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L’éducation populaire, un concept large Une idée « fin de siècle »

Cette idée d'éducation populaire se trouve à la croisée de grands courants de pensée du XIXe siècle. Elle tire son origine des mouvements d'émancipation

issus de la Révolution et du socialisme naissant et en développement, elle se renforce avec les courants hygiénistes et les différents courants de philanthropie.

Dès ses origines, cette idée d'éducation populaire accorde une place centrale à l'instruction et à la culture. Dans son Histoire de l’éducation populaire10, Bénigno Cacérès, repris par d'autres11, fait remonter les débuts de cette action au rapport Condorcet devant la Législative en 1792. Selon lui, l'idée d'éduquer et d'instruire la population prend sa source dans ce texte fondateur des 21 et 22 avril 1792. Mais dans ce rapport, se pose uniquement la question de l'instruction de la population. Cette instruction est d’ailleurs conçue dans le but de fournir une nouvelle élite à la France révolutionnaire.

Pour voir apparaître la nécessité de faire une véritable éducation du peuple, il faut attendre le XIXe siècle. L'échec de la seconde République (1848-1851) est, selon l'analyse des républicains, le résultat du manque d'instruction du peuple, ce qui a conduit à l'élection de Louis Napoléon Bonaparte. D’où l'importance, pour les républicains, de mettre en place les lois scolaires de Ferry, et surtout leur volonté d'étendre et d'amplifier l'accès à l'instruction pour toute la population. De plus, cette instruction est pensée comme un moyen de progrès social collectif et individuel. Jean Macé, dans le Manifeste de la Ligue

de l'Enseignement, déclare qu'il faut « faire cesser l'ignorance du peuple ».

Mais finalement l'idée d'instituer une éducation politique de l'ensemble de la population semble prendre réellement son essor avec l'Affaire Dreyfus, et ce, pour plusieurs raisons.

10 Bénigno Cacérès, Histoire de l’éducation populaire, Paris, Le Seuil Collection Peuple et Culture, 1964

– Premièrement, elle permet que des rencontres entre les différentes classes sociales se fassent autour de l'idée de la défense de Dreyfus, mais aussi de la défense de la République.

– Deuxièmement, la bourgeoisie et les classes moyennes républicaines prennent conscience de la nécessité d'éduquer l'ensemble de la population pour renforcer la République par la mise en place d'une formation des citoyens.

– Troisièmement, la figure de l'intellectuel apparaît dans la vie politique française, intellectuel qui joue un rôle important dans le développement de l'éducation populaire.

Nous nous proposons d'illustrer cette évolution à travers deux extraits du roman d'Anatole France Monsieur Bergeret à Paris.

Le choix d'Anatole France ne s’explique pas uniquement par un goût pour un écrivain cultivant l'ironie, qui à l'image d'Édouard Herriot semble être tombé dans l'oubli. Pascal Ory et Jean-François Sirinelli dans leur ouvrage Les

intellectuels en France12, prennent deux exemples pour illustrer l'engagement des intellectuels dans l'affaire Dreyfus. Anatole France est l'exemple de l'écrivain qui utilise sa renommée littéraire dans le cadre d'une action politique. Le deuxième exemple est celui d'Édouard Herriot, qui est lui l'archétype de l'universitaire qui entre en politique à l'occasion de l'Affaire. Pour Pascal Ory et Jean-François Sirinelli, Herriot est même l'illustration type de ce qu'ils appellent la République des Professeurs. Nous avons là une première parenté d'idées et d'actes entre Anatole France et Édouard Herriot sur la nécessité de s'engager politiquement et d'œuvrer à l'éducation de la population.

12 Pascal Ory et Jean François Sirinelli, Les intellectuels en France, De l'affaire Dreyfus à nos

Ce n'est pas la seule raison qui fait d'Anatole France un guide potentiel pour explorer l'esprit de militants de l'éducation populaire. Dans sa trilogie Histoire

Contemporaine13, Anatole France se montre un fin observateur des mœurs politiques de la fin du XIXe. Ses descriptions et les propos qu'il prête à ses personnages nous permettent d'une certaine manière de toucher le XIXe siècle qui est lui aussi « Un monde que nous avons perdu. »

Enfin dernier élément, Anatole France est un auteur particulièrement populaire dans le milieu des acteurs de l'éducation populaire. Cette popularité peut être mise en avant à travers deux personnalités fortes qui feront l'objet d'une analyse au cours de ce travail, Léon Emery et Gustave Cauvin. Ces deux personnes bien que militantes de l'éducation populaire laïque ont des trajectoires différentes. Léon Emery, instituteur de formation, puis professeur à l'école normale de Lyon apparaît comme un véritable homme orchestre sur la décennie des années trente et fait figure de théoricien lyonnais de l'éducation populaire. Par le pacifisme absolu et l'anti-communisme, il sombre dans le pétainisme le plus complet et la collaboration au cours de la seconde guerre mondiale.

Gustave Cauvin, quant à lui, est un militant anarchiste à la charnière entre le XIXe et le XXe siècle, puis militant à la SFIO pour finir proche du PC dans les années cinquante et membre du Comité de Libération du Cinéma Français. Il milite contre l'alcoolisme, pour la protection de l'enfance et participe à des campagnes de diffusion d'informations néo-malthusienne au début du XXe siècle. Il est surtout un pionnier du cinéma éducateur laïque, celui-ci étant pour lui le meilleur moyen de toucher toutes les populations.

Ces deux personnes, aux trajectoires totalement divergentes, citent toutes deux Anatole France dans leurs écrits. Léon Emery en parle comme d’un écrivain qui 13 L'Histoire Contemporaine d'Anatole France regroupe quatre romans paru chez Calmann-Lévy,

L'Orme du Mail et Le Mannequin d'Osier en 1897, L'Anneau d'améthyste en 1899 et Monsieur Bergeret à Paris, en 1901.

l'a marqué14 et Gustave Cauvin, comme une référence connue de tous, lorsqu'il fait son rapport sur l'enfance malheureuse pour le congrès de la Ligue de l'Enseignement à Vichy en 193615.

Nous avons donc là, par sa notoriété, mais aussi par ses engagements successifs un auteur proche idéologiquement des militants de l'éducation populaire laïque. Les romans de son Histoire Contemporaine deviennent dans le cadre de cette étude un moyen de pénétrer dans l'esprit du militant, qu'il soit proche du parti radical, de la SFIO ou encore du Parti Communiste, dont Herriot déclare de manière, certes optimiste, qu'ils ne sont que « des prénoms : le nom de famille

est républicain »16.