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L’émergence de nouvelles politiques publiques au niveau territorial

Chapitre VI L’émergence de nouvelles politiques au niveau des territoires

3. L’émergence de nouvelles politiques publiques au niveau territorial

Plusieurs études ont été menées au cours des dernières années afin d’observer l’évolution des politiques publiques engagées au niveau territorial dans les domaines de la formation professionnelle et de l’emploi. Au-delà de l’observation d’un engagement croissant des conseils régionaux sur le sujet, elles mettent en exergue une grande variété d’initiatives et d’objectifs poursuivis, un nombre d’acteurs fluctuant, de nouvelles formes de gouvernance associant acteurs publics et privés. La qualification de la notion de gouvernance ainsi que de ces politiques permet de comprendre la place que peuvent y jouer les partenaires sociaux dans le cadre du développement du dialogue social territorial.

371) J.-P. GILLY, J. PErrAT. Op. cit. p. 5.

372) Bernard Brunhes Consultant. 2006. Évaluation des contrats d’objectifs avec les branches professionnelles. rapport établi pour les Pays de la Loire.

373) L. DUBOIS et al. Op. cit.

a) La gouvernance territoriale

Empruntée aux sciences économiques, la notion de gouvernance, en sciences politiques, renvoie aux interactions entre l’état ou les collectivités territoriales et la société, c’est-à- dire aux systèmes de coalition d’acteurs publics et privés. Dans le champ de la formation professionnelle, elle est utilisée pour qualifier les multiples initiatives rassemblant les acteurs locaux, le conseil régional, les branches professionnelles, les services de l’état, les institutions consulaires.

J.-P. Gilly, dans ses travaux sur la dynamique institutionnelle des territoires 371, définit

la gouvernance locale « comme un processus de mise en compatibilité de plusieurs

proximités institutionnelles unissant des acteurs (économiques, institutionnels, sociaux…) géographiquement proches en vue de la résolution d’un problème productif ou de la réalisation d’un projet local de développement ».

Une telle définition insiste sur la notion de processus de co-construction par des acteurs qui disposent de logiques d’actions différentes, mais qui agissent de concert sur un sujet particulier. Elle introduit la notion de proximité, à la fois au niveau géographique et institutionnel, qui renvoie à la notion de convergence d’intérêts, voire de bien commun territorial. Il faut souligner deux dimensions majeures de la gouvernance territoriale : l’importance du processus et l’incertitude sur les résultats.

Ces deux dimensions sont mises en lumière dans le cadre des évaluations faites sur les contrats d’objectifs avec les branches professionnelles 372 ou sur les plans régionaux de développement

de la formation professionnelle (PrDF) 373. Elles font apparaître deux phénomènes :

• L’importance de la concertation et, pour l’ensemble des partenaires, la valeur ajoutée issue de l’échange entre les acteurs (contrats d’objectifs) ; l’importance également de partager un diagnostic en matière d’emploi et de formation, préalablement à l’élaboration d’une politique professionnelle (PrDF) ;

• L’hétérogénéité des résultats liée à la mobilisation des acteurs et la difficulté d’évaluer a

374) P. HASSENTEUFEL. Op. cit.

375) P. MOSSé, E. VErDIEr. Quelles déclinaisons régionales pour l’action publique ? Analyse comparée de la

formation des jeunes et de la politique hospitalière. L.E.S.T. -C.N.R.S.

Ces résultats sont intéressants à enregistrer car les contrats d’objectifs comme les PrDF constituent deux piliers essentiels de la politique de formation professionnelle en région et du partenariat avec les services déconcentrés de l’état, l’éducation nationale et les branches professionnelles.

Une caractéristique complémentaire de la gouvernance concerne la place de l’état. Dans le champ de la formation professionnelle notamment, l’état est de moins en moins en situation d’agir de façon autonome, sauf en matière de certification et de contrôle, car la région dispose de compétences fixées par la loi. Elle consacre des ressources élevées, notamment pour la formation des jeunes, la formation des demandeurs d’emploi, l’équipement et l’entretien des lycées professionnels voire des universités. De ce fait, les politiques publiques sont, de plus en plus souvent, des constructions collectives marquées par une réduction des frontières entre acteurs publics et privés et l’absence de hiérarchie entre les acteurs. Ce processus de « dé-différentiation » de l’état par rapport aux autres acteurs régionaux, identifié par P. Hassenteufel 374, n’est pas sans conséquence pour celui-ci. Il place l’état au même niveau

que d’autres acteurs publics ou privés, alors que ses prérogatives, notamment en matière de contrôle, devraient lui conférer une position particulière.

b) Les politiques publiques : entre standardisation

et différentiation

Durant les trente glorieuses, les choix des administrations centrales ont été prééminents dans la logique de l’action publique. Les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix ont été marquées par un double mouvement de décentralisation et de déconcentration de l’état dans de nombreux domaines dont celui de la formation professionnelle. Cependant, la décentralisation ne s’est pas faite à la même vitesse et dans les mêmes conditions, selon les domaines et selon la place occupée par l’état dans les différentes politiques publiques.

