentative, comme étant la source collective du phénomène d’idéalisation, le philosophe consolide la base inter-subjective de sa théorie. Par cette définition, il s’applique en effet à étoffer son argumentaire. Il vise à postuler une sorte de causalité communicationnelle, au sens ontologique, de la constitution du sens et de la légitimité des produits sociaux.

Pour conclure, l’espace communicationnel constitue ainsi !’environnement dans lequel Habermas entend situer la reconstruction du lien entre loi et volonté. En postulant que la légitimité de la loi, tant morale que positive, trouve sa source dans une formation discursive de la volonté, il laisse en effet entendre qu’elle procède de la volonté rationnelle et non l’inverse. Par là même, il redonne au sujet humain un rôle central dans la cohérence de son propre système de représentations sociales.

La dynamique démocratique vient alors spontanément s’inscrire d’elle-même dans l’espace communicationnel ménagé par Habermas. En effet, l’idéal communicationnel trouve chez lui son incarnation politique naturelle dans le régime démocratique. Car, à ses yeux, en conjuguant le fait et la norme, la démocratie tend à institutionnaliser politiquement une communauté de communication idéale. C’est en elle en effet que peut se déployer une logique de la délibération, garantie du processus discursif qui produit l’opinion. A travers le processus d’intégration mutuelle des volontés individuelles, l’intersubjectivité structurelle de la formation discursive de la volonté autorise ainsi à identifier une dynamique rationnelle. Celle-ci, par sa dimension consensuelle et solidaire, autorise l’émergence du lien social et de la solidité normative de l’espace public.

De plus, en insistant sur l’aspect discursif de la formation démocratique, Habermas met en exergue la nature foncièrement relationnelle du concept. Il en évacue par là une vision soit purement agrégative soit naïvement homogène. Il postule chez l’individu l’exigence d’un sens critique, qui doit pouvoir s’aiguiser dans l’espace public. De cette manière, il anticipe en quelque sorte l’idée de

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responsabilité, inhérente à une éthique de la discussion, telle que la formulera Apel à sa suite.

Reste pourtant, à ce stade, une objection : souscrire à cette dynamique de la volonté discursive n’implique-t-il pas que les individus rassemblés autour d’une discussion rationnelle acceptent de se soumettre à la règle de l’argument meilleur ? Ne faut-il pas, en d’autres termes, considérer comme un préalable nécessaire le bien- fondé du principe que l’argument meilleur s’impose de lui-même ? Répondre par l’affirmative nécessiterait de prendre en compte une loi extérieure au schème rationnel qu’Habermas vient de mettre en place. Ces questions amènent à s’interroger sur le fondement de cette nouvelle rationalité communicationnelle. Ce nouveau type d’interrogation peut en effet permettre de préciser les limites du modèle conceptuel élaboré par Habermas.

1.1.3.

Un fondement pragmatique

Le concept d’agir communicationnel se développe à partir de l’intuition selon laquelle le telos de l’entente est inhérent au langage14

avance Habermas dans La pensée post-métaphysique. Assurément, il développe, comme on vient de l’observer, une argumentation visant à systématiser la consistance conceptuelle immanente à la communauté communicationnelle. Il n’en reste pas moins que cette intuition reste un élément plutôt problématique en regard des assises de sa théorie communicationnelle. Car si le τελ08 de l’entente est inhérent au langage, comment ne précéderait-il pas, de quelque façon, le résultat de !’universalisation des intérêts lors de la discussion ?

Une fois posé le cadre pratique de cette rationalité communicationnelle, il importe donc d’en interroger le fondement. Car, tout d’abord, la pertinence du recours à !’argumentation comme fondement de cette nouvelle rationalité peut apparaître douteuse. Ce fondement semble en effet devoir se situer en dehors du

14 HABERMAS, J, La pensée post-métaphysique. Essais Philosophiques, Paris, Armand Colin, 1993, p.77.

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modèle communicationnel lui-même. Quoi qu’en pense dès lors Habermas, la menace d’un retour à une philosophie transcendantale guetterait donc sa théorie. En outre, le modèle d’une formation discursive - ou démocratique - de la volonté n’oblige pas à le tenir pour réellement valable. En effet, s’il est acquis que ce modèle théorique fonde véritablement sa conception de la démocratie, il semble plus malaisé d’en reconnaître, davantage qu’intuitivement, la validité empirique. Car, si sa proposition de légitimité démocratiquement et spontanément discursive est indéniablement séduisante, elle n'en nécessite pas moins de pouvoir être expérimentée historiquement, sous peine d’avoir à être qualifiée de chimère conceptuelle. Le point de vue moral des réflexions sur la démocratie se voit ainsi, par principe, doublé d’un point de vue pragmatique dont une réflexion philosophique rigoureuse ne peut faire l’économie.

