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Géographies documentaires : ce que le « numérique » fait aux processus documentaires processus documentaires

1 Le « numérique », perturbation et reconfiguration des ordres documentaires

1.3 Géographies documentaires : ce que le « numérique » fait aux processus documentaires processus documentaires

Si le « numérique » est sujet d’autant d’inquiétudes et de recherche, c’est bien parce ce récent mode d’inscription et de circulation des textes, par ce qu’il apporte de manières originales de produire, échanger et user des textes et des documents, interroge nos régularités et les normes qui en sont les implicites. Le « numérique » est très loin d’être cette dématérialisation (de quoi ? de l‘imprimé) que continuent de regretter nombre de ceux qui, par leur métier, leur parcours, ont été éduqués à la culture écrite avec le livre et le cahier. En se démarquant de cette représentation du numérique, aussitôt cesse-t-on d’analyser le numérique comme de l’immatériel et comme une concurrence, un remplaçant, de l’imprimé, pour l’aborder, ainsi que tous les autres documents et systèmes documentaires, comme un ensemble d’objets et de dispositifs concrets d’inscription et de circulation des énoncés. Mais en abordant ainsi le numérique, en même temps que cela permet de dévoiler et théoriser ce qu’est le document et la valeur info-documentaire, cela montre le caractère socio-historique de l’alliance entre le livre, les autorités et l’école ; et cela révèle également ce que le numérique reconfigure (ou non) dans nos manières de négocier, enregistrer, qualifier et échanger des savoirs et leurs textes. Ce qui explique, bien sûr, les inquiétudes, même si celles-ci ne se formulent pas toujours au « bon » endroit.

« Parler de « mondes virtuels », de « dématérialisation », conduit à penser que la matérialité du document pourrait disparaître. Ce n’est évidemment pas le cas, même si, « la majeure partie de sa réalité concrète demeure souterraine, dissimulée à l’usager au cœur inaccessible d’une machine » (Leleu-Merviel, 2004)253. La dissimulation de sa matérialité, peut-être d’une autre nature, nourrit en outre des interrogations sur la valeur ou la validité des documents utilisés dans toutes sortes de transactions dès lors que sont mises en route des procédures de « dématérialisation » ; au minimum, elle

253 Leleu-Merviel, Sylvie. Effets de la numérisation et de la mise en réseau sur le concept de document. Revue

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introduit de facto une coupure entre les acteurs qui accèdent à l’inaccessible et les autres. »254

Cécile Payeur et Manuel Zacklad analysent dans cet article les processus d’éditorialisation et notamment les hybridations entre papier et numérique, dans le passage au numérique par la presse. L’intérêt d’étudier un processus éditorial qui continue de diffuser des documents de deux manières, en voulant que le lecteur puissent faire le lien entre ces deux espaces de circulation que sont l’imprimé et le numérique, c’est que surgit, en partie, ce que déplace le numérique, et donc ce qu’il interroge :

 une éditorialisation dynamique et multicanale qui délie les rapports entre document, médiations auctoriales et éditoriales et fixation/formalisation des énoncés

 une disparition du lieu physique de médiation (ici le kiosque, mais nous pourrions aussi parler des librairies, des bibliothèques, de la salle de classe, du bureau, de la salle de réunion) nécessitant de développer une « médiation diffusionnelle » passant par une textualisation/une documentarisation des modes de scénarisation (composition) et identification des textes qui, avant, passaient par les espaces physiques, visibles et tangibles, des documents et des lieux.

S’il n’est pas question de dématérialisation avec le numérique, il y a, dans les processus techno-sémio-pragmatiques de la production, circulation et réception du document numérique, des fabriques de l’intangible et de l’invisible. Je vais essayer de montrer comment le numérique distancie le document de certaines de nos manières habituelles de fabriquer de la valeur info-documentaire, notamment

 en permettant la décomposition des documents en fragments textuels, qui, alors sont déterritorialisés et re-territorialisés par les machines numériques ;

 en délocalisant les documents et les textes de leurs lieux de production et de circulation,

254 Payeur Cécile et Zacklad Manuel. Dispositifs d’articulation entres espaces physiques et virtuels pour accéder à l’offre de presse. Études de communication, n° 30, 2007. p. 39

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 et en textualisant/documentarisant ces « lieux » du texte et du document sans qu’on puisse établir l’équivalence entre les lieux physiques du document et des espaces documentaires et les dispositifs les textualisant.

C’est bien l’ensemble des processus de production et de circulation des documents qui est transformé par le numérique. Ce n’est pas un simple transfert d’un support à un autre mais bien, puisque le document est cet objet original et puissant qui cristallise en lui et autour de lui l’ensemble des éléments d’un processus communicationnel, une reconfiguration de l’économie politique des textes et des documents. Le numérique déplace les cadres de confiance en les textualisant, et donc alors peut-être les modes de production, désignation et reconnaissance de la valeur. Et c’est d’ailleurs sur le rôle des espaces du document et sur le questionnement du mode de production et de partage de la valeur que se terminent l’analyse des « documents pivots », nom que Cécile Payeur et Manuel Zacklad donnent aux documents d’aiguillage entre espaces numériques et espaces physiques