La comparaison effectuée par P. Mossé et E. Verdier 375 sur la déclinaison régionale de l’action

publique dans le domaine de la formation des jeunes et de la politique hospitalière est, à cet égard, instructive. Elle montre que les objectifs assignés aux politiques publiques sont les mêmes : concilier efficacité économique (meilleur ajustement aux besoins des individus) avec égalité sociale (même accès pour tous aux services publics), mais qu’ils entrent en tension du

376) P. MOSSé, E. VErDIEr. Id. 377) S. BArONE. Op. cit.

fait de la différentiation territoriale. En revanche, la place de l’état n’est pas la même dans les deux domaines et pèse directement sur la capacité de régulation des politiques publiques. Dans le domaine hospitalier, la tutelle exercée par l’état à travers les agences régionales de l’hospitalisation, ainsi que son intervention financière, ont pesé sur la réorganisation des acteurs privés et la régulation de l’ensemble. Dans le champ de la formation professionnelle, l’état reste à la fois très présent, mais la région est devenue progressivement l’acteur pivot, même si la décentralisation est incomplète. Les cadres de référence nationaux, définis par les différents ministères au niveau des titres ou diplômes en liaison avec les partenaires sociaux, s’imposent en particulier encore largement aux acteurs régionaux qui ont de ce fait des difficultés à sortir des « chemins de dépendance » hérités des pratiques institutionnelles antérieures 376.

Compte tenu de la diversité des acteurs dans ce champ et de leurs objectifs, les politiques publiques engagées au niveau territorial peuvent prendre des formes très diverses. Elles dépendent :

• Du nombre de partenaires institutionnels privés et publics ; • De leur capacité à peser individuellement sur la politique ; • Des objectifs poursuivis par les différents partenaires ;

• De l’histoire et des apprentissages partagés entre les différents acteurs par le passé : collaboration régulière ; partenariat émergent ; conflits institutionnels… ;

• De la situation économique et sociale dans laquelle s’inscrit la démarche : contexte de crise ; pénurie de main-d’œuvre ; développement économique rapide…

Les politiques mises en œuvre peuvent être dans la continuité de pratiques partenariales développées par le passé au niveau national ou territorial, ou, au contraire, en rupture, à l’image des formes de gouvernance territoriale émergentes, qui se caractérisent par un nombre d’acteurs variable, un périmètre d’intervention flou, la primauté du partenariat et l’incertitude sur les résultats. Elles s’inscrivent dans de nouvelles modalités d’un dialogue social territorial élargi sur les questions d’emploi et de formation. (voir supra).

La thèse néo-institutionnaliste défend l’idée d’un certain isomorphisme institutionnel 377,

les organisations ayant tendance à reproduire les normes et procédures dominantes dans leur environnement. L’analyse menée par S. Barone tend à montrer qu’il existe autant de

378) E. NéGrIEr. Op. cit.

tendances à la standardisation qu’à la différentiation des politiques publiques et qu’il n’est pas possible, en conséquence, d’en déduire une règle générale à partir de l’approche néo- institutionnaliste.

E. Négrier 378, de son côté, souligne l’importance de l’apprentissage institutionnel et de la

dialectique entre institutions et territoires. Il développe la théorie du changement d’échelle selon laquelle la politique publique s’adapte au meilleur niveau, dans une logique d’économie d’échelle. Pour J.-P. Gilly, les politiques territoriales sont dynamisées à la fois par le jeu des compromis locaux et par les tensions entre des logiques verticales (sectorielles ; administratives) et horizontales. Cette dialectique peut déboucher sur des comportements routiniers ou, au contraire, être porteuse de décalages qui perdureront. Il défend l’idée d’un double registre d’action, à la fois local et global, des acteurs clés du territoire. De ce fait, la politique mise en œuvre peut être une combinaison de logiques ascendantes (récupération de bonnes pratiques, subsidiarité) ou descendantes (application de normes décidées en d’autres lieux). Dans ce cadre, si les aspects les plus stratégiques continuent à être décidés au niveau national, la gouvernance territoriale risque d’être faible, instable.

C’est un des reproches formulés régulièrement par les régions à l’état et aux partenaires sociaux au niveau national. La loi et les accords interprofessionnels ou professionnels signés par les partenaires sociaux continuent à structurer le champ de la formation professionnelle, limitant de ce fait les capacités des acteurs locaux à expérimenter avec les conseils régionaux de nouvelles modalités de partenariat.

L’analyse menée par la Fédération du Bâtiment, à partir de sa propre observation des politiques engagées au niveau territorial avec la branche, confirme la grande hétérogénéité dans les pratiques des acteurs publics régionaux, en particulier lorsqu’ils prennent des initiatives qui concernent à la fois la formation professionnelle et l’emploi. En revanche, sur certains domaines tels que l’apprentissage (ouverture de sections, financement), les modalités de partenariat entre la profession et les régions ont tendance progressivement à s’harmoniser au fil du temps.

c) Les caractéristiques majeures

à partir des différentes analyses conduites se dégagent cinq caractéristiques majeures des politiques publiques observées au niveau territorial dans le champ emploi formation :

379) E. FrIEDBErG. Les organisations. La sociologie et les sciences de la société. 380) E. NéGrIEr, Op. cit.