Habermas se voit ainsi confronté au double défi d’avoir à se défendre d’une accusation de relativisme et de manque de réalisme de sa rationalité communicationnelle. Il ne lui suffit pas de démontrer l’universalisme de sa théorie normative dans la stratosphère de l’idéal. Encore faut-il montrer en quoi cet universalisme peut également connaître une réalité empirique. L’argumentation d’Habermas consiste alors à montrer que le principe d’universalisation n’est pas le simple produit d’une théorie normative susceptible d’être infirmée d’un point de vue philosophique et sociologique. Il l’estime au contraire présent, à l’état implicite, dans les présuppositions de !’argumentation en général. Quiconque, en effet, accepte de participer à la discussion argumentative en endosse nécessairement les présupposés universels et nécessaires. Il doit, du même coup, implicitement présumer de la validité du principe d’universalisation. Les présuppositions pragmatiques de l’argumentation en général montrent que l’idée d’impartialité est enracinée dans les structures de !’argumentation elle-même. Elle n’a pas donc à y être implantée comme un contenu normatif supplémentaire.

Habermas développe de la sorte une argumentation dont la relative circularité empirique fera le bonheur de ses adversaires. H postule en effet que le fondement de la validité de son hypothèse communicationnelle est situé dans les

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présupposés mêmes de la communauté de discussion, et de sa notion motrice, !’argumentation. Selon son hypothèse, cette circularité conceptuelle est loin de présenter un obstacle à la pertinence réelle de sa rationalité communicationnelle. Il affirme, en effet, que

le monde vécu n’est perçu dans son ensemble que lorsque nous nous plaçons pour ainsi dire derrière l’acteur pour appréhender l’agir communicationnel comme l’élément d’un processus circulaire dans lequel le sujet de l’action n’apparaît plus comme initiateur mais comme le produit, à la fois des traditions dans lesquelles il s’inscrit, des groupes solidaires auxquels il appartient, des processus de socialisation et d’apprentissage auxquels il est soumis15.

Par là-même, il anticipe d’une certaine manière les écueils conceptuels que ne manqueraient pas de pointer ses détracteurs, en situant dans l’intersubjectivité le fondement constitutif de l’agir communicationnel et, par ricochet, de la rationalité communicationnelle qui en résulte. Mais, en ce qui le concerne, il esquisse ainsi une sorte de « structuralisme » moral et politique, et consacre le pouvoir légitimant de l’agir communicationnel. En outre, comme il le souhaitait, Habermas esquive le piège du solipsisme kantien. Grâce à son postulat selon lequel les acteurs communicationnels possèdent spontanément, par l’effet du médium communicationnel, tant les outils de l’argumentation que ses préceptes logiques, il estime être en mesure d’échapper à la dérive métaphysique qu’il redoute tant.

Mais cet élément de la théorie habermassienne constitue précisément la pierre d’achoppement à l’encontre de laquelle Apel souhaite formuler sa critique. Selon ce dernier, Habermas s’enferme dans une tension d’apparence insurmontable en situant dans l’intersubjectivité le fondement constitutif de l’agir communicationnel. Les deux pôles de cette tension sont d’une part, l’affirmation de la validité normative de la rationalité communicationnelle, laquelle par définition requiert une dynamique argumentative critique et, d’autre part, sa portée supposée universelle mais qui peut pourtant être soumise au tribunal de la discussion argumentée. Reste

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donc à présent à examiner par quel chemin argumentatif Karl-Otto Apel tente de corriger Habermas sur ce point, sans néanmoins remettre en cause la ligne générale de sa réflexion. Si bien que ses analyses aboutissent, en définitive, à mieux encore mettre en valeur la richesse de sa théorie. Il va donc s’agir de relever, sous une apparente convergence de départ, les divergences entre Apel et Habermas et les amendements qu’apporte le premier à l’hypothèse communicationnelle du second.

