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1 Le « numérique », perturbation et reconfiguration des ordres documentaires

1.1 Pour une économie politique des documents

1.1.1 L’épaisseur communicationnelle

Je vais donc construire, dans cette première partie, avec les différents écrits des chercheurs en SIC et des professionnels du document, mais aussi avec d’autres apports disciplinaires (anthropologie, histoire de l’art, économie) une théorie du document et de la valeur info-documentaire qui permettra de poser cette valeur comme étant avant tout de l’ordre du politique et de la médiation. L’idée sous-jacente qu’il me reste à démontrer est que le document est un média parce qu’il est à la fois (et en même temps ?) moyen et objet de la communication : et ceci, de la même façon que l’exposition, telle qu’analysée par Jean Davallon, est à la fois le dispositif info-communicationnel privilégié du musée (moyen) et (pour cette raison même) objet médiatique sur lequel il peut être nécessaire de communiquer. Il est possible pour comprendre ce qui fait du document un média, de mettre en parallèle la documentarisation (le fait de documenter les documents) et la médiation de la scénographie muséale (le fait de faire la médiation de la médiation). Concrètement (au sens strict de la trame concrète des communications), tout moyen de communication, tout médium n’est jamais un passage, une transparence, mais un objet ou un dispositif qui, pour assurer la communication, ajoute du sens au sens. D’où l’idée que le document comme l’exposition dispose un texte : il est inséparable, inhérent à la production d’un énoncé complexe qui assemble, rassemble les fragments de la signification. Dans l’introduction à son article « La médiation : la communication en procès ? », Jean Davallon prend, comme point de départ de la réflexion qu’il engage pour cerner cette notion complexe, la manière dont elle a très vite, dans ses travaux sur l’exposition de science, fonctionné à deux niveaux : pour traduire la science en direction des visiteurs et pour désigner et analyser la scénographie, la « dimension symbolique » de cette mise en scène. Dans le processus de médiation, dans son incarnation dans un dispositif

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pragmatique72, dans cette disposition de textes ou d’objets que sont le document et/ou l’exposition, s’ajoute, se produit du sens supplémentaire.

« Mon point de départ sera la décision que j’ai prise de recourir à ce terme [la médiation] pour désigner l’opération symbolique d’instauration d’une relation entre le monde du visiteur et le monde de la science par l’exposition de science; accompagnée, dans un second temps, de la décision d’élargir son emploi à la dimension symbolique du fonctionnement médiatique de l’exposition »73

Définir la valeur info-documentaire, comprendre comment le document participe de l’échange ou de la propagation des idées et « au passage » prend toute sa valeur, c’est comprendre que le document n’est pas égal au texte mais est une scénographie du texte ; c’est comprendre que le document serait une communication du texte et par là-même du texte sur du texte ; c’est, avec Yves Jeanneret, comprendre que les processus de réécriture sont au cœur de ce qu’il conceptualise dans la notion de trivialité et de ce qu’il a emprunté à Michel Foucault pour construire cette notion. Rappelons tout d’abord ce qu’Yves Jeanneret désigne par trivialité :

« Les hommes créent, pérennisent et partagent les êtres culturels, qu’ils élaborent en travaillant les formes que ces derniers peuvent prendre et en définissant la façon dont ces formes font sens : il en est ainsi de nos savoirs, de nos valeurs morales, de nos catégories politiques, de nos expériences esthétiques. »74

Et par « êtres culturels » :

72 Nous reviendrons plus loin sur cette notion et ses origines chez Michel Foucault, Daniel Peraya ou Viviane Couzinet.

73 Davallon Jean. La médiation : la communication en procès ? MEI, n° 19, « Médiations et médiateurs, 2003. Disponible sur :

< http://www.mei-info.com/wp-content/uploads/revue19/ilovepdf.com_split_3.pdf>.

74 Jeanneret Yves. Penser la trivialité vol. 1 : la vie triviale des êtres culturels. Paris : Hermès Lavoisier, 2008. p. 13.

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« […] j’entends par « être culturel » un complexe qui associe des objets matériels, des textes, des représentations et qui aboutit à l’élaboration et au partage des idées. »75

En conséquence le problème que je me pose, c’est-à-dire comprendre le document comme objet et moyen de communication, pour comprendre comment se construit sa valeur, est typiquement une question qui touche à la « trivialité des êtres culturels » telle que conceptualisée par Yves Jeanneret. Avec l’idée que le document est un être culturel au même titre que l’exposition ou tout autre dispositif info-communicationnel. Mais, ce qui est étrange avec ces « êtres culturels », étrangeté déjà visible dans les notions de « composite » chez Joëlle Le Marec et d’ « objet concret » chez Jean Davallon, c’est que alors même que leur finalité sociale est d’assurer la communication, la transmission des savoirs, ils sont toujours déjà des « actes productifs »76, des pratiques de transformation qui font du passage, de l’intermédiaire, une frontière tangible, épaisse, incarnée dans l’alliance entre matérialités, sémiotiques et représentations. Cette épaisseur de l’objet communicationnel est consubstantielle à ses processus de réécriture, aux transformations qu’il met en œuvre de « ce » qu’il est en train de communiquer, et par là-même comme nous le dit si bien Michel Foucault et comme nous le rappelle Yves Jeanneret, elle est affaire de pouvoir :

« L’archéologie [l’archéologie des savoirs de Michel Foucault] et à la fois un point de vue sur les êtres culturels, une définition du processus de la trivialité, l’identification des champs de pratiques structurants. On le voit en maints passages, comme celui qui définit les énoncés en ces termes : ‟des choses qui se transmettent et se conservent, qui ont une valeur et qu’on cherche à s’approprier ; qu’on répète, qu’on reproduit et qu’on retransforme ; auxquelles on ménage des circuits préétablis et auxquelles on donne un statut dans l’institution ; des choses qu’on dédouble non seulement par la copie ou la traduction, mais par l’exégèse, le commentaire et la prolifération interne du sens. Parce que les énoncés sont rares, on les recueille dans les totalités qui les unifient, et on multiplie les sens qui

75 Ibid. p. 16

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habitent chacun d’eux.″ [Foucault, Michel. L’archéologie des savoirs. Paris : Gallimard, 1969. P. 159].

Ce passage exprime une théorie du pouvoir ; il invite à donner une place centrale aux processus de transformation ; il signale des objets empiriques : comment opère la réécriture ? Qu’est-ce qu’un commentaire ? Pourquoi le classement est-il si important ? Il propose une définition du symbolique comme dynamique sociale, dessine une figure de la communication comme métamorphose, donne un relief politique aux pratiques médiatrices »77

Cette longue citation croisée de Michel Foucault et Yves Jeanneret me permet de tout de suite clarifier mon objectif théorique, tout en faisant lien avec mon terrain d’enquête. Je prends comme point d’appui et de départ pour cette thèse la théorie du document, parce que c’est entre autres dans les pratiques de ces objets, ou de leurs fragments, que se nichent, et doivent donc être dévoilés les rapports de pouvoir, les effets de légitimation ou de délégitimation qui opèrent dans le partage des savoirs. Et c’est justement dans l’ensemble des actes de réécriture et de lecture (dans leur continuum), dans la manière dont ils sont qualifiés, reconnus ou exclus par l’institution scolaire, dans les processus de production, de circulation et de réception des documents au sein et autour de cette institution, que va se révéler une économie politique des documents et des textes.