• La dé-hiérarchisation des acteurs. Les différents acteurs peuvent individuellement,

piloter un des sous-systèmes du champ de la formation professionnelle : la région pour la formation des demandeurs d’emploi ; les partenaires sociaux pour la formation des salariés ; l’état pour la politique éducative dans les lycées professionnels. Mais la coexistence de sous-systèmes dans lesquels ils n’occupent pas les mêmes positions réduit naturellement les écarts hiérarchiques entre les acteurs dans la durée, car chacun se trouve alternativement en position de pilotage ou de participant.

• La complexité. Les politiques dans le champ de la formation professionnelle se caractérisent

par la multiplicité des acteurs, l’enchevêtrement de leurs compétences, les tensions entre les logiques verticales, professionnelles ou institutionnelles, et la dimension territoriale. Elles sont à l’évidence complexes dans la mesure où les interactions entre les acteurs se font à la fois au niveau territorial et au sein même des institutions, qui sont elles-mêmes des organisations avec leur propre logique d’adaptation et leurs enjeux de pouvoir 379. La coexistence, au

niveau territorial, de plusieurs sous-systèmes pilotés séparément mais qui interagissent conduit naturellement à créer de la complexité et donc des difficultés organisationnelles dans chacun des sous-systèmes. Les acteurs, individuellement, cherchent à se comporter de façon rationnelle et à optimiser leurs politiques selon un schéma traditionnel : diagnostic – décision – action – évaluation. Or, l’environnement dans lequel ils engagent leur action dépend lui-même des actions engagées dans les sous-systèmes contingents. Le passage à une lecture systémique impose de modifier l’approche de chacune des actions, d’admettre que le processus de décision peut être remis en cause par des facteurs exogènes et nécessiter une adaptation de l’action en cours de processus du fait de l’interaction entre les initiatives des différents sous-systèmes.

• L’importance de l’apprentissage institutionnel. Ce mode de raisonnement pour

le pilotage des politiques professionnelles ou publiques n’est pas naturel. Il introduit l’incertitude dans la prise de décision et interpelle à la fois la culture et l’organisation des différentes institutions. Dès lors, pour chacun des acteurs, développer une approche systémique requiert, selon les termes utilisés par E. Négrier 380, un « temps d’apprentissage

institutionnel » pour que chaque acteur prenne la mesure des interdépendances entre les différents sous-systèmes et adapte ses propres pratiques au niveau du territoire. Pour des observateurs extérieurs, le sentiment dominant doit être celui du désordre

381) P. HASSENTEUFEL, Op. cit.

institutionnel. En réalité l’approche systémique s’apparente davantage à un agencement inter institutionnel en mouvement qui nécessite un temps d’apprentissage commun et une volonté des acteurs de servir les mêmes bénéficiaires, pour être efficace.

L’incertitude sur les résultats. Elle découle naturellement des caractéristiques

précédentes. Le nombre élevé d’acteurs, l’importance de leurs interrelations, la complexité des politiques engagées, conduisent à privilégier le processus, la qualité du partenariat entre les acteurs, et à adapter éventuellement l’action au cours de son déroulement.

• Les difficultés de la régulation. La différentiation des politiques publiques territoriales

en matière de formation professionnelle ne doit pas masquer le fait qu’elles concourent toutes aux mêmes objectifs – qui portent en eux-mêmes des facteurs de tension – : améliorer l’efficacité de l’action publique par une politique de proximité tout en conservant le principe républicain d’égalité d’accès des citoyens au service public. Mais l’existence de sous-systèmes de formation professionnelle pilotés par des acteurs institutionnels différents rend la régulation de l’ensemble difficile. Ainsi que le souligne P. Hassenteufel 381

à partir de l’examen du monde de la Santé, l’état est soumis à processus contradictoire de « dé-différentiation » et de « re-différentiation » par lequel il réaffirme son rôle d’état régulateur : passer du faire au faire faire et renforcer les capacités de contrôle. En matière de formation continue, l’état a confié aux partenaires sociaux la gestion de la ressource mais garde le pouvoir d’orientation et de contrôle de son utilisation. Il participe donc à une régulation conjointe. Au niveau territorial, l’état dispose aujourd’hui encore de moyens qui lui permettent de contrôler les politiques publiques dans le champ de la formation professionnelle mais le fait qu’il soit lui-même acteur pose des difficultés au niveau de la régulation. D’autant plus que l’autre acteur public majeur, la région, finance ses propres outils de contrôle et d’évaluation.

Une partie des politiques observées aujourd’hui au niveau territorial relève, pour des observateurs extérieurs, d’une nouvelle forme de dialogue social, le dialogue social territorial. Leur analyse permet de préciser la place que peuvent y occuper les partenaires sociaux.