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1.2. Karl-Otto Apel et l’éthique de la discussion

Karl-Otto Apel est le philosophe qui a initié Habermas au « linguistic turn » dans les années 70. Il lui a permis ainsi de sortir des apories de la philosophie du sujet. C’est en sa compagnie qu’Habermas a pu construire sa théorie communicationnelle de la raison pratique. Cependant, s’il a un temps existé une convergence d’idées entre les deux penseurs, elle ne fut que temporaire. Car leur point de départ et leurs objectifs méthodologiques divergeaient sensiblement.

Dans l’héritage intellectuel acquis à l’école de Francfort (à travers Theodor Adorno surtout), Habermas privilégie le concept de raison communicationnelle dans l’optique d’une philosophie de la πραξ!5. La communication n’a pour lui de sens qu’au travers d’un agir communicationnel qui lui permet de formuler une théorie critique de la société. Apel s’inscrit pour sa part dans une lignée transcendantale d’inspiration kantienne. Sa préférence le situe près d’une réflexion morale plutôt que politique. Aussi ne fait-il qu’effleurer toute considération relative à une théorie de la société.

Malgré cet intérêt tout relatif pour les problèmes de société, Apel va s’atteler à critiquer la conception que propose Habermas d’une rationalité communicationnelle, en interrogeant ses fondements. Comment la pragmatique universelle que propose Habermas pourrait-elle le satisfaire ? Elle implique en effet, nous l’avons vu, une tension inhérente à la discussion, entre la situation idéale de parole, nécessairement présupposée par les acteurs, et la communauté réelle de communication.

De cette tension, Habermas s’accommode aisément en affirmant conjointement la portée idéaliste de son hypothèse et sa contingence empiriste. Et il se résigne ainsi, dans le Discours philosophique de la modernité, au manque de clarté qui caractérise ce rapprochement.

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Autant il nous est impossible de ne pas supposer un discours « épuré », autant nous devons nous accommoder d’un discours « pollué »16.

Apel ne se contente pas aussi facilement de cette « pollution ». Pour être considéré comme pertinent, le pouvoir normatif assigné par Habermas à la communauté communicationnelle se doit de répondre à une condition, celle

de le compléter par une fondation ultime pragmatico-transcendantale, ce qui veut dire que je suis contraint de rejeter comme un reliquat de la philosophie spéculative de l’Histoire, plus ou moins passé sous silence ou inaperçu, l’exigence qui, de manière apparemment implicite chez Habermas, voudrait que la figure argumentative esquissée contienne elle-même sa propre fondation suffisante17.

La seconde partie de ce premier chapitre se chargera donc d’examiner de plus près cette « fondation ultime pragmatico-transcendentale ». Au passage seront rencontrées successivement la critique qu’adresse Apel au concept habermassien de « rationalité communicationnelle » et la réflexion éthique qui s’en dégage pour lui. Au cœur de cette dernière, il conviendra de noter la place qu’il réserve au concept de responsabilité. Ainsi, par-delà certains aspects où leur pensée s’oppose, leur accord sur un même fond prendra d’autant plus de relief : pour l’un comme pour l’autre, l’espace communicationnel est le cadre par excellence d’une maturation démocratique.

1.2.1. Penser avec Habermas et contre Habermas

Ce que refuse essentiellement Apel chez Habermas, c’est l’idée que la pragmatique universelle constitue le fondement éminemment empirique de la raison communicationnelle. Pour lui, le recours que suggère Habermas à la moralité de l’activité communicationnelle dans le monde vécu, telle qu’elle

16 HABERMAS, J., Le discours philosophique de la modernité, trad. Ch. Bouchindomme, Paris, Gallimard, 1988, p.383.

17 APEL, K.-O״ Penser avec Habermas et contre Habermas, trad.M.Charrière, Paris, L’Éclat, 1990, p.15.

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fonctionne factuellement, échoue, dans sa facticité, à constituer la fondation ultime de l’éthique qu’il souhaite élaborer.

Pour justifier ce refus, Apel commence par définir le postulat contextuel de sa réflexion sur l’éthique de la discussion. Dans le deuxième tome de Discussion et

responsabilité, il écrit :

l’éthique de la discussion se comprend comme une éthique a deux

niveaux [...]: seul, selon moi, peut être fondé philosophiquement (et

de manière ultime) le principe qui, selon une procédure formelle, appelle (dans les discussions théoriques et pratiques), à une formation du consensus par !’argumentation. Tout le reste - c’est-à-dire non seulement toutes les thèses référant à un contenu relatif à la fondation ou à la légitimation des normes mais aussi toutes les hypothèses théoriques qui, en l’espèce, sont présupposées -, tout cela devrait, en principe, être délégué à un second niveau de discussion18.