«Par-delà les questions inhérentes à la conception de ce type de document, se pose clairement la question de la création de valeur et de son évaluation. La gestion de l’espace fait en effet intervenir différents acteurs et réseaux d’acteurs – c’est la problématique de la distribution – chaque acteur cherchant à capter de la valeur. Il s’agit pour nous d’un des enjeux majeurs liés à la conception des documents pivots, notamment dans leur fonction de prescription. Cette conception dépend en particulier du type de valeur que l’on veut créer.»255

1.3.1 Les écrits d’écran : le fichier, la page et le fragment

1.3.1.1 Le document numérique comme spectre

Je vais donc essayer de comprendre comment, en détachant le document de ses lieux de pratique, et en facilitant le détachement des fragments textuels des documents qui les

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composent et nous les donnent à lire, Internet (plus que le numérique en général) redéfinit nos géographies documentaires héritées du monde de l’imprimé :

« Le lieu de pratique est d’abord un lieu géographique, un lieu où se déroulent certains événements, où s’effectuent certaines activités, où se manipulent des objets, où se rencontrent des individus, où se négocient des interactions. Le lieu détermine un espace propre, une portion de territoire dont les frontières situent ces activités spatialement. Ce n'est pas seulement l'environnement ou la circonstance dans laquelle ces activités s'inscrivent. La spatialité est un élément qui structure toute l’activité humaine. C’est l’un des principaux éléments sur lesquels les personnes en présence dans ce lieu s’appuient pour leur donner un sens. »256

Je fais l’hypothèse, appuyée sur des lectures, et à vérifier avec les observations, que le numérique trouble deux géographies, deux strates de médiation qui s’articulent sans cesse, celle du document comme lieu du texte et celle des lieux documentaires comme « centre de calcul », lieu de fixation et de circulation. Une situation vécue lors de mon parcours de professeur documentaliste en collège il y a une dizaine d’années, et que je ne pense pas revoir aujourd’hui vu l’acculturation numérique des français, est très révélatrice de cette déterritorialisation qu’est le numérique, et Internet en particulier. Une de mes élèves de quatrième, nouvellement arrivée au collège, surprise du libre accès aux ordinateurs et à Internet, a voulu immédiatement y faire une recherche. Par ailleurs, malgré mes demandes, elle préféra rester dans le flou sur ses compétences numériques. Venue seule à la première heure, je la laissais une dizaine de minutes le temps d’aller chercher le courrier du matin. A mon retour elle avait changé d’ordinateur car, dixit, dans le premier elle ne trouvait pas les bonnes réponses. Au-delà de la naïveté et des très faibles compétences numériques de cette élève, cette situation est très significative d’un imaginaire du réseau qui nous connecterait à des « lieux » documentaires où se trouveraient les ressources pertinentes, un peu comme dans une bibliothèque. Mon hypothèse est que cet imaginaire, que l’on retrouve dans les discours des promoteurs du Web, dans les publicités, dans les projets des

256 Després-Lonnet, Marie. Temps et lieux de la documentation : transformation des contextes interprétatifs

à l’ère d’Internet. HDR en Sciences de l’Information et de la Communication. Lille : Université Lille Nord

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bibliothèques numériques transnationales, des catalogues universels etc. répond à notre trouble, après des siècles de culture imprimée où les savoirs se vivent avant tout dans les espaces de la bibliothèque, de la classe, du laboratoire, du bureau, de vivre une production et une circulation des documents hors des espaces tangibles de leur fixation et de leur circulation. Cet imaginaire se retrouve chez des étudiants du master enseignement (en vue de devenir professeurs documentalistes) pourtant bien plus experts que cette élève. Malgré toutes leurs connaissances, malgré leur formation, lorsqu’ils s’entraînent, pour un des oraux du concours, à chercher, sélectionner et cataloguer des ressources en ligne, le tout dans un temps limité, ils peuvent passer de longues minutes à sans cesse répéter la même équation de recherche dans le même moteur (en général Google) sans comprendre les raisons de leur échec : le document pertinent doit bien être quelque part alors il est logique d’oublier ce qu’est le réseau et ce qu’est un moteur de recherche comme média entre lui, le lect-acteur, et les serveurs où sont stockés des fichiers (et non de documents).

C’est pourquoi, avec cette hypothèse du numérique déterritorialisant et reterritorialisant des documents et fragments de document, je présume que le numérique redistribue les ordres documentaires, déplace les frontières, changent les rôles entre scripteur, auteur, lecteur, éditeur etc. en reconfigurant les pratiques de production et d’échange des textes et des documents. Et si j’ai choisi de ne jamais séparer, dans mes analyses de la culture info-documentaire, les objets concrets de la communication, des usages et des représentations (faisant ainsi l’hypothèse que la culture info-documentaire est un « composite »), il est parfois nécessaire, de séparer les différents éléments de ce composite pour les saisir chacun puis ensemble. Et c’est donc dans l’analyse des spécificités du document numérique et de ce qu’Internet fait au document numérique que surgira un ensemble d’hypothèses sur les manières dont les enseignants et les élèves perçoivent et pratiquent ces « nouvelles » géographies documentaires.

La première chose à dire sur le document numérique c’est qu’il est numérique257, c’est-à-dire, le résultat de techniques qui sont à la fois de l’ordre du calcul et de l’ordre de l’encodage. C’est l’articulation entre une logique de programmation, c’est-à-dire une