Il importe donc d’établir la distinction entre deux types de question. Celle qui concerne la pratique procédurale formelle de formation du consensus d’une part et celle qui concerne sa fondation et ses présupposés d’autre part. Ce point de départ méthodologique laisse entrevoir quelle dialectique guidera la réflexion du kantien. Car s’il s’agit bien de deux questions distinctes, il apparaîtra rapidement difficile d’envisager la réflexion sur l’une en évacuant l’autre.

Anticipant les critiques qu’on pourrait à son tour lui faire, en l’accusant par exemple de dogmatisme théorique, Apel insiste sur la qualité au contraire « préventive » de la solution qu’il propose au problème. Et de préciser d’emblée que

la fondation ultime pragmatico-transcendantale [qu’il va élaborer] ne comporte pas de régression vers la métaphysique dogmatique mais qu’elle donne, au contraire, les moyens de démasquer certaines formes de crypto-métaphysique, lourdes d’influence aujourd’hui : le réductionnisme scientiste des explications du type « rien que » et les

2. Contribution à une éthique de la responsabilité, Paris, 18 APEL, K.O., Discussion et responsabilité.

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suggestions historicistes du genre : ceci ou cela est désuet, tenant lieu d’arguments19.

En réalité, au cœur des préoccupations d’Apel se trouve la question du fondement du principe formel et procédural de l’éthique de la discussion. Il cherche à démontrer que les prétentions à une validité morale universelle ne peuvent émaner que du monde vécu. Selon lui, seule une fondation ultime pragmatico-transcendantale peut les rendre définitivement légitimées. A défaut d’une telle légitimation, la prétention à l’universalité peut se voir remise en question rationnellement. Elle révélerait de cette manière une incohérence interne et, surtout, impliquerait une fragilité insurmontable de la rationalité communicationnelle.

Prenant pour base une logique axiologique, Apel postule que son propre fondement recourt non seulement aux ressources du monde vécu mais également, et surtout, aux présupposés de !’argumentation. En tant que présupposés d’une critique rationnelle, ils ne seraient plus rationnellement contestables. Mais son souci premier est d’expliquer la nature transcendantale de cet ensemble de présupposés, sans pour autant relayer purement et simplement la philosophie transcendantale kantienne. Il s’efforce donc de reformuler la question du fondement de la rationalité communicationnelle et de sa potentialité éthique dans les termes d’une normativité intersubjective. Pour expliciter cette hypothèse et, surtout, pour échapper au piège métaphysique, il se réfère au concept de réflexivité. Il formule alors que

dans la fondation ultime pragmatico-transcendantale (de la philosophie théorique et pratique), il n’est pas question d’un recours fondationnel à des faits fondamentaux de type ontologique ou

anthropologique (comme on le soupçonne toujours). (...) [Cela]

consiste cependant en une expérience de pensée par laquelle on prouve - de manière strictement réflexive - que quelque chose ne peut

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pas être contesté sans que Von tombe dans une auto-contradiction performative?0.

Cette auto-contradiction performative permet par conséquent à Apel de postuler que la communauté de communication, guidée par la discussion argumentative, repose sur certaines présuppositions indépassables. À ce titre, ces présuppositions constituent les symptômes d’un moment transcendantal au cœur de la communauté. Il existe en effet pour lui des normes morales, telles la justice, la solidarité, l’égalité et la coresponsabilité, sous-jacentes à la communauté idéale de communication.

Celles-ci se révèlent anticipées, de manière contrefactuelle, dans la communauté réelle d’argumentation. La nécessité de justifier ces normes par une fondation ultime s’incarne alors chez le philosophe dans son modèle pragmatico- transcendantal. Il tient toutefois à dépasser le faillibilisme épistémologique de Popper20 21 dans ses conséquences éthiques. Aussi précise-t-il en quoi l’acte même de !’argumentation à l’intérieur d’une communauté communicationnelle se situe déjà au-delà de la distinction popperienne entre le moment de !’argumentation et celui, le précédant chronologiquement, de l’acte de foi selon lequel l’individu devrait se décider à choisir la raison. Comme Apel le formule lui-même,

celui qui argumente a par là même, déjà foulé le sol de la raison communicationnelle discursive, et a en conséquence, reconnu ses normes. La fondation ultime transcendantalo-réflexive a uniquement affaire à cette intellection-là (...) C’est sur cette indépassabilité, que l’on peut appréhender réflexivement, du point de vue de la raison

discursive et de la reconnaissance corollaire des normes de la

discussion, que repose la possibilité de répondre non seulement à la question « Pourquoi, d’une manière générale, être rationnel ? », mais aussi, en même temps, à la question « Pourquoi, d’une manière générale être moral22 ? »

20 APEL, K.-O., Éthique de la discussion, trad.M.Hunyadi, Paris, Cerf, 1994, p.50.

21 FERRY, J.-M., Habermas, l’éthiqüe de la communication, op.cit., p.513-520 et BAUDOUIN, J., La philosophie politique de Karl Popper, Paris, PUF, 1994, p.187-227. « En fait il pense prioritairement le « social » en termes de « discussion critique» alors qu’il pense prioritairement le « politique » en termes de « procédure utilitaire ». Il n’est pas sûr que cet hiatus requiert une justification pleinement rationnelle », p.189.

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Certes, cette appréhension de normes indépassables de la discussion argumentative trouvait déjà sa place chez Habermas, à titre d’intuition potentiellement universelle. Mais Apel souhaite aller plus loin en en démontrant la nature transcendantale. Car la tendance faillibiliste du rationalisme critique engendre à ses yeux une incohérence interne à la possibilité de fonder rationnellement la pertinence normative de la communauté empirique de communication. A ce titre, le philosophe explique pourquoi il a proposé,

dans une confrontation avec le « rationalisme critique », qui proclame comme principiellement impossible toute « fondation ultime » en philosophie, la formule de fondation ultime suivante : « Si je ne peux pas contester quelque chose sans une auto- contradiction actuelle (c’est-à-dire performative) et si, dans le même temps, je ne peux pas le fonder déductivement sans une pétition de

principe logico-formelle, c’est que cela fait précisément partie de ces

présuppositions pragmatico-transcendantales de !’argumentation que l’on doit toujours avoir reconnues23.

Dans sa réflexion sur ces présuppositions pragmatico-transcendentales de !’argumentation, Apel ne prétend pas fonder autre chose que la validité possible de l’espace discursif de !’argumentation. Poussant son raisonnement à sa limite, il refuse, par principe, de soumettre le principe de !’argumentation lui-même à la discussion argumentée. Dans son entreprise d’une fondation ultime de la raison, le penseur va alors avoir recours à un jeu de langage transcendantal. Car comme il le dit lui-même, il est nécessaire de considérer les règles de !’argumentation comme étant « soustraites a priori à la critique parce qu’elles sont analytiquement liées à l’idée de !’institution de la critique elle-même » 24.

Cette nécessité autoriserait dès lors à dégager des conditions non critiquables de la possibilité de critique. La fondation recherchée, précise Apel, se distingue de la philosophie transcendantale classique dans la mesure où elle est une réponse propre à la pragmatique linguistique. En utilisant souvent ce concept de jeu de

langage, le penseur s’efforce de montrer que cette spécificité linguistique fait de la

23 op.cit., pp.47-48.

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fondation transcendantale qu’il défend un processus qui permet, non pas de se baser sur

des évidences de la conscience de soi, libres de toute interprétation (...) mais plutôt à l’évidence paradigmatique d’un jeu de langage dans lequel on peut construire l’auto-contradiction performative liée à la contestation de présuppositions que l’on met en question25.

1.2.2. L’éthique de la discussion

Ayant ainsi préalablement défini le fondement transcendantal de la rationalité communicationnelle, Apel va pouvoir en formuler les conséquences pratiques dans une éthique de la discussion26.

À ce niveau de la réflexion, il ne cesse de stigmatiser la tension entre la communauté idéale et la communauté réelle de communication. A ses yeux, elle n’a aucune raison d’être. Il refuse en effet l’existence, au sein du débat communicationnel, d’une distinction entre rationalité discursive et rationalité

stratégique (au sens d’une dynamique moyens-fin). Car il est impossible, selon lui,

d’assimiler le discours argumentatif à une entreprise rationnelle orientée en fonction des fins, comme le serait une entreprise privée. A moins de considérer en effet que la discussion argumentée ,est un espace où s’affrontent des intérêts égoïstes sans aucune visée constructive et collective, cette assimilation n’a aucun sens dans son esprit. Pour étayer son opinion, Apel s’efforce d’expliquer que

la discussion argumentative n’est pas une entreprise rationnelle en fonction d’une fin à laquelle on pourrait se résoudre ou ne pas se résoudre. Pour autant que l’on argumente (que l’on pense !), on est toujours déjà engagé dans cette entreprise et dans ses presuppositions normatives27.

Il est donc impossible d’opérer une distinction entre intérêt individuel et intérêt collectif dans le cadre communicationnel. Au contraire,

25 op.cit., pp.48-49.

26 APEL, K.-O., Éthique de la discussion, trad. M.Hunyadi, Paris, Cerf, 1994. 27 op.cit., p.56.

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on est bien plutôt lié dans une indissociable solidarité au destin de la communauté illimitée des sujets arguméntame pour autant que l’on ait un intérêt pour la vérité - et cet intérêt, même celui qui doute de la possibilité d’une fondation rationnelle de l’éthique doit l’avoir28.

Il formule ainsi les deux premières valeurs inscrites au cœur de la discussion. Cette formulation l’autorise ainsi à aménager l’espace pour une éthique qui se devrait de respecter les principes de vérité et de solidarité. Soulignant la dimension strictement morale d’une violation de ces principes, il admet toutefois qu’une telle violation puisse se concilier avec une recherche de validité stratégique. En effet,

si quelqu’un enfreint les normes de la discussion (...), alors ce sont tous les participants à la discussion en tant que chercheurs en quête de

vérité qui sont perdants, y compris, précisément, les contrevenants

eux-même, en tant qu’ils sont des chercheurs en quête de vérité (...) Ce n’est que du point de vue moral que son comportement est

contraire aux normes ; il peut en revanche être conciliable avec les normes de la rationalité purement stratégique29 30.

Face à cette opposition toujours possible entre deux formes de rationalité, peut-on, en premier lieu, concevoir que la distinction entre la rationalité stratégique et la rationalité morale se conclut toujours aux dépens de la première ? Est-il nécessaire, en d’autres termes, de considérer que,

dans le cas de « l’entreprise » discursive - et dans ce cas seulement - l’intérêt commun et indépassable de la raison pour la recherche de la vérité soit indissolublement lié à l’observation de normes morales

fondamentales10 ?

Il s’agit, en second lieu, d’élucider le statut moral des normes de la discussion. Dans ce but, il convient d’évaluer si les principes normatifs de cette discussion, toujours présupposés dans sa pratique (égalité des droits, solidarité et coresponsabilité), peuvent être considérés comme des critères pertinents dans les conflits d’intérêt empiriques. Pour le formuler autrement, il s’agit d’apprécier si

28 op.cit., p.57. 29 op.cit., p.58. 30 op.cit., pp.59-60.

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[ces normes] pourraient être comprises comme a priori déterminantes pour les normes de résolution de conflit habituellement comprises, au sein du monde de la vie des véritables conflits d’intérêts, comme morales ou s’il était possible [que], en tant que normes de la discussion « délestée de toute action », elles n’aient rien à voir avec cela31 32.

C’est pour tenter de résoudre à la fois l’une et l’autre de ces problématiques qu’Apel affirme l’importance d’une éthique de la discussion. Cette éthique s’inscrit en effet dans un processus spécifiquement et radicalement moral, se référant à

cette situation, c’est-à-dire au réel en tant qu’il est déjà rationnel (pour le dire dans les termes de Hegel), mais également au réel en tant qu’il ne l’est pas encore, que toute application de l’éthique de la discussion doit se raccorder de manière responsable ; et maintenant cela signifie, si l’on pense de manière suffisamment radicale : l’éthique de la discussion doit également assumer à tout moment, lors de son application, la responsabilité à l’égard des conséquences de sa propre

application a des situations historiques, en tant qu’application d’une éthique rationnelle postconventionnellé'1.

Si Apel met tant l’accent sur l’importance de cette éthique de la discussion, c’est qu’elle devrait permettre d’échapper au conflit entre communauté idéale et communauté réelle de communication. Pour aboutir à ce résultat, expliciter les normes attachées à la discussion idéale, contrefactuellement anticipées dans la discussion ne constitue encore que la première étape. Il s’agira ensuite d’évaluer !’application de cette éthique de la discussion, afin de s’assurer, au-delà de sa validité théorique, de sa pertinence pratique.

Comme Habermas, son adversaire sur l’idée d’une telle tension entre communautés idéale et réelle de communication, Apel cherche lui aussi à dépasser le solipsisme moral du formalisme kantien. Il entreprend de montrer en quoi l’espace discursif, par sa capacité d’information due à la formation d’un consensus et par sa capacité de délestage de la conscience individuelle du fardeau de !’universalisation des maximes, manifeste une solidité philosophique qui constitue,

31 op.cit., p.61. 32 op.cit., pp.66-67.

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selon lui « le nouveau paradigme d'une philosophie transcendantale transformée par

l'apport d'une pragmatique du langage13 ».

Malgré son attachement au transcendantalisme de la philosophie kantienne, Apel n’en assume pas moins l’apport de la réflexion communicationnelle en reconnaissant la spécificité médiatrice du langage. Celui-ci devient en effet pour l’individu le lieu principal de la constitution du sens. Et ainsi se trouvent écartés au passage tous les courants philosophiques proclamant le rôle central de la raison dans cette constitution du sens. Après avoir consacré la nature inter subjective du rapport au monde et tout autant la formation du sens chez l’individu, Apel va alors pouvoir en dégager les conséquences pour le comportement de l’individu en ce qui a trait à une éthique de la responsabilité.

1.2.3. Éthique et responsabilité

Dans son souci de démontrer l’importance de l’éthique de la discussion dans ce débat communicationnel, Apel est amené à souligner le rôle majeur de la notion de responsabilité. Après avoir tracé les contours normatifs de l’espace communicationnel, il postule que les objectifs d’une discussion argumentée impliquent le respect et la pratique d’une attitude responsable ou co-responsable. Il y a lieu d’entendre par là une attitude intersubjectivement fondée et exercée. Il ne s’agit donc pas

d’une responsabilité conventionnelle, propre a tel ou tel rôle et intra-

institutionnelle, ni donc, par là même de celle de l’individu responsable, mais de manière plus originaire, d’une responsabilité que

l’individu partage a priori avec tous les partenaires de discussion, au sens d’une solidarité de la communauté de résolution de problèmes33 34.

Ainsi se trouve définie une « macro-responsabilité », davantage collective et structurelle qu’individuelle et conjoncturelle. Restent à déterminer les paramètres

33 op.cit., p.71. 34 op.cit., p.73.

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fondamentaux qui garantissent l’émergence de cette responsabilité au sein de l’éthique de la discussion. Π en énonce ainsi préalablement les enjeux majeurs :

la responsabilité de l’individu, souvent perçue comme impuissante face aux conséquences et effets secondaires à peine prévisibles des

activités collectives (de la science, de la technique, de l’économie et de

la politique) peut, et devrait être coordonnée, par des discussions pratiques, a celle de tous les autres, de sorte que puisse encore être ménagée, le cas échéant, la possibilité d’une macro-éthique planétaire de l’humanité (...)35.

Développant ensuite un raisonnement fouillé et parfois complexe36, il s’applique à montrer comment, moyennant une transformation de l’éthique de Kant

universelle-déontiquê7 38, on peut arriver à formuler une éthique de la responsabilité

non seulement fondée philosophiquement, mais également à portée pratique. Il s’en explique ainsi :

dans sa deuxième partie, en tant qu’éthique de la responsabilité

préoccupée par l’histoire, elle doit contenir une dimension téléologique

- et par là, également, une dimension d’évaluation des circonstances situationnelles, ainsi qu’une dimension liée aux impératifs

hypothétiques de la rationalité stratégique18.

On vient de retrouver dans cet extrait le concept de rationalité stratégique déjà rencontré chez Habermas. Des deux côtés, il s’oppose au concept de rationalité communicationnelle. Le premier désigne une rationalité subjectivement soucieuse, dans ses actions, de la relation moyen-fin. Le second type, à l’inverse, est déterminé par le devoir inconditionné du principe idéal de la discussion39.

L’activité langagière quotidienne présuppose implicitement chez les acteurs l’idéal d’une communication épurée, conçue comme une idée régulatrice immanente au langage lui-même. Cette présupposition nécessaire, incitant la

35 op.cit., p.73.

36op.cit., chap.4 : « La réponse de l’éthique de la discussion fondée de manière pragmatico- transcendental àla situation d’aujourd’hui ».

37 op.cit., p.101. 38 op.cit., p.102. 39 Ibidem